Mehmet Said Aydın | poèmes
Mehmet Said Aydın est né en 1983 à Kızıltepe, dans la province de Mardin, en Turquie. Il est l’auteur de deux recueils de poèmes, Kusurlu Bahçe (Le Jardin imparfait, 2011) et Sokağın Zoru (La Violence de la rue, 2014). Il écrit également des chroniques hebdomadaires pour les journaux (BirGün, Evrensel), traduit des ouvrages du turc vers le kurde (Murat Özyaşar, Aziz Nesin) et anime une émission de radio bimensuelle sur la littérature kurde, Zîn. Il vit à Istanbul.
Le site de l’auteur
là n’est pas le sujet
vous écoutez un türkü, toi tu l’accompagnes, « hangi bağın bağbanısan »
cette familiarité n’est pas telle qu’un amour pourrait en naître mais là n’est pas le sujet
mais là n’est pas le sujet, le türkü et le fait que tu l’accompagnes, l’amour ou bien le cauchemar
il est très tard, à neuf ans le gémissement de quelqu’un, le corps et la fièvre
en tant d’années ils m’ont appris quelques alphabets, l’un est arabe l’autre cyrillique
la faucille le marteau la sociologie des peuples opprimés
la pédagogie des opprimés et un manuscrit de 1844
tu ne t’appelles pas zîn, ni moi mem ni tajdîn
mon nom n’est mentionné dans aucune chanson, le tien dans aucun poème
tu ne m’as pas chanté de türkü une nuit de novembre
moi un quatre novembre peut-être mem û zîn
pour le dire comme ce poète, j’aime beaucoup turgut uyar moi pas du tout
je ne suis pas un réfugié, je ne connais ni occident ni orient
je n’ai pas assez de courage pour chercher un asile, un pays dans la poésie
kurdistan est un mot plein de fraîcheur
je garderai en mémoire le fait que tes cheveux sont couleur café.
et aussi que le café a une couleur. et l’odeur du café
aussi.
mais là n’est toujours pas le sujet.
lamentation
je ferai une comparaison au premier lieu où les chants se sont tus
découvrir cela est maintenant ma principale préoccupation, la fin d’un chant
si je découvre que ce chant a pris fin, et aussi la comparaison
je hurlerai là en utilisant toutes les lettres que je connais
je me tairai au premier lieu où mes mains ont arrêté de trembler
je n’aime pas traiter mes mains comme des personnes
en plus mes mains ne sont pas blanches, elles trouvent toujours à se cacher
ici sont mes doigts, ma gorge qui va hurler est là
j’avais deux amygdales le docteur m’a bien eu
tu es le premier enfant à ne pas pleurer qu’il a dit moi je l’ai cru le docteur
mais j’espérais une coupure de courant, une coupure je me disais tout bas
j’accrocherai un ruban à ma chemise au premier lieu où j’ai su lire
si j’ai un fils je lui apprendrai avec le dictionnaire ce qu’est une lamentation
je dirai à mon fils se lamenter c’est « pleurer en hurlant, gémir. »
il y a la loi sur le chapeau, je lui dirai ce n’est pas un a long fiston
si j’ai un fils moi larmes lamentations toutes les lettres l
porte
j’essaie maintenant de comprendre pourquoi j’ai commencé à fumer
parmi les oiseaux par exemple le corbeau, parmi les oiseaux l’étourneau
parmi les oiseaux l’enfance. une enfance avec jardin plus grosse qu’un étourneau
le lance-pierres. des enfants bruns qui chassent l’étourneau. mon enfance
il faut maintenant que je me souvienne de la terre où j’ai commencé à fumer
je dois m’en souvenir et de certaines portes, de certains quartiers aux noms de portes
me souvenir de certains türkü, des sept türkü que je chantais à ce qu’on m’a dit
je dois me souvenir de tout cela. se souvenir. un acte
j’essaie maintenant de comprendre comment on joue du bağlama
les périodes où j’ai essayé d’apprendre quelque chose, par exemple à fumer
les syllabes longues, l’odeur de la mer, la fenêtre d’où l’on voit une mer pas plus grande que la main
je dois me souvenir complètement de cela il faut se souvenir se sou
me souvenir. urgemment. les mots que je tiens en haine. ma haine. non
pas de haine. car je dois oublier. quand on est un homme on oublie.
je dois oublier.
