« L’extraordinaire tranquillité des choses… »
L’extraordinaire tranquillité des choses est un texte écrit pour le théâtre à quatre mains et voix nombreuses. Les quatre mains sont celles des écrivains Lancelot Hamelin, Sylvain Levey, Philippe Malone et Michel Simonot. Les voix nombreuses sont celles des habitants de Saint-Denis.
Nous les remercions tous ainsi que le théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis de nous avoir confié la publication des premières pages de ce texte d’une grande force, d’une expression immédiate. À les lire, on entendra se raconter le monde contemporain - le réveil d’une ville après une nuit d’émeutes -, porté jusqu’à nous par des voix anonymes en travail d’écriture avec celles de quatre écrivains.
De Michel Simonot, remue.net a publié Rouge derrière les yeux (lien).
DD.
Photos de répétitions du spectacle © Bellamy/1d-photo.org.
D’autres photos et le blog (naissant) de ce photographe.
Le spectacle L’extraordinaire tranquillité des choses est l’aboutissement du projet d’écriture « Théâtre en liberté » mené tout au long de la saison précédente par le théâtre Gérard-Philipe, de la rencontre entre quatre auteurs et les habitants de Saint-Denis.
Un appel à chroniques a été lancé dans la ville, des rendez-vous de lecture ont eu lieu au théâtre, des ateliers menés avec des associations. En s’inspirant de ces fragments du quotidien des habitants et en les retravaillant, en ajoutant les leurs, Lancelot Hamelin, Sylvain Levey, Philippe Malone et Michel Simonot ont écrit un texte pour la scène.
Un balayage de la ville, à la manière de caméras de surveillance, nous transporte à la rencontre de différents personnages de ce quotidien à la tranquillité presque inquiétante : les vigiles, le fils, Samia, Pierre, la femme au chien, et toutes les voix de la rue…
La première singularité de ce spectacle est d’avoir choisi la ville de Saint-Denis comme sujet. Elle est le support et le personnage central de cette fiction. À la fois symbole de la royauté et creuset cosmopolite, elle est au cœur de la crise sociale actuelle. Ce projet, commencé un mois avant les émeutes en banlieue de l’hiver 2005, a continué pendant et après ces événements.
Il s’agit d’une double rencontre, entre quatre écrivains d’abord, entre ces écrivains et les Dionysiens ensuite. Le texte est à la fois un parcours dans la cité et un parcours dans un réseau d’écritures, où chacun imprime sa perception de la ville. Ce projet bouscule quelques oppositions vite acquises entre le collectif et l’individuel, le populaire et le savant, le social et l’artistique, jusqu’à la notion même d’auteur face à un objet théâtral inhabituel.
Le texte que vous allez lire tente d’évoquer le parcours d’une journée tendue vers l’embrasement du soir : celui des émeutes. Il n’est pas spécifique à Saint-Denis. La preuve : à peine écrit, il a été traduit en allemand par Ulrike Bokelmann et publié dans la revue Scene 9.
Il paraîtra, en français, aux Éditions Espaces 34.
Du 28 septembre jusqu’au 8 octobre 2006.
Création au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, dans une mise en scène de Michel Simonot, avec Estelle Bordaçarre, Olivier Dupuy, Justine Simonot.
Tous les soirs à 20h30, sauf le mardi à 19h30. Relâche le lundi.
Centre dramatique national Gérard-Philippe : 59 boulevard Jules-Guesde, 93207 Saint-Denis cedex. Tél. 01 48 13 70 08.
La version finale est une fiction autonome, née de la relation à la ville et de chroniques qu’on pourra lire sur le site du théâtre.
