Pedro Kadivar | Onze nuits d’été
Pedro Kadivar est né en Iran en février 1967. Il arrive en France en 1983 et y continue ses études secondaires puis universitaires. Une rupture brutale a lieu à ses vingt ans avec sa langue maternelle, le persan, qu’il refuse d’entendre, d’écrire et de parler pendant sept ans. Nombre de ses manuscrits en français sont refusés par les éditeurs. Il travaille comme assistant à la mise en scène puis comme metteur en scène à Paris parallèlement à ses études universitaires en théâtre. Il publie plusieurs articles dans des revues de théâtre et s’installe à Berlin en 1996, continue à publier et à mettre en scène. Il y achève une thèse en littérature sur Proust (Marcel Proust ou Esthétique de l’entre-deux, L’Harmattan), continue à écrire aussi pour le théâtre. Ses rencontres avec Edmond Jabès à Paris en 1989 et avec Heiner Müller à Berlin en 1992 ont été pour lui, dit-il, violemment importantes. Une très douce soirée est présentée en lecture-mise en espace dirigée par l’auteur au festival Frictions à Dijon en mai 2004. Auparavant il retourne en Iran, après vingt et un ans d’absence, au printemps 2004, et y passe quatre semaines.
Pedro Kadivar a mis en scène ses propres textes Pièce d’automne - Un jour d’automne quelque part (premier volet d’une tétralogie théâtrale) en 2006 et Vœu de silence en 2007, tous deux en langue allemande au Pergamonmuseum de Berlin.
Une lecture-mise en espace de sa Pièce d’hiver - Une visite au musée est présentée dans le cadre de la manifestation « Pur Présent » au CDN d’Orléans en mai 2007.
Publications
« Espaces de certitude », Alternatives théâtrales 40, Bruxelles, 1992.
« Le temps du corps », Alternatives théâtrales 43, Bruxelles, 1993.
« Le théâtre et le droit à l’absence », Théâtre / Public 114, Paris, 1993.
« Le théâtre et les camps de la mort », Revue d’esthétique 26, Paris, 1994.
« Lieu de personne et de nulle part », Théâtre / Public 121, Paris, 1995.
« Le théâtre au temps de la purification ethnique », Théâtre / Public 128, 1996.
« Poétique de l’immobilité », Théâtre / Public 129, Paris, 1996.
« La femme et le pan », Théâtre / Public 141, Paris, 1998.
« À propos d’un changement climatique », Frictions 7, Paris, 2004
Rédaction du numéro 150-151 de la revue Théâtre / Public intitulé « Berlin à l’épreuve des temps », Paris, février 2000.
Marcel Proust ou Esthétique de l’entre-deux, L’Harmattan, Paris, 2004.
« Voir la Berma », Revue internationale "Marcel Proust Aujourd’hui" 4, Amsterdam-New York, novembre 2006.
Un jour d’automne quelque part, premier volet d’une tétralogie théâtrale en cours, a paru dans la revue Les Temps modernes, n° 643-644, avril- juillet 2007.
Onze nuits d’été a été écrit en 2001.
Onze nuits d’été
Première nuit
Aujourd’hui je me suis souvenu d’une femme à laquelle je n’avais pas pensée depuis l’unique fois où je l’ai rencontrée. C’était presque il y a dix ans, dans une situation tout à fait banale, une femme tout à fait ordinaire dans une situation tout à fait banale. C’était très bref, je devais lui demander quelque chose, avais besoin d’un renseignement d’ordre purement administratif. J’étais debout face à elle, devant son bureau, cela a dû durer en tout à peine une minute, elle m’a répondu immédiatement, immédiatement et calmement, sans plus, sa voix était comme son visage, claire et calme. Puis je suis sorti de son bureau, l’ai remerciée et suis sorti de suite. J’étais pourtant autre. Je continuais à regarder son visage en moi, elle était en moi et moi j’en étais devenu autre.
J’ai repensé à elle ce jour-là, plusieurs fois, interrompu par d’autres pensées, de même que les jours d’après, puis de moins en moins, puis plus du tout. Et aujourd’hui, je marchais dans la rue, allais simplement mon chemin comme tous les passants, et son visage est apparu en moi, impassible, soudain totalement présent en moi, face à moi exactement comme il y a dix ans. Et je me suis rendu compte que pendant toutes ces années, presque dix ans, je n’avais jamais pensé à elle.