je suis un homme.
j’ai vu
mourir c’est mieux que vivre ?
surtout un espace bétonné aperçu par la vitre que je prenais pour un miroir
toujours les mêmes bruits : quelques ballons qui rebondissent, la voiture qui sort du trou
les femmes devant le tandour, leurs voix toutes fraîches toujours
la même amitié, deux personnes une fois grimpée la côte
une toute petite chambre dans la maison que je croyais en bois, des voix à l’intérieur
encore les mêmes voix : et là ce sont des livres, quelques chansons,
à l’aube les petits-déjeuners de la soeur, l’odeur toute fraîche du fromage
la même amitié, deux personnes comme nous regardons un film
ce que l’on appelle chose a une nature une voix aussi, un autobus par exemple
la tristesse de savoir que l’on n’a pas fait de long voyage
ce que nous avons pratiqué : nombre de maisons, des centaines de visages humains
la même amitié, deux personnes bien que n’ayant pas voyagé
j’ai un bras gauche une jambe gauche aussi dieu merci
süleyman lui aussi a deux bras et deux jambes c’est tant mieux
d’accord
à cette nuit point de lendemain mais j’y ai cru
aux longues routes point d’usage, j’y ai cru
les longues routes, les jours où j’ai traversé des cimetières sans siffler
les grands frères dont on est si jaloux, ceux qui sifflent
eux ils font tout bien moi je reste assis,
moi je suis toujours petit la nuit n’a point de lendemain
mais moi j’y ai cru cette nuit : cette nuit c’est septembre
il n’y a pas que les gommes qui effacent les lettres, les mains aussi effacent les lettres
des traces de lettres sur les mains qui effacent les lettres
qu’une main joue du kanun, que ce soit une main qui m’inspire
qu’une main joue du cümbüş que ce soit une main que j’envie
que joue la lyre, que je suive, une
que ce soit quelqu’un, un béret sur la tête, dont les mains montrent toujours « deux »
moi, il faut que je joue un peu de bağlama
mon nom est said, je l’ai dit encore une fois
c’est said mon nom, je ne confonds pas tu sais ?
assassinat
Votre balcon est très haut à vous donner le vertige
Le monde va bientôt devenir un endroit bien bas on dirait.
moi aussi je suis un citadin à présent, j’ai appris des choses
j’ai appris à participer à la formation de l’auto-école pour obtenir le permis de conduire
j’ai appris à rester à droite sur les escalators
j’ai appris le mot cellule photoélectrique, j’ai appris les lumières qui s’allument quand elles me voient
j’ai appris à retirer mon pied de l’embrayage, j’ai appris à accélérer
j’ai appris les métros, les stations …– şişli taksim deux, bahçeli evler kızılay cinq –
j’ai appris les papiers couchés, l’offset, le bouffant, photoshop
j’ai appris les ordinateurs portables, les lecteurs mp3, les nokia, les converse
j’ai appris j’ai appris car désormais je suis urbain moi aussi moi aussi je suis urbain
j’ai vu, quelqu’un a dit « à bientôt, fais attention à toi », j’ai pris ça au sérieux j’ai fait attention à moi
plus que de faire attention à moi j’ai compris qu’il ne fallait pas boire d’alcool, c’était sérieux, je n’en ai pas bu
ils ont dit tu descends dans trois stations, je n’étais même pas inquiet, j’ai attendu trois stations
les serveurs sont arrivés, ils ont nettoyé la table, mais ils n’auraient pas dû nettoyer la table
j’ai appris à dire merci, à dire de rien, à dire bonne journée
j’ai dit merci aux serveurs, aux maîtres d’hôtel, aux serveuses mais je n’aurais pas dû
j’ai appris le mot rhétorique, j’ai appris le mot lyrique, je n’arrêtais pas d’apprendre
j’ai tout pris très au sérieux, je croyais que c’était sérieux, j’étais curieux d’apprendre, j’ai analysé, je suis devenu lyrique
il paraît que la lyre, c’est quelque chose dont on joue, j’ai même appris cela, et que certains disent "rebab" en turc
j’ai même appris tout cela, j’ai regardé, j’ai observé, la différence entre l’image et la photo
j’ai tout appris avec engouement, j’ai appris en buvant, j’ai dit merci aux serveurs