Si on pouvait voir l’horizon
Derrière les bâtiments
Il serait possible de dire
« Le soleil pointe déjà à l’horizon »
Ce matin, il fait beau
La lumière fait briller les façades
La ville s’éveille
La lumière fait briller le verre en mille morceaux
Mille morceaux de verre, un reste de fumée
Comme la fin d’un mauvais rêve
Le quartier s’agite
Un chien aboie on ne sait pas pourquoi
Raies dorées, traversées de fumée, premières pétarades des moteurs
Opel Vectra gris métallisé 3478 LH 93
Ce matin il fait beau
La ville s’éveille. Déjà
Le quartier s’agite
Étire ses artères engourdies par la nuit
Rue de la République, la ville sort de son lit
Gueule de bois, yeux cernés des mauvais jours
Regards blafards et haleine chaude
Ce matin il fait beau
La ville se jette dans la bouche du métro
Une constellation de figures géométriques complexes
La ville a des oreilles qui sifflent
Ce matin il fait beau
Difficile de ne pas y penser
Faire comme tous les jours. Faire du sport
Marcher, acheter, vendre, louer, marchander, appeler
Exister, aimer malgré tout, manger, se laver, boire, fumer, construire, démolir, analyser
Prévoir, balayer, apprendre, avaler, digérer
Marlboro – Marlboro – Malboro – Malboro
Le geste est moins précis
Difficile de ne pas y penser
Ce matin il fait beau
La ville a mal aux muscles, a les poumons qui brûlent
Éteindre l’incendie avec un seau d’eau
Cracher par terre pour faire crever les dernières braises
Des voix, des accents, la rue
Les trottoirs se tachent de couleurs
Sous le bitume qui s’écorce
Qui s’écaille
Les pavés rayonnent en cercles concentriques
Sous les pavés l’histoire, la légende, le passé, les ruines
Golf Volkswagen gris métallisé 2704 PM 93
Clio série Roland Garros gris métallisé 0406 MS 94
Vieille Mercedes Benz gris métallisé 1711 SL 93
Des voitures à l’arrêt, le moteur au ralenti, le feu au clignotant
Radio Rap Harmonie et Drum n’bass dans les haut-parleurs
Ça s’impatiente. Ca commence
Ça commence à triturer le volant, à faire patiner les embrayages
Ça roule des mécaniques, ça fait du bruit, ça commence
Ça klaxonne
Ça commence
Ça commence à décharger, à livrer, à mettre le courrier dans la boîte aux lettres
Ça commence à monter le rythme de la ville cardiaque
À courir, à parler fort
À courir plus vite que les autres
À parler plus fort que les autres
Pour se faire entendre
Ça commence la friteuse qu’on met en marche
Ça commence à sentir l’huile qui chauffe
Ça commence à sentir la viande
Ça grille quelque part
Ça commence l’estomac qui gargouille, le bon casse-dalle qui se prépare
Ça commence l’envie du café de dix heures
Malboro – Malboro – Malboro
Des voix, des accents, la rue, ça pousse sur le trottoir, une poussette. Une femme avec une poussette
Une petite fille pleurniche dans la poussette
La femme lui tapote la tête machinalement, machinalement lui caresse un peu les cheveux, lui colle sans vraiment regarder la tétine, se trompe d’orifice, lui colle dans les narines, regarde la bouche bruyante de sa fille, fait un effort, essaye de la faire rire. Trop tard. C’est raté
Un vieil homme voûté de sacs chargé comme un âne sort indemne ou presque du métro
Un autre debout, casqué pour la moto, attend, des voitures passent
Un enfant court, on ne sait pas pourquoi
La mère :
Il est tard. Tu rentres tard.
Le père :
Je sais.
La mère :
Tu as mangé ?
Le père :
Non.
La mère :
Tu aurais dû prévenir.
Le père :
Désolé.
Carrefour embouteillé
La lutte permanente entre les voitures
Au coude à coude
La circulation fait mal à la ville
Elle lui fait tourner la tête
Lui donne le tournis
Elle salit les façades, la pierre s’effrite
La pierre est fêlée
La brèche ouverte
Il sera difficile de colmater les fissures.
Maïs chaud maïs chaud maïschaudmaïschaud
Maïssomaïssomassomaïssomaïissomaïsmaïsmaïsmaïs
La petite fille pleurniche maintenant dans les bras de sa mère
La mère lui met entre les mains un chiffon
La petite fille regarde le chiffon
Le chiffon devient poupée
Elle dit maman à sa poupée
« Elle peut pas se taire bordel de merde »
La mère arrache le chiffon poupée
« Pourquoi ça ne marche pas aujourd’hui »
Un jour ordinaire inscrit à jamais sur la grande toile
Vigile 2 :
Qui va là ?
Vigile 1 :
C’est l’équipe de jour.
Vigile 2 :
Pas trop tôt.
Neuf minutes que j’observe le déplacement d’un reflet du soleil sur le mur de la banque, la lumière se fond avec le ciment, on est à la limite de la sensibilité, quel temps fait-il dehors ?
Vigile 1 :
Comme hier. T’as fait du café ?
Vigile 2 :
La machine est en panne, il faut descendre au distributeur.
Vigile 1 :
J’ai besoin d’un kawa. Tu me chauffes la place ?
Vigile 2 :
Prends pas des heures, mec, c’est la relève, j’ai une femme qui m’attend, si je veux la serrer avant qu’elle sorte du pieu.
Vigile 1 :
Au fait on l’a revu ?
Vigile 2 :
Quoi ?
Vigile 1 :
Se passe de drôles de choses.
J’vais chercher le kawa, j’t’en prends un.
Vigile 2 :
Tous ces gens.
Somnambules à travers l’écran.
Ca grouille de pixels.
Trop nombreux à surveiller.
Des centaines de caméras.
Seulement deux yeux.
Seulement des yeux.