Une femme tout à fait ordinaire dans une situation tout à fait banale à qui on demande un renseignement d’ordre purement administratif, une femme tout à fait ordinaire en un temps très bref. Ce que j’ai gardé en mémoire, le visage de la femme, un visage complètement ouvert, infini comme un paysage, son rayonnement, le calme de sa parole, tout cela était aujourd’hui soudain là, en moi, devant moi et derrière et tout autour, partout. Cette rencontre fut un événement à son jour et l’est resté depuis. Je crois qu’un vrai événement est toujours un événement inattendu.
Deuxième nuit
J’ai une idée particulièrement précise de ce que signifie distance. Je peux par exemple mesurer très exactement la distance entre moi et moi : trois kilomètres et trois centimètres. D’un côté trois kilomètres et de l’autre trois centimètres, cela dépend de quel côté de moi-même je me trouve. Je peux me déplacer d’un point à l’autre et vivre toutes les mesures intermédiaires de distance (en soi innombrables) entre trois et trois. Mais quelquefois les trois centimètres sont à l’intérieur des trois kilomètres, inclus en plein milieu. Et quelquefois de ce côté-ci ou de ce côté-là. Cependant les trois centimètres peuvent devenir plus longs, ou plus courts, cela dépend de mon humeur, tout en restant trois centimètres : c’est que chaque centimètre peut mesurer un peu ou beaucoup plus tout en restant un centimètre, ce serait une sorte de centimètre allongé, ou bien un peu ou beaucoup moins, et ce serait une sorte de centimètre raccourci. Aussi j’ai en mémoire les différents états émotionnels que j’ai pu vivre et je sais à quelles mesure et configuration précises de distance de moi-même, au milimètre près, correspond chacun de ces états. Il est évident que chaque milimètre compte, que le moindre déplacement de moi à l’intérieur de moi peut faire varier cette distance, ou plutôt inversement, que suivant les émotions que j’éprouve je me déplace à l’intérieur de moi-même, marche, saute, cours, boite, me roule par terre, m’étire, me recroqueville, tourne en rond, m’envole ou m’abîme. D’une part une telle mobilité exige une extrême souplesse et d’autre part elle est épuisante. Il m’a fallu à moi-même du temps pour m’y faire, du temps et du travail, de l’exercice, mais surtout de la patience. Oui, il m’a fallu beaucoup de patience face à moi-même, le prix à payer en quelque sorte pour survivre. Mais toujours est-il que ce faisant j’ai découvert des géométries infiniment variées et quelquefois assez belles, des compositions et figures que, je dois bien l’avouer, je ne m’étais jamais attendu à découvrir à mon propre endroit.
Mais il y a d’autres formes de distance, pas moins simples. La distance entre un autre et moi, jamais la même, variable selon la personne et selon moi-même (autrement dit suivant l’état de distance de moi à moi) ; celle entre deux personnes extérieures à moi, ou entre deux objets. Celle entre deux arbres, qui paraît être la plus simple, du fait de l’absence de distance intérieure chez les arbres, me fascine par son apparente simplicité. Observez bien le vide entre deux arbres, apparemment rien de plus simple. Mais voilà que ce vide dont les contours sont dessinés par la forme des deux arbres se met à bouger, change, se modifie avec le temps, au fur et à mesure que les deux arbres vivent et grandissent. Et nous percevons ce vide comme un être vivant, en mouvement, dont la forme change avec le temps. Nous percevons ce vide comme un plein, un corps qui se meut, un visage qui regarde, une bouche qui parle. De même qu’à l’intérieur de soi, dans ce vide entre soi et soi, on finit par reconnaître presque un être, qu’on côtoie, apprivoise peut-être, avec lequel on peut entrer en communication.
Et puis il y a la distance entre soi et l’infini lointain, qui vous accueille quand vous vous sentez à l’étroit en vous-même.
Troisième nuit
Je veux raconter ce qui ne peut se raconter.