mais je n’aurais pas dû, j’ai regardé les ouvriers, ils parlaient une langue, le kurde
j’ai prêté l’oreille, j’ai tendu l’oreille, et puis j’ai baissé la tête, je suis passé à côté d’eux, j’ai appris
des ouvriers parlaient kurde sur un chantier, je n’ai pas observé, je devais observer des choses plus importantes
j’ai pris au sérieux tout ce qu’ils m’enseignaient, je suis devenu lyrique en marchant, j’ai écrit des choses pleines de sentiments
ils m’ont apprécié, je l’ai vu, ils ont dit le monde est une fenêtre lyrique, j’y ai cru
je l’ai dit il paraît qu’il y a un truc un instrument qui s’appelle lyre, ça aussi je l’ai vu, je l’ai cherché sur google
j’ai mis en charge le lecteur mp3 sur l’ordinateur portable, je me suis assis à gauche en voiture, je suis resté à droite sur les escaliers
je n’ai pas émis d’objection, j’ai écouté tom waits, nick cave, et puis cohen, et pour finir damien rice
il y a eu des moments où ils m’ont ému, où j’ai écrit en les écoutant, où j’ai regardé au loin comme tombait la neige
ça aussi ils me l’avaient appris ; la neige qui tombe c’est romantique, trouve-toi une fenêtre et regarde
maintenant il pleut pour la première fois depuis des mois, après des mois la pluie passe dans un poème
après des mois je me trouve dans un salon, une lumière blanche, roulé dans ma couette qui sent la rose
j’écoute neşet ertaş, dans mon souffle une odeur de rakı héritée de nos pères respectifs
maintenant le mot « tôle » repasse dans une chanson, et le mot « aurore » et
moi j’écris le dernier vers de ce poème : jenesuispasurbainjenesuispaslyriquejenesuispasurbainlyr…
l’odeur du café
le café vient du yemen
le rossignol de l’herbe
ils disaient qu’on ne sait pas d’où vient le café
quand ils disaient « dégage » et qu’ils le disaient en hurlant
qu’on ne met pas les verbes à la bonne place, que d’ailleurs nous on est de vrais sauvages
que le café est dans un sachet, que quand on l’ouvre on en met partout
que quand on se retrouve à deux, on est incapables de trouver un troisième, juste le café
qu’on s’assoit dans les cafés, nous, qu’on passe notre temps à jacasser
qu’on ne sait pas dire « je vous remercie », et tout juste « merci »
que quand on marche on tombe, que quand on court on se fatigue, qu’on a la respiration qui boite
qu’on ne connaît pas les verbes, qu’on ne sait pas faire des phrases, qu’on fait taper la cuiller contre le verre
qu’on ne peut rien tirer de nous
qu’on ne vaut même pas les mots « cacık » [1], « menthe » ou « merde » qu’on pourrait mettre à la place de ce « rien »
qu’on dit tout ce qui nous vient au bout de la langue, qu’on a des langues de vipère
qu’on ne sait pas d’où vient le café, que tout notre horizon c’est les türkü [2]
qu’on transpire sans arrêt, que la monnaie qu’on fait passer quand on monte dans un dolmuş [3] est humide
qu’on passe notre temps à fumer des cigarettes dans les gares routières, café et cigarettes
qu’on n’est pas du tout polis, qu’on ne connaît pas la politesse, ni les mots de la parenté
qu’on a la voix rude, qu’on est généralement des hommes, qu’on humilie les femmes
qu’on est qui pour savoir d’où vient le café qu’ils nous disaient si on s’empêtrait dans les verbes
qu’on n’a pas de voitures, qu’on est serveurs, qu’est-ce que ça sait un serveur
qu’on fait mal quand on aime, qu’on n’a jamais entendu parler d’aragon, qui c’est aragon ?
que nous on connaît celal la belle voix, muharrem ertaÅŸ, bedih le chaudronnier, seyfettin le porteur d’eau [4]
qu’on n’a même pas encore réussi à apprendre à dire je, que chez nous c’est deux chambres
un salon, qu’on vit les uns sur les autres
mais on dirait bien qu’on sait quand on dit « marabout », quand on ajoute à côté « bout d’ficelle »
« selle de cheval » on ne sait pas ce qu’est un hall ce qu’est une véranda seulement une plinthe
le mot peuple c’est pour qui patron ?
Traduit du turc par Sylvain Cavaillès