Vigile 1 :
Là…
Une mouche dans le champ…
C’est l’heure de la cantine, de la gamelle, du plat du jour, des œufs sur le plat, le repos des guerriers
C’est l’heure de la cantine, le cessez-le-feu
Accolades, embrassades
Visages qui grandissent, la salive aux lèvres, yeux qui s’éclairent à la vue de ce qu’il y a dans l’assiette, paroles/blabla qui circulent
Début de palabre à l’ombre du Monoprix
Des va-te-faire-foutre du regard aussi
Ici comme ailleurs
Ailleurs c’est sûrement mieux
Mieux vaut pas le savoir
La ville digère. Les yeux se ferment tout seuls. La ville aimerait faire la sieste
Pas possible. Pas maintenant
La ville a les oreilles qui sifflent
« De l’autre côté de l’Atlantique ils parlent de nous »
La rumeur prend le dessus sur le bruit de la ville
« De l’autre côté de l’Atlantique ils parlent de nous »
L’enfant court, on ne sait pas pourquoi
Fils :
MP 3, volume maximum, en haut de l’escalator sortie directe en face de Sarah B., Café Sucré, il est 25, virer à gauche, direction le Musée, Védior Bis, Complice, Games Avenue, Franck Provost, arrivée place Jean-Jaurès, à droite la Caisse d’Épargne, longer la mairie, Cosmétique Miss Afrique face aux Pompes Funèbres Générales, direct rue de la République trottoir de gauche, France Télécom, Oxygène, Addeco, en face Bouygues Télécom et Krys opticien (deux paires pour voir deux fois plus beau), continuer, trottoir gauche toujours, au 23 SFR, Freeland (débloque tous vos GSM), Niou Niou (fermé pour travaux) Sergent Major, couper Gabriel-Péri, longer KFC (1 twister différent chaque semaine), il est 28 sur le portable, la ville est à moi, je connais tous les coins, les recoins, petits coins, la ville est dans ma poche, j’ai la ville en main, Fabio Lucci et Princesse Tam Tam, en face Yves Rocher et La Halle aux Chaussures, toujours tout droit, je suis à deux pas du tramway, vire à droite, aïe, lumière bleue à 15 heures, virage, dégage, je m’en tape, je gagne du temps sur eux, il est 30, le temps trace…
Vigile 2 :
À force de les regarder, tu vas finir par trouver ça beau.
Vigile 1 :
Regarde-les marcher. Ça ne te fait pas chaud au cœur de veiller sur eux ?
Vigile 2 :
Oh mate... Tu vois ce que je vois ?
Vigile 1
Je vois quoi que tu vois ?
Vigile 2 :
La banque… Commencent tous à s’asseoir sur le rebord de la fenêtre. Regarde le vieux…
Vigile 1 :
Celui-là, il vient se planter tous les jours sous la 638.
Vigile 2 :
Faudrait faire quelque chose…
Vigile 1 :
On avait demandé des clous, mais rien, des clous sur le rebord, pas compliqué, des clous, pour empêcher les clodos de poser leur cul.
Vigile 2 :
Des barbelés électriques, oui, des tessons de canettes sur le rebord...
Pierre
Les doigts, penser au doigts
Ne pas oublier que c’est
Par les doigts
Que tout commence
Ne pas oublier que ça assaille toujours
Par ce qui se voit le moins
Par le bout de ce qui fait peu de cas
Par ce qui se néglige et
Se salit le mieux.
Ne pas oublier de le dire
Bien se remémorer
Le travail de sape dans les phalanges
L’engourdissement progressif
Comme lors d’une méchante pose
Une mauvaise position
Ne pas oublier
Que lorsque le revers de l’ongle est devenu noir
Lorsque que la peau glacée semble cassante
C’est du début d’une fin
Qu’il s’agit et
Qu’il est déjà trop tard pour espérer
Ne serait-ce qu’un jour redevenir
Comme avant
Le corps est irrémédiable
Ne pas oublier
Le calme avant la tempête.
La ville a les jambes lourdes
Le cul posé sur le rebord
En équilibre précaire
Sur le rebord de la fenêtre de la banque
Le cul sur un carton qui protège de l’hiver
Qui protège des pics
Qui fait qu’on ne décore pas la banque de son sang.
Tantôt sur une fesse. Tantôt sur l’autre.
Pour éviter les escarres
Un homme de pierre. Un bloc
Un bloc de pierre de cinquante ans
Peut-être plus
Plus loin, un bas résillé de fleurs frotte contre le bas résillé de fleurs qui frotte contre le bas résillé de fleurs
Un chien marche à côté de ses jambes
Le chien à chaque pas à l’entrejambe à chaque pas le chien à l’entrejambe à chaque chien sa crotte sur chaque trottoir crotté un chien qui crotte et ainsi de suite jusqu’à la fin
Il crotte pour marquer son territoire
Femme au chien :
Vite, file, petit, trottine, fais-moi passer dans la foule, petite balade, en chemin pour les petits besoins, où vont-ils tous, dans tous les sens ? Petit flot, vas-y mon petit, laisse couler un petit besoin contre ta poubelle préférée, siffle le petit pipi.
Ca sent fort, un petit chien, c’est ça, l’amour des bêtes, notre voisin a perdu sa voiture, qu’est-ce qu’on peut voir c’est pas dieu possible toute cette perte, où ça nous entraîne ? Allez le petit besoin, ça a toujours été comme ça, c’était déjà perdu, les écoles brûlées, les pierres aux pompiers, des balles sur les ambulances, des couteaux dans les mains, le sang à la bouche… Papa disait déjà « la France est un pays femelle », voilà c’est bien tu vois quand tu veux, le beau petit besoin.