Quelque chose que tu peux reconnaître, que tu as déjà profondément vécu plus d’une fois, que tu portes en toi, que tu exprimes à chaque fois que tu parles sans en dire mot, non, pas un seul mot et pourtant tous les mots que tu prononces viennent de là, en parlent sans le dire. Et aussi quand tu ne dis rien, quand tu te tais de longues heures et tu ne fais que regarder, quand tu te laisses entraîner par ton regard où s’enfuit tout ton corps et ton existence, à ce moment où le monde entier, la vie même apparaît sur ton visage. Ou bien quand, hébété, tu regardes le ciel sans en avoir l’intention, ou un arbre, ou un autre visage, ou tes propres mains. Peu importe si tu es seul ou en compagnie, si tu es joyeux ou triste. Et aussi quand tu fermes les yeux, que tu rêves ou pas. Ce que tu vis, ce que je vis, ce qui nous lie sans que nous nous connaissions, sans que nous parlions la même langue et bien que nous vivions si loin l’un de l’autre. Ce que vivent tous les hommes depuis qu’ils existent, depuis des millions d’années, ce que le premier homme a vécu, dépourvu de langue, laborieusement, quand il découvrait peu à peu le monde et criait, ce qui était dans son premier cri et qu’on entend à travers toutes les langues du monde, car elles ont toutes été inventées pour ça, pour exprimer le cri, et ce n’est pas encore fini, ça continue toujours, l’invention de nouvelles langues, de nouvelles langues à l’intérieur des langues, le nouveau dans le déjà ancien, l’ancien se préservant dans le nouveau, toujours une nouvelle tentative pour dire le cri. Au fond je suis extrêmemnt modeste, vois tu, je ne veux raconter que ce que toutes les langues du monde depuis des millions d’années tentent d’exprimer, rien d’autre. Ce doit être très simple, très léger, peut-être faut-il être très économe avec les mots et atteindre une certaine humilité pour faire silence de vive voix. Ce qui me lie à toi est ce qui nous lie tous les deux au cri du premier homme et qui se fait également entendre dans le cri du nouveau-né. Je veux raconter ce quelque chose de familier qui nous est familier à tous au même point. Ce très familier qui nous lie invisiblement en profondeur, ce trop familier laissé à l’abandon et qui se sent très bien au creux de l’innommable. Il faut dire que je n’ose pas trop non plus l’en sortir. Peut-être qu’il disparaîtra à la lumière du jour sans forcément revenir avec l’obscurité de la nuit. Ou peut-être qu’il reviendra et ne sera plus le même, du cri qu’il était sera-t-il devenu un chant, pas mal, un poème, c’est déjà moins bien, et au pire des cas quelque chose d’audible de l’ordre de l’immédiatement compréhensible, plus de doute ni de question. Et c’est alors que toutes les langues du monde s’écrouleraient car elles auraient perdu leur raison d’être.
Quatrième nuit
En tout homme vit un arbre. Avec des branches et ramures que l’on ne peut compter et qui grandissent sans interruption, avec des milliers et des milliers de feuilles dont les couleurs changent de jour en jour, infinies nuances de vert et de jaune, orange, brun et blanc, rouge, et noir aussi, et encore d’autres couleurs que l’on peut difficilement voir car elles ne tiennent pas longtemps, à peine une seconde, quelquefois beaucoup moins, ou bien parce qu’on ne les reconnaît pas car elles n’existent nulle part ailleurs en dehors des hommes, en dehors d’un certain homme.
Parfois l’arbre croît tout seul sans que l’homme puisse le suivre. Alors l’arbre croît de plus en plus en lui, silencieux et fidèle, et un jour l’homme constate qu’il y a un grand arbre en lui, un arbre géant plein de bourgeons ou de fleurs. Il constate qu’il a du retard sur l’arbre, sur lui-même. Parfois l’homme tire les branches afin que l’arbre pousse plus vite, et il casse tout, devient un homme sans arbre, et un homme sans arbre est comme un visage sans yeux. Parfois l’arbre est derrière le visage, parfaitement caché, on peut à peine le percevoir, parfois il est devant le visage et cache tout, on ne voit alors qu’un arbre et nul visage. Et parfois (ceci est pour moi le plus beau moment dans la contemplation d’un visage), bien que l’arbre se tienne devant le visage, on peut tout de même deviner le visage à travers les branches. Puisque l’arbre bouge selon des vitesses très variables, il peut longtemps demeurer au seuil de l’immobilité sans être vraiment immobile. Pendant une conversation par exemple on peut percevoir le mouvement. Je me souviens très exactement d’une conversation avec un ami il y a quatre ans. J’ai épié son visage tout le long de la conversation, je l’écoutais, regardais son visage et parlais avec lui. L’arbre était là dès le début, mais il a beaucoup bougé, en lui et tout autour, il a même une fois presque disparu, quand sa parole s’était chauffée et qu’il parlait prolixement, beaucoup de mots et de belles phrases, c’est bien son talent à lui, édifier de belles phrases, c’est extraordinaire comme il le fait, l’arbre a cependant disparu un petit moment, j’entends par là son arbre à lui, et est apparu de nouveau comme à travers un épais brouillard. Après nous étions épuisés l’un et l’autre. Depuis je n’ai plus jamais vécu pareille chose, une si belle conversation en présence d’un arbre, c’était comme une promenade dans la forêt.
