Le roman, « poésie des circonstances » (Stevenson)

On doit à Véronique Perrin qui a récemment traduit du japonais Histoire du poète qui fut changé en tigre la présence de l’écrivain Nakajima Atsushi (1909-1942) dans nos bibliothèques.
Viennent de paraître Trois romans chinoisMa pérégrination vers l’ouest, Le Disciple et Li Ling – aux éditions Allia et La Mort de Tusitala aux éditions Anacharsis. Ce dernier est suivi de « Où est l’auteur ? », postface de la traductrice sur les notions d’auteur et d’identité dans l’œuvre de Nakajima Atsushi et de Robert Louis Stevenson – Tusitala c’est lui… -, de Repères pour s’orienter dans la biographie de l’écrivain japonais et d’une Note sur les citations de Stevenson incluses dans le roman.
Le Mal du loup aux éditions Allia (mars 2012).


 

             1.

Il n’y a que le roman pour empoigner ainsi le lecteur, lui voler son âme, devenir son sang et entrer dans sa chair jusqu’à absorption totale.

             Stevenson fait cette déclaration de confiance dans le roman en décembre 1893. Non, c’est inexact. Je reprends : le romancier japonais Nakajima écrit en 1939 que Stevenson a déclaré sa confiance dans le roman en décembre 1893 alors qu’il - l’écrivain écossais - lisait le Livre II des Essais de Montaigne.

             Nakajima Atsushi commence son approche romanesque de la vie de Robert Louis Stevenson par une scène où la maladie prive celui-ci de la parole :

Un soir de mai 1884, en villégiature à Hyères, il avait alors trente-trois ans, Robert Louis Stevenson eut soudain dans la nuit une crise d’hémoptysie violente. Pour son épouse qui accourait, il nota au crayon sur un bout de papier : « Aucun souci à se faire. Si c’est ça la mort, mourir est facile. » Le sang lui obstruait la bouche, il ne pouvait parler.

             En quête d’une latitude et d’un climat qui conviendraient à la fragilité de ses bronches, Stevenson embarque à bord du Casco vers les îles du Pacifique Sud. Pour quelques mois, croit-il. Il visite les Marquises, les Paumotu, Tahiti, l’archipel d’Hawaii, les Gilbert.

             Nakajima a mis ses pas dans les siens, son imagination de romancier l’accompagne.

             En 1889 Stevenson débarque dans les îles Samoa. Son état de santé s’améliore, il reprend des forces. Il peut à nouveau respirer, parler, avoir des activités physiques. Il va commencer « une nouvelle vie » sur les hauteurs du port d’Apia où il achète un domaine et s’installe.

             Nakajima s’efface alors et nous donne à lire le journal que Stevenson aurait tenu de décembre 1890 à décembre 1894 :

x décembre 1890

Lever à cinq heures. Aube d’un beau gris pigeon, qui se transmue progressivement en or clair. Et tout au nord, par-delà les forêts et la ville, la mer comme un miroir brillant. Cependant que derrière la barrière de corail se poursuit l’assaut furieux des vagues, d’où jaillissent des gerbes d’éclaboussures blanches. Oui, il suffit de tendre l’oreille et le bruit est bien là, pareil à un grondement souterrain.

             Récit et journal alternent tout au long du roman, chacun développant ses thèmes sans que la répartition soit stricte ni exclusive, la plupart allant et venant selon des focales différentes entre les deux registres.
             Dans le récit à la troisième personne : enfance à Édimbourg, relations avec son père, amitiés, problèmes de santé, rencontre de Fanny Osbourne ; premiers écrits et premières publications ; arrivée aux îles Samoa occupées par trois puissances occidentales, États-Unis, Allemagne et Grande-Bretagne, conséquences de la colonisation : rivalités exacerbées entre les clans, guerres civiles, décomposition de la culture traditionnelle.
             Dans le journal à la première personne : existence au quotidien, travaux de déboisement et de défrichage, exploitation des terres ; écriture, avec ses pannes et ses tourments, de romans, nouvelles, articles destinés à la presse britannique pour s’élever contre la colonisation ; échanges et amitiés avec les Samoans, participation active à la vie politique des îles.

             L’alternance du récit et du journal produit un effet saisissant : on a l’impression de lire le dialogue entre deux amis qui partagent les mêmes préoccupations littéraires et politiques, la même incertitude d’être soi plutôt qu’un autre, un souci identique d’accorder leur existence avec le monde où ils vivent.

             Cette dynamique se communique au lecteur.

