Miguel Aubouy | Mimosa Pudica Linnaeus
Ce texte a été écrit initialement pour une exposition en compagnie de peintures, sur le thème de l’autoportrait croisé.
Les morts aiment les vivants, et ce n’est pas ce que vous croyez. À un homme qui lui demandait comment elle pouvait se prostituer, une femme publique avait fait cette réponse : je donne mon corps, mais je m’échappe. Je suis morte pour lui à ce moment-là.
J’ai entretenu ce rapport avec mon visage pendant des années. On voulait mon amour et je donnais ma figure. Mais je n’étais plus là. J’étais ailleurs. J’étais comme mort pour elle.
On me touche et je me rétracte. Je me tais lorsqu’on me blesse. Je me tais encore plus lorsqu’on enfonce plus profondément la parole qui me blesse. Je me tais infiniment lorsqu’on va pour appuyer sur cette blessure. Et je n’existe bientôt plus que dans un monde qui n’existe pas. Je suis seul, flottant, irréel, malheureux, indifférent comme une catin.
Il y a comme un monde en moi qui est pire que le silence. J’ai grandi ainsi. J’ai ignoré ma mère pendant vingt ans. Il est probable que j’ai frôlé le moment où un enfant bascule dans l’enfermement intérieur. Je l’ai peut-être été. J’ai fabriqué une île en moi et il n’y a pas de mer autour. Ce n’est pas un royaume. Ce n’est pas un jardin. Ce n’est pas un secret. Il y a juste cet endroit où je reste sans présence.
C’est quoi se taire encore plus ? C’est reculer le moment où l’on pourra de nouveau ouvrir la bouche pour dire qu’on aime. C’est quoi pire que le silence ? C’est ce monde qui n’existe pas où j’allais enfant pour ne pas avoir à pleurer.
J’ignore pourquoi je suis ainsi. Il n’y a pas ce moment dramatique où tout aurait basculé, qu’il faudrait retrouver pour me comprendre. Mon cœur ne s’est pas arrêté de battre. Mon sang n’a pas figé comme de la graisse froide. Mon visage n’a pas brûlé. Je n’ai pas été battu ni maltraité. J’ai souffert sans souffrance. Rien n’a fui hors de moi, pas que je le sache.
Il m’arrive de rêver que c’était une forme de pudeur de ne pas disparaître totalement, en plus de la faiblesse, de la lâcheté, de la terreur que j’avais de la mort. Ou bien, c’était une forme de curiosité. Mais j’étais interdit de trop mourir, j’étais enfant unique.
Depuis ce temps, j’aime les vivants. J’aime d’un sentiment de rattachement ceux qui souffrent et vivent. Depuis ce temps, je regarde mon visage avec étonnement.
Peu importe mon visage.
Les gens qui m’aiment disent parfois que je suis intelligent. Mes yeux se baissent, alors. Ils ne devinent pas. Mes yeux remontent. Ils se taisent. Je parle d’autre chose. Mes parents aimaient ce compliment plus que tous les autres.
Il y a une part sombre à trouver la solution des problèmes que la vie ou les professeurs vous proposent. Il y a comme l’ombre d’un maître plus ancien et plus cruel. Et je retrouve cette fantomatique tristesse dans les yeux ouverts des hommes qui brillent de loin en loin.
Une fois où je visitais un chantier avec une amie architecte, elle a désigné une ouverture très au-dessus de nos têtes : le jour de souffrance, disait-elle. C’est le nom d’une fenêtre qui est assez grande pour que passe la lumière, mais trop haute pour laisser voir le paysage. C’est un autre nom pour l’intelligence.
Un jour j’ai écrit dans un carnet : « Je cherche le bonheur comme une chose ancienne et perdue. » Ca voulait dire : je ne vois plus le paysage.
De Miguel Aubouy, membre du comité de rédaction de remue.net, lire aussi Autour du Dernier Royaume de Pascal Quignard et Où se trouve la limite de nos rêves ?