Et parfois l’arbre demeure à côté du visage, l’accompagne toute une vie comme un ami très discret dont le nom reste inconnu.
Cinquième nuit
Je suis mort il y a deux ans.
Je me souviens très bien de ce jour où je suis mort, il y a deux ans au printemps. C’était au mois d’avril, les arbres étaient déjà en fleurs et je savais que quelque chose allait m’arriver. Tout allait bien, la vie suivait son cours et je vivais la mienne, c’était un printemps aussi heureux que les autres. Il est faux de penser que la mort est en soi un malheur, du moins pour la personne qui meurt, j’en ai fait l’expérience moi-même à cette occasion. Mais je sentais bien que quelque chose allait se passer, quelque chose qui, sans être extraordinaire en soi, ne m’arrivait pas tous les jours, que je n’avais jamais vécu personnellement. J’en ai parlé à mes amis et ils ont beaucoup ri, de même que moi-même. Nous en avons beaucoup ri ensemble. Le rire, c’était toujours l’unique réaction de ceux à qui j’en parlais, surtout à partir du moment où je pouvais nommer la chose en disant que j’allais mourir. Une fois seul, je ne pouvais en rire, sans pour autant en être particulièrement triste. Il n’y avait aucun signe avant-coureur perceptible, si ce n’est ces crises de rire collectives interminables. Il ne m’est redevenu possible de rire seul de ma propre mort qu’après ma mort.
C’est un événement étrange qui marque pour le reste de la vie. Je ne peux pourtant pas dire très exactement en quoi il a changé ma vie même s’il l’a fondamentalement changée. Le sentiment d’avoir perdu un bourdonnement permanent que j’avais constamment dans les oreilles avant sans m’en rendre compte, voilà un changement concret que je peux mentionner. Il me semble entendre bien plus nettement les bruits, les voix et la musique. Ma vision des fleurs a aussi changé : il me semble voir, depuis, des fleurs qu’auparavant je ne pouvais voir et voir autrement celles que je connaissais. Je n’adhère plus à l’amour partagé des hommes pour les fleurs, je leur trouve presque à toutes un aspect monstrueux dans la forme et la combinaison des couleurs. Il y a bien de plus belles choses dans la nature que l’on remarque moins. Je pourrais bien entendu mentionner d’autres changments de cet ordre, importants pour moi mais peu perceptibles pour mon entourage et ceux qui me connaissent. Je n’ai subi aucune transformation physique, même si j’ai le sentiment d’avoir de plus grandes mains ou que mon regard n’est plus tout à fait le même. Le cours de ma vie a repris comme avant mais j’y ai une autre place, je me suis déplacé à l’intérieur de ce cours sans en sortir : bien que la vie que je mène soit à peu près la même, il me semble la mener autrement. Mes amis, qui ne croient pas à ma mort, à cette disparition furtive à l’intérieur de moi-même il y a deux ans, me posent des questions et veulent en savoir davantage car ils ne peuvent pas non plus croire que je puisse raconter innocemment un si gros mensonge. Donc ils m’interrogent et veulent avoir des précisions sur ce qui s’est passé, et je leur donne autant de précisions que je peux. Ils tentent de trouver des explications, d’émettre diverses hypothèses pour dénommer l’événement puisqu’ils sont tout de même convaincus de ma sincérité. Un ami médecin a évoqué l’hypothèse d’une syncope, et avoue lui-même que mon coeur a toujours été en pleine santé et n’en portait aucun symptôme ; un autre parle d’une dépression à son point culminant alors que, tous mes amis le savent, je n’ai jamais été plus joyeux qu’avant et après cet événement. Ils n’en rient plus du tout, semblent de plus en plus préoccupés et me fatiguent avec leurs questions. Alors je fais tout pour éluder la question ou bien pour changer de sujet quand ils s’y remettent. Mais à présent je suis le seul à pouvoir en rire.