             Et lorsqu’il lit dans le journal de Stevenson en date de juin 1893 « Ai-je jamais rien fait de bon, qui restera sur cette terre ? Qui peut le dire ? Et pourquoi ai-je envie de le savoir ? Sous peu, moi, mon pays, la langue anglaise et les restes de mes descendants, tout sera oublié… », le désir le traverse de se mêler au dialogue et de répondre : non, RSL, tu ne seras pas oublié, ton ami le plus proche n’est pas encore né, c’est un écrivain japonais du nom de Nakajima Atsushi, il souffrait d’asthme et il mourra plus jeune que toi, à l’âge de trente-trois ans, mais il aura eu à cœur de te donner la parole sous ton nom samoan de Tusitala qui signifie « le raconteur d’histoires ».

             Tusitala meurt au chapitre 20 du roman de Nakajima, le 3 décembre 1894. Le matin encore il dictait Weir of Hermiston (Hermiston le juge pendeur) à sa belle-fille Isobel, la fille de Fanny. Deux jours auparavant il avait écrit dans son journal :

Quelque chose va arriver. Quelque chose va arriver qui va balayer les boues et les scories de la vie – j’avais le cœur gonflé de ce pressentiment joyeux.
Puis le monde sous mes yeux, en un clin d’œil, a changé de visage. Monde incolore qui s’est mis tout à coup à briller de mille couleurs. Le soleil s’était levé derrière la pointe orientale qu’on ne peut voir d’ici. Quelle magie ! Un monde couleur de cendre, à l’instant, et maintenant entièrement teint de couleurs fraîches et luisantes, safran, soufre, rose, brun de girofle, vermillon, turquoise, orange, outremer, violet… toutes plus éblouissantes, avec l’aspect lustré d’un satin. La beauté d’un ciel matinal semé de pollen d’or, les bois, les rochers, les précipices, une pelouse, un village sous les cocotiers, un tas de cabosses rouges vidées de leurs graines.
C’est là, devant ce miracle instantané, que j’ai senti ma nuit intérieure qui s’enfuyait délicieusement loin de moi.

             Stevenson avait lu Melville, il avait rêvé d’îles et d’océans, de ces contrées où « le bien et le mal se mêlent au-delà de Suez » (Pierre Mac Orlan [1]), il avait écrit L’Ile au trésor bien avant de s’installer à Samoa.
             Nakajima a lu Stevenson, il a rêvé d’archives et de voyages, il a écrit La Mort de Tusitala bien avant de découvrir l’archipel des Palaos.

             Comment la « nuit intérieure » de Stevenson est-elle parvenue jusqu’à Nakajima ?



             2.

             Li Ling, un des trois romans chinois [2] de Nakajima, est également construit sur un rythme à deux temps. À cette différence : l’alternance n’est pas entre deux positions narratives – distance/proximité ; il/je – à l’égard d’un même personnage mais entre deux personnages considérés à égale distance de récit : le lieutenant Li Ling et l’astrologue Sima Qian.

             Le roman s’ouvre sur l’évocation de Li Ling :

L’an 2 de l’ère tianhan de l’empereur Wu des Han, le neuvième mois, à l’automne [3], le lieutenant général de cavalerie Li Ling emmenant cinq mille fantassins quitta la forteresse de Zhelu qui garde les frontières et se dirigea vers le nord. Trente jours de marche à garder le cap, à se faufiler dans la ceinture de collines pierreuses, là où l’extrémité sud-est de la chaîne de l’Altaï vient se perdre dans les sables du désert de Gobi. Le borée s’engouffre glacé sous les tenues de combat ; profond est le sentiment de lassitude de l’armée isolée à dix mille lieues de tout.

             Deux mois plus tard, il ne reste plus de cette armée que quatre cents soldats tombés aux mains des ennemis Xiongnu. Li Ling est parmi eux, prisonnier anonyme, « guettant l’occasion de s’évader ».

             Mais un retournement mental s’opère en lui.
             Durant sa captivité Li Ling apprend à apprécier et à respecter les mœurs tribales et le mode de vie de ce peuple nomade – qualifié de « barbare » par les Han – qui se montre, observe-t-il, parfaitement adapté au relief et au climat des plateaux de Mongolie.

             Aux yeux des siens, cette reconnaissance d’égalité entre les deux peuples, les deux cultures, équivaut à une trahison et l’empereur fait assassiner toute la famille de Li Ling.

             Sima Qian, le seul à avoir pris la défense de Li Ling, entre en scène dans le roman.
             Fils de Sima Tan auquel il a succédé comme astrologue à la cour impériale, il lui revient de poursuivre et de mener à terme l’œuvre de son père : la rédaction d’une « vaste Histoire qui unirait passé et présent ».
             La tâche paraît simple : les matériaux sont rassemblés, le plan a été défini, il n’y a plus qu’à mettre en forme.

