Patricia Cottron-Daubigné | Croquis-machines
Patricia Cottron-Daubigné a publié Scénographies avec vaches aux édtions numériques publie.net, elle a rendu compte de L’Éveil et l’Exil de Philippe Lacadée sur remue.
Peut-être que ça va recommencer.
« C’est qu’ils étaient pauvres, c’était comme ça, du pain avec des crêpes, au petit-déjeuner. – Des crêpes sans rien ? Oui sans rien des crêpes du pain, mon grand-père Madame, dans la Sarthe. Vous croyez pas que ça va recommencer ? » Le repas du matin, l’énergie pour le corps. Rien d’autre, il y a cinquante ans dans les campagnes. Oui, ça va recommencer. On en parle au bar du village, dépôt de pain le jour où la boulangerie est fermée, et viennoiseries. Ah, le joli mot ! Viennoiserie, un air de fête , comme les crêpes nappées de tout. Sans le pain. Ca va recommencer, et pire, dans la ville et l’indifférence, et déjà là. Une femme plante ses dents dans un morceau de pain. Elle vient de le récupérer d’une poubelle. Je regarde le trottoir. Ses lèvres, elle, ses lèvres, sur le pain de la poubelle.
Planter les dents et le couteau, là où ce sera, recommencer ça. On se dit qu’on sera violent. Il faudra, à cause des poubelles, des cartons, du travail mal perdu.
« On ne connaissait pas les noms. On a travaillé de cinq heures à dix heures. C’est ça le pire. On acceptait en travaillant avant ; après ça a commencé. » Un par un, l’agent de maîtrise est venu les chercher, ceux à qui on allait annoncer leur licenciement, très officiellement, la-haut, dans les bureaux. Avec la procédure. Et quelles phrases qu’on ne sait pas. Un par un ; le chef s’approchait, doucement, mais s’approchait, désignait. Et ils montaient tous les deux le grand escalier métallique. « En bas on avait décidé de cesser le travail, malgré les ordres. On accompagnait comme on pouvait. Une haie d’honneur en quelque sorte. Avec notre silence et notre refus de travailler. Les machines, on les avait arrêtées. Quand ils redescendaient, certains osaient une tape dans le dos ». Dix heures, l’escalier métallique, la passerelle, le couperet. Étrange mise en scène acharnée. Et comment marcher sous les regards et d’être nommé, d’avoir en soi ce qui s’effondre. Ils montaient, redescendaient, pas un cri, pas une violence. Blêmes, tous, les choisis et ceux qui restaient, jusqu’à la prochaine fois.
Les mains sont restées serrées dans les poches. « On disait rien. » L’un après l’autre, les noms sont tombés. « C’est étrange comme on était calme. On disait rien. Pourtant on avait envie, on sait pas, de crier de casser ; la tension était là dans notre silence, la colère tout au fond. C’étaient pas des fainéants, pas des tire-au-flanc qu’on nous arrachait. Des mecs bien, qui bossaient. » À la tristesse, ils ajoutaient la honte, c’est ce qu’ils disaient « on n’a rien fait ». Ils sont restés silencieux, en bleu de travail, dans les odeurs d’huiles et de dissolvants, avec des envies de pleurer. Il y avait le silence des machines et soi qui ne partait pas.
Dans l’équipe du week-end, ces étranges ouvriers du dimanche et du samedi, ils furent nombreux à être choisis. « Les noms les uns après les autres, on comprenait pas, ça dégommait. Un vrai ball-trap. »Des ouvriers du dimanche, et tous les plaisirs la semaine, ça doit être ça la raison. « Pourtant, le boulot on le faisait. La production on la faisait, on dépassait le chiffre même souvent. » Des ouvriers, dans une usine, entreprise on doit dire, l’alpiniste, le lecteur, le maquettiste, le pêcheur, le visiteur de musée, pour quoi faire ; dans une usine, où ils ne seraient plus. Tous les plaisirs la semaine, ils auraient le temps désormais, l’argent ça compte pas pour le plaisir.
« J’ai pensé à leur mère. Un, on s’y attendait, mais les deux, les deux frères, j’ai pensé à leur mère. » Qu’est-ce qui a fait sens, dans ce choix d’éliminer les deux d’une même famille, quels cheveux longs et voix de colère, quelle image autre de l’ouvrier ? Et pour chacun, de tous ceux de la liste, qu’est-ce qui a fait sens ? Et d’aller travailler ou pas, comment ça le fera sens ; et argent pour eux.
Dans une usine où ils ne sont plus, je dirai usine, pour l’enfance, pour le père qui usa des jours, tant d’heures chaque jour, usine pour la vérité du bruit dans le mot, du cambouis du goudron dans le mot et jusque sous les ongles, entreprise on doit dire, ça ferait moins de machines à répétition, on serait pris entre soi consentants et propres, mais je dirai usine, là où ils ne sont plus, je dirai usine, pour l’enfance, pour le père dont elle a pris le corps, pour le père et tous ceux qui donnent leur sérieux et leur savoir, le geste et même sa répétition à usiner des pièces ; n’entreprennent pas les ouvriers ils font.
Image Philippe De Jonckheere, Deuil, photographies numériques, Pont de Souillas, 2005