Sixième nuit
Je crois que partout dans le monde, dans n’importe quel continent, où que l’on soit, en pleine mer ou à la montagne, dans la steppe ou au désert, en ville ou à la campagne, aux coins les plus inconnus, les plus inaccessibles, les plus perdus et les plus solitaires du monde, tout être humain, quel qu’il soit, quelles que soient sa langue et sa culture, son âge, les conditions de sa vie, le degré de sa raison et de sa folie, l’intensité de sa présence et la profondeur de son regard, ses capacités et ses impuissances, ses forces et ses faiblesses, qu’il soit triste ou gai, joyeux ou mélancolique, est ému à voir un coucher de soleil. L’ampleur de cette émotion peut être très variable et prendre des sens très divers selon la manière dont elle est vécue, mais elle est résolument partagée indépendamment de l’histoire et de la géographie du lieu, indépendamment du temps. Je crois que l’homme archaïque en était ému, fortement ému au point de devenir fou, ne s’expliquant la vastitude du feu envahissant le ciel et profondément étonné de couleurs si vives. Le paysage du ciel au coucher du soleil n’a pas dû beaucoup changer depuis, encore qu’il y a une variété innombrable de ciels au coucher du soleil. Il est quasiment impossible de les ordonner dans des catégories fixes. J’ai été moi-même tenté de le faire, abassourdi de cette variété. J’ai passé à peu-près une année à faire des photos et esquisses pour inventer un classement suivant les ressemblances. Ce projet a échoué car celles-ci étaient toujours trop approximatives et les critères de ressemblances ne pouvaient que varier au fur et à mesure que s’accumulaient mes images. De même que cette émotion perdure depuis le premier homme, un être humain ne se lasse jamais de ce spectacle et en est toujours ému. Il n’y a pas de première fois ou deuxième ou troisième, je n’ai jamais entendu personne dire face à un coucher de soleil que c’est du déjà vu, ni aucun vieil homme exprimer la moindre lassitude devant un ciel embrasé. Les rares fois où j’ai senti un arrière-goût d’indifférence c’était au contraire chez les enfants, comme si avec le temps, avec la répétition du paysage, jamais le même, l’étonnement et le bonheur qu’on en éprouve se multipliaient.
Septième nuit
J’avais un ami peintre qui peignait des paysages, mais personne ne voulait de ses tableaux car aucun homme n’y figurait, seulement arbres et ciel, champs, étoiles, horizon et terre. C’était l’époque où on aimait retrouver l’humain dans l’image, hommes sculptés ou peints, visage ou silhouette. Il ne disait rien, en était triste mais pas découragé pour autant, il ne voulait pas non plus changer sa peinture et continuait à peindre des paysages. Cela a duré des années et nous nous sommes beaucoup vus car il se sentait seul, je lui rendais régulièrement visite dans son atelier et il me montrait ses nouveaux tableaux, toujours des paysages solitaires que j’étais quasiment le seul à voir. J’appréciais beaucoup ce qu’il faisait et ne pouvais cependant m’empêcher de percevoir parfois sa passion des paysages comme un entêtement orgueilleux ou d’y voir le refus insensé de l’humain, son exclusion du monde qu’il donnait à voir. Il a même dû m’arriver de me lasser de sa peinture, de trouver qu’il peignait toujours la même chose malgré l’extrême variété de ses paysages : tempête en mer d’hiver, forêts dans le brouillard, montagnes lointaines, déserts arrides, paysages d’automne dans l’opulence de couleurs incroyablement vives, étés paisiblement verts, bois et falaises enneigés, ciel embrasé du soir, et toujours dans un style propre à lui, original et irréfutablement personnel, qui faisait qu’on ne pouvait pas dire qu’il faisait ce que d’autres avaient fait avant lui. Mais ni de ma lassitude ni de ma réticence épisodiques je ne lui ai jamais fait part, d’abord parce que justement elles étaient épisodiques et très éphémères, et que même quand je les éprouvais il demeurait toujours à leur sujet un doute en moi, et d’autre part parce que notre amitié, tacite et profonde, m’avait rendu prudent et plein d’égards pour lui et je ne voulais en aucun cas l’offenser. Pourtant je crois qu’il a dû deviner de temps en temps une sorte de distance en moi exprimée dans un silence gêné ou bien par un regard trop rapide qui s’empressait de finir la vision des nouveaux tableaux pour passer à autre chose, discussion amicale ou promenade silencieuse le long des berges. Il y a souvent répondu par un sourire furtif, triste et tendre à la fois. Cela a duré des années, je continuais à aimer sa peinture sans savoir exactement pourquoi, j’y trouvais une sorte de profondeur, discrète et très animée, qui dotait ses tableaux d’une vivacité singulière, et malgré ma lassitude épisodique, je me rendais