             Deux malheurs s’abattent alors sur Sima Qian : pour avoir défendu Li Ling il est condamné à la castration ; au fur et à mesure qu’il écrit il découvre son incapacité - déclinaison d’un refus intellectuel - à écrire l’histoire selon la méthode traditionnelle : « enseigner les leçons du passé aux hommes de leur époque » plutôt que, selon son souhait, « enseigner leur époque aux hommes futurs ».

             Le voilà doublement retranché de la société : comme homme et comme historien.

Il se surveillait à l’extrême pour ne pas « inventer ». Son travail se bornait à « transmettre ». De fait, il n’avait voulu que transmettre. Mais que venait faire ici cette description débordante de vie ? Cette description totalement impensable à moins de posséder une imagination visuelle supérieure à la normale ? Parfois, il avait tellement peur d’« inventer » qu’en relisant les parties déjà rédigées, il supprimait des phrases où les personnages historiques semblaient s’agiter comme des personnages actuels. Cela réussissait en effet à leur couper le souffle. Ainsi, il ne risquait plus de tomber dans quelque chose d’« inventé ». Mais (se disait Sima Qian) Xiang Yu ne cessait-il pas alors d’être lui-même ? Xiang Yu, le Premier Empereur, le roi Zhuang de Chu, tous devenaient pareils. Et décrire de la même façon des êtres différents, était-ce vraiment « transmettre » ? Pour « transmettre », ne fallait-il pas au contraire décrire les êtres différents avec leurs différences ? Dès qu’il entrait dans ces considérations, il était obligé de rétablir les phrases supprimées. Il revenait à la première version puis, allons-y, il relisait le tout et s’apaisait enfin. Il n’était pas le seul. Les personnages historiques dont il était question, les Xiang Yu, les Fan Kuai, les Fan Zeng, tous paraissaient enfin rassurés, comme si chacun avait trouvé sa place.

             Dans une construction en miroir, on voit Sima Qian en train d’élaborer, deux mille ans à l’avance, la façon de raconter que Nakajima met en œuvre dans Li Ling, son « art de la fiction » [4] : l’invention comme voie d’accès à une transmission exacte du réel et de l’histoire.

             À l’image de son ami Li Ling disparaissant comme captif chinois et renaissant comme libre « barbare », Sima Qian s’absorbe dans la rédaction des Mémoires historiques au point de renoncer à apparaître en société et de devenir un « personnage » de son propre récit à l’achèvement duquel il mourra.

             Et Li Ling ? demandez-vous.
             Le roman finit avec lui : Li Ling a vécu une existence de traître somme toute paisible et bienheureuse au milieu d’un peuple qui n’était pas le sien et qu’il a appris à aimer. Il s’est marié, il a eu des amis, il est devenu instructeur militaire sans toutefois jamais participer à une action dirigée contre les soldats Han. Il n’a rien su de la destinée de Sima Qian. Et le fils qu’il a eu, l’histoire ignore son nom.

             C’est au retour d’un troisième séjour dans les îles des mers du Sud, entre juin et octobre 1942, que Nakajima a écrit Li Ling dont la publication sera posthume.



             3.

             Dans une certaine île des mers du Sud, les coquillages ont la propriété de se transformer en dollars. Les sorciers arrivent du monde entier pour s’y livrer à leur magie et en repartir les poches pleines. Ils n’ont pas un regard pour les habitants cannibales de l’île car ceux-ci ne les voient pas : les sorciers restent pour eux invisibles. Mais les îliens les entendent et ces voix sans corps les effraient.

             « L’île aux Voix » est une nouvelle écrite par Stevenson à Samoa [5]. D’après Francis Lacassin, la source en est une légende locale que lui avait racontée le vice-résident de France à Fakarava, l’île en question.

             Nakajima avait-il lu « L’île aux Voix » ?

             Comme Tusitala le raconteur d’histoires il a pratiqué l’art d’aller et venir entre un monde et un autre – le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs, soi et l’autre que soi - afin de faire entendre les innombrables voix qui circulent autour de nous, sans leurs romans elles nous seraient demeurées invisibles.

25 juin 2011
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[1Préface à L’Ile au trésor reprise dans le volume de la collection Bouquins consacré à Stevenson.

[2Trois romans chinois n’est pas le titre d’un roman. Il énonce le contenu du volume qui rassemble trois romans dits « chinois » car inspirés par la littérature traditionnelle chinoise.

[3Octobre-novembre de l’an 99 avant J.-C. (Note de la traductrice).

[4Pour reprendre le titre du livre de Stevenson : Essais sur l’art de la fiction.

[5Avec « Ceux de Falesa » et « La bouteille endiablée » elle compose le recueil Veillées des îles.