Pan pan pan
Il paraît que Pan n’était pas vraiment beau. On dit même parfaitement laid : c’était un bouc et c’était un homme. Mais un être hybride n’est pas privé de grâces. Des yeux posés longtemps sur l’image du Faune Barberini [1]
s’arrêtent au niveau de l’image d’un détail parfaitement beau du corps de la sculpture et le contemplent. Le désir de lire le roman Le Faune de marbre de Nathaniel Hawthorne [2] nait du regard rêveur. Les affinités de l’écrivain américain avec la liaison des mots « nature et beauté » étaient étroites. Jusqu’au chapitre XIX, « La métamorphose du faune », les points sensibles de la bête sylvestre sont indemnes. Les dispositions du personnage nommé Donatello sont ouvertes et conciliables avec la séduction de la créature mythologique mi-homme mi-animal et son charme s’affirme dès les premières pages aux tonalités mi-badines mi-sérieuses.
Après dix-neuf chapitres d’une lecture à la fois enchantée par les diverses traversées de “la cité éternelle” et contrariée par les poncifs puritains et conservateurs dont elle est encombrée, le faune fait silence dans l’espace d’une page. Il ne joue plus à cache-cache avec les nymphes dans les grottes et les fourrés, il ne danse plus dans les bois, il ne fait plus claquer ses doigts au dessus de sa tête, l’exubérance de ses pirouettes ne laissent plus deviner des oreilles pointues sous les cheveux flottant, il n’est plus la créature mi-homme mi-animal sympathisant avec l’un et l’autre, comprenant leurs langues et les traduisant à chacun. Donatello, le faune de Miriam, prénom d’un des deux personnages féminins du roman, par un geste définitif devient “celui qui silence” [3].
Une action intempestive mais attendue survient, la narration ne privilégie pas la surprise. Car il en va du précipice comme du trou rond creusé dans le bloc de marbre : le désir de voir quelque chose qui n’est pas là. Par amour pour Miriam, pour la délier d’avec le spectre maléfique qui la poursuit et qu’elle a elle-même fait sortir des ténèbres, Donatello produit, à toute vitesse, l’acte qui devrait l’en délivrer. Il précipite celui qui est nommé “le Modèle” dans un grand trou sombre au fond duquel l’homme dont la vue était insupportable s’écrase et meurt. Tout semble devenir forme pérenne auprès de celui qui sculpte dans le marbre. L’indestructibilité du trou creusé fascine le regard, comme le témoin du meurtre, “la pauvre Hilda” dans le roman, est fascinée par la scène vue et pétrifiée pour toujours dans sa mémoire. Depuis que Pascal Quignard en a remotivé le sens au moyen de l’étymologie, le mot “fascination” affirme avec autorité un sexe masculin dressé, fascinus, c’est-à-dire une pétrification devant une angoisse qui est aussi pour l’auteur du Sexe et l’Effroi “extase” et “trouble”.
L’assertion sidérante d’un trou rond ne termine pas davantage la sculpture que la noirceur du précipice où est tombé un corps ne marque la fin du récit. Toute la complexité de la vision de l’écrivain et de celle du sculpteur — c’est dire aussi celle du regardeur, oscille alors du trou rond à la droite de l’image, au trou ovale en son centre. Henrich Wölfflin a défini le style baroque comme la manière de remplacer le cercle par l’ovale, au centre de la composition. Délicatement enfouie entre la crête d’une nymphe de pierre blanche de Carrare, un appendice caudal de bouc, et une sorte d’encorbellement qui évoque des cuisses ouvertes, un trou ovale déséquilibre le regard et suspend la signification de ce qui est contemplé. Tout n’est pas calcul, Donatello a saisi au vol l’offre non prémédité du destin. En provoquant l’ultime saut, il fait paradoxalement sauter le regard « en dehors de la rangée des assassins » [4]. En donnant la mort, il n’est pas plus “assassin” qu’il n’était “faune”. La signification du geste fatal est produite par la relation passionnelle, comme l’étaient les cabrioles. Les regards portés sur le délit et sur les trous dans le marbre font le reste.
Donatello devint à son tour “le Modèle”. Kenyon, le quatrième personnage du roman, un sculpteur, voulu en faire le buste en pensant à lui comme à l’être joyeux qu’il était avant sa métamorphose. Mais les séances de pose ne parviennent pas à en garder l’immobilité appropriée et à saisir un trait de caractère significatif et permanent. Le statuaire renonce à toute idée préconçue : « À la suite d’un mouvement maladroit dans le maniement de la glaise, et totalement indépendant de sa volonté, Kenyon avait donné au visage un air tourmenté et violent alliant la férocité de la bête à la haine d’un être humain [5]. » Pour autant, la tête sculptée ne se désolidarisait pas du modèle, pas plus que le trou rond ne se désolidarise du trou ovale à l’intérieur de l’image du détail sculpté.
Une sculpture n’est pas l’autre, le faune évoqué dans le livre est celui de Praxitèle des musées du Capitole [6]
, celui dont le détail fascine ici est le Faune Barberini [7]. Dans tous les cas, ce sont des œuvres d’art qui relèvent d’un Panthéon dont l’orifice dans le dôme, grand œil ouvert vers le ciel, laisse passer la masse blanche des nuages percés de temps à autres par le soleil. Dans un post-scriptum de circonstances Nathaniel Hawthorne souligne que « l’auteur avait espéré situer cette créature anormale [le faune] entre le réel et l’imaginaire en vue d’inspirer au lecteur une véritable dilection pour cet être, sans le réduire à se demander comment Cuvier aurait classé le pauvre Donatello et si ce dernier avait ou non des oreilles velues. [8] » Et bien, cette nuit là où je finissais de lire le roman et où je ne pouvais finir de contempler l’image du détail du faune de marbre, la lampe brilla comme si elle ne serait jamais éteinte et le corps qui lisait, totalement sous l’emprise de La nuit sexuelle jouit trois fois : pan pan pan.
Image : détail du Faune Barberini , ©Glyptothèque de Munich
[1] Le Faune Barberini est une statue grecque antique conservée à la
Glyptothèque de Munich. Pour voir la statue,
cliquer ici.
[2] Nathaniel Hawthorne, Le Faune de marbre, Domaine romantique, éditions José Corti , 1995.
[3] « C’est de Pascal Quignard qu’aujourd’hui on devrait le dire », introduction du n° 721-722 : Pascal Quignard, revue Critique, Éditions de Minuit, 2007.
Lire sur le site Les Éditions de Minuit F. Durand-Bogaert et Y. Hersant.
[4] La fiction, selon Kafka cité par Leslie Kaplan : « Les assassins dont parle Kafka sont, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est. Ils assassinent quoi ? Justement le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer. »
[5] Voir note 2, Le Faune de marbre, p. 255.
[6] Satyre au repos
ou Faune du Capitole, Praxitèle, vers 130 ap. J.C. , Musées du Capitole, Rome.
[7] Voir note 1
[8] Voir note 2, Le Faune de marbre, p. 431.