volontiers à son atelier. Avec le temps, il devenait pauvre, pas assez pour être en demande ou cesser de subvenir à ses besoins, mais je remarquais qu’il faisait de plus en plus attention à ses dépenses, que le repas que je partageais avec lui une ou deux fois par mois était de plus en plus frugal, qu’il ne s’achetait quasiment jamais d’habits neufs. Cependant cela lui importait peu. Ce à quoi il était en revanche sensible était sa solitude, grandissante par son isolement relatif. Ses amis, pour la plupart du milieu de l’art, artistes, critiques ou collectionneurs, l’avaient progressivement abandonné, quelques uns volontairement, et d’autres involontairement car par la vie qu’il menait les occasions de rencontre se faisaient de plus en plus rares, il exposait de moins en moins puis cessa définitivement d’exposer, aucun galleriste ne voulait de sa peinture et il s’était fait une réputation de peintre rétrograde et routinier, dépourvu de créativité, qui stagne, qui ne cherche plus et qui vieillit mal. Les critiques qui l’avaient autrefois porté aux nues ne s’intéressaient plus à lui après l’avoir violemment critiqué lors de ses dernières expositions de plus en plus distanciées dans le temps. Quelques amis communs, sachant que je le voyais régulièrement, se contentaient de me demander de temps à autre de ses nouvelles. Estimant sa personne et sa peinture, et parce que je savais qu’il souffrait de cette situation, j’étais d’autant plus prudent avec lui et ne voulais lui faire part de ma réticence, pourtant grandissante, à l’égard de sa peinture de peur de l’offenser. Il est devenu très malade et est mort assez rapidement des suites de sa maladie qui l’a fait souffrir intensément mais pas longtemps. Il y eut une petite annonce dans un jounal local informant les lecteurs de son décès et de la date, l’heure et le lieu de l’enterrement mais qui n’a pas eu beaucoup d’échos, on était très peu à son enterrement. Il était quasiment oublié du monde de l’art, ayant fait sa dernière exposition une dizaine d’années auparavant.
Presque deux ans après sa mort, une femme d’une quarantaine d’années, peintre, prit possession de la maison et de l’atelier en les achetant. Elle réaménagea tout à son goût, réorganisant les espaces, et rangeant, en y prenant soin, les centaines de tableaux qui remplissaient l’atelier dans une arrière-salle assez grande restée vide jusque-là. Elle mit du temps pour en venir à bout et s’approprier les lieux. Quant à ce qu’elle pensait des tableaux, elle les appréciait sans leur trouver un grand intérêt plastique. Elle peignait de toute autre façon, une peinture abstraite où apparaissaient souvent des tonalités de gris avec des nuances extrêmement fines et infiniment variées. Un lien d’amitié nous lia assez vite que j’ai vécu par la suite comme un écho à l’amitié que je partageais avec mon ami peintre et qui n’avait cessé qu’avec sa mort. Plusieurs semaines après son arrivée, ayant quasiment fini avec l’emménagement et les travaux, un après-midi, un peu fatiguée, elle buvait son thé dans le salon en contemplant un tableau du peintre mort qui était resté accroché au mur et qu’elle avait préféré laisser à la place où il avait toujours été avant son arrivée. Il lui était à présent familier, elle croyait en connaître tous les détails et pourtant se plaisait toujours à le regarder. Peu à peu, elle commença à y distinguer un visage tout en continuant à regarder le paysage que représentait le tableau. Un petit visage apparaissait entre deux frondaisons d’arbres à droite du tableau à l’entrée d’un bois sombre. Elle voulut regarder de plus près afin de s’en assurer et mieux voir les traits, mais quand elle s’approcha du tableau, le visage disparut ; elle ne voyait à son endroit qu’une tache de couleur sombre, une tache de peinture tout à fait anodine qui pouvait représenter une profondeur quelconque, un trou entre les arbres à l’entrée du bois. Elle retourna s’asseoire dans le fauteuil à la même place afin de revoir le visage mais elle n’a pu le retrouver d’emblée, il lui fallut du temps pour regarder et le visage apparut lentement comme il lui était apparu la première fois. Le lendemain matin, alors qu’elle s’apprêtait à se mettre au travail dans l’atelier, elle retourna un des quatre tableaux qui y étaient restés faute de place dans l’arrière-salle. Elle se mit à peu-près à la même distance que la veille pour le regarder, et distingua progressivement trois visages à différents endroits du tableau, de tailles différentes, qui la regardaient tous de face. Le paysage que représentait le tableau était très simple : un lever de lune au-dessus d’un champ de blé que traversait un étroit chemin à peine visible. Cela l’intrigua. Elle était curieuse de regarder les autres tableaux et se demandait si elle n’y verrait pas des visages. Elle passa toute sa journée dans l’arrière-salle à regarder des tableaux. Sur tous les tableaux apparaissaient des visages, parfois un seul, parfois plusieurs, et même parfois d’innombrables visages apparaissaient dans le paysage au point d’en empêcher la vision. Ils étaient quelquefois très petits, presque miniatures, quelquefois plus grands, et il arrivait aussi qu’un seul visage couvre toute la surface du tableau. Il fallait toujours regarder longuement le tableau et à une certaine distance, pas toujours la même, pour voir apparaître des visages. Je fus une des premières personnes à être averties. Je me suis rendu à l’atelier deux jours après le coup de téléphone de la femme peintre. En effet, c’était comme elle me l’avait raconté au téléphone. Je regardais les tableaux avec patience et fascination. Sur un des tableaux je reconnus mon propre visage : j’étais au milieu d’un fleuve, comme assis confortablement, on voyait mes épaules jusqu’au commencement des bras, j’avais l’expression et le port de tête que je me connais depuis longtemps. Dans d’autres tableaux il avait peint les visages de parents ou d’amis que je connaissais, il y avait aussi quelques autoportraits. Mais la plupart des visages m’étaient totalement inconnus. Nous avons ensuite longuement discuté, cette femme peintre qui était déjà une amie et moi, de cette découverte qui nous laissait hagards, nous en avions besoin l’un et l’autre. En rentrant chez moi le soir très tard, je me suis précipité sur les deux tableaux que j’avais de lui, l’un était un cadeau et l’autre, je le lui avais acheté quand il avait commencé à devenir pauvre mais c’est lui-même qui l’avait choisi. Dans le premier, avec beaucoup d’acharnement, regardant le tableau à différentes distances et dans différentes lumières, je réussis à distinguer, seulement le jour suivant, le visage d’une femme que j’avais aimée autrefois. Je lui avais souvent parlé de cette femme pendant ce temps où je m’étais lié à elle, un temps relativement court, presque une année, mais il ne l’avait jamais rencontrée. Dans le deuxième, j’ai vu apparaître, beaucoup plus vite, nos deux visages, le sien propre à côté du mien, grandeur réelle, dans une forêt dense avec des clairières.
En quelques mois, de bouche à oreille, quelques uns apprirent la nouvelle, notamment quelques critiques d’art. Un d’entre eux était venu de très loin pour étudier les tableaux, un vieil homme qui avait la sagesse et la lenteur d’une tortue centenaire et un regard d’enfant. Il séjourna deux mois dans une chambre de la maison et passa la quasi totalité de son temps dans l’arrière-salle de l’atelier à regarder les tableaux. Il écrit des notes sur certains tableaux, des remarques de tous genres. Il m’a dit qu’on voyait quelquefois apparaître dans les paysages les plus désertiques d’immenses foules, visages innombrables dont on entendait les chuchottements ou les cris, que l’ensemble des tableaux représentait une variété infinie de visages, de tout âge et de toute région du monde, avec des expressions et présences infiniment variées, de joie ou de douleur, de tristesse, de bonheur, d’hébétude ou de clarté, de force ou de faiblesse, de lumière ou d’obscurité, de passion, de souffrance, de haine ou d’amour, et que si on regardait les visages encore plus longtemps, il apparaissait, avec la même lenteur qu’était apparu dans un premier temps le visage, un paysage à l’intérieur du visage, qui à son tour faisait apparaître, après un certain temps et si on se tenait à la bonne distance et dans la lumière qu’il fallait, un autre visage, et ainsi de suite se succédaient incommensurablement des apparitions et que chaque tableau offrait donc une vision infinie de visages et de paysages dont on ne pouvais jamais venir à bout.
Huitième nuit
Ce même ami peintre avait fait beaucoup d’esquisses dans sa jeunesse. Des esquisses d’après nature. Il aimait en particulier se ballader dans la ville et dessiner les rues et les immeubles, les passants, se mettre discrètement dans un coin et y passer le temps nécessaire pour faire une esquisse. Une fois, c’était pendant la guerre, le bâtiment qu’il était en train de dessiner fut bombardé. Il n’avait pas achevé son esquisse, avait dessiné les premier traits, la structure de l’édifice était déjà totalement identifiable, il était sur le point de terminer une première ébauche quand un avion est apparu furtivement dans le ciel, a lâché une bombe et a disparu ; l’édifice s’écroula, invisible dans la fumée géante et sombre des flammes. Le crayon à la main, il regardait le spectacle monstrueux et splendide du feu anéantissant. Sur sa feuille figurait, muette et implacable, l’édifice encore debout l’instant d’avant.
Neuvième nuit
Je viens de penser que depuis déjà des années j’ai abandonné mon travail de commentateur d’images. A un moment j’ai eu le profond sentiment que les images que je voyais m’appelaient au silence. Cela est arrivé subitement, sans prévenir, c’était un moment particulier, une belle nuit d’été, c’est pourquoi j’y pense maintenant, au début de cette nuit qui est aussi une belle nuit d’été. Cela est arrivé subitement et s’est imposé de toute évidence, presque sans problème, et il ne m’a pas été difficile de cesser ma parole de commentaire. J’ai même dû éprouver une sorte de soulagement, le soulagement ambigu dû au pressentiment d’un avenir qui ne va pas de soi. Car ce silence, il m’a fallu l’organiser. Il ne s’agissait pas simplement de se taire, non, ce n’en était qu’une toute petite parcelle, se taire n’était que le commencement du silence. Il ne s’agissait pas non plus de dissimuler ce que j’avais envie d’exprimer, de ravaler ma parole et d’éprouver la frustration de ceux qui se taisent par contrainte. Non. C’était tout autre chose. Imaginez une tour, une haute tour très simple, très simplement construite mais pleine d’enfonçures. Vous la voyez d’abord de très loin, elle vous semble à la fois petite et sommairement construite. Puis elle s’approche de vous, ce n’est pas vous qui marchez vers elle, c’est elle qui vient vers vous, vous ne savez pas comment. Vous commencez lentement à distinguer les enfonçures. La tour qui vous paraissait petite et sommairement construite est à présent plus grande et de plus en plus belle. Au fur et à mesure vous vous apercevez que les enfonçures sont en réalité des fenêtres et que depuis chaque fenêtre un visage vous regarde. Vous êtes immobile, vous savourez le bonheur de rester immobile et que quelque chose d’immense s’approche de vous dans un mouvement lent et plein de grâce. Vous pouvez voir à présent la couleur de la tour, ce rouge de terre cuite si chaud tourné discrètement au jaune et au brun par endroits. Puis vous remarquez que certains visages vous parlent dans différentes langues que vous ne comprenez pas forcément. Mais vous comprenez qu’il s’agit d’une invitation, qu’ils vous invitent à entrer dans la tour, à visiter les chambre et parler avec les habitants. La porte d’entrée de la tour est à présent à quelques mètres de vos pieds, il vous suffit de marcher à peine quelques minutes pour l’atteindre. Vous le faites, vous montez les escaliers sombres aux interminables marches. Vous entrez dans les chambres, vous faites la connaissance des gens, et cela vous prend plus de temps que prévu. C’est ainsi que je décrirai ce silence.
À ceux qui me posent la question et que je ne connais pas, je réponds que si j’ai opté pour le silence c’est parce que j’étais fatigué de ma propre parole, non pas une fatigue physique qui se dissipe avec le repos du corps et un paisible sommeil, mais une autre fatigue, inépuisable, qui ne se fatigue de rien d’autre que du silence.
Dixième nuit
Il y a quelques nuits, j’ai découvert dans mon propre appartement une chambre. J’habite dans cet appartement depuis exactement cinq ans et croyais en connaître tous les recoins, et a forciori toutes les chambres, d’autant plus qu’il est petit et simplement construit, composé de deux chambres et, très banalement, d’une cuisine, d’une salle de bain, d’un couloir et d’un débarras. L’une des chambre, celle parfaitement rectangulaire, dispose d’un balcon. Il est très rare que je me réveille en plein milieu de la nuit, je ne suis pas insomniaque et jouis généralement d’un paisible sommeil nocturne. Il m’arrive toutefois très exceptionnellement de me lever la nuit par une incommodité de température ou bien une difficulté de digestion ou encore par un souci temporaire qu’il m’est difficile de maîtriser, mais ce dernier est encore plus rare vue la simplicité de ma vie, totalement dépourvue d’ambition, ce qui me permet de me satisfaire de peu et m’épargne toute grande angoisse liée à une volonté de changement ou au sentiment de concurrence. Mais l’autre nuit, alors que je m’étais réveillé et m’apprêtais à aller dans la cuisine pour boire de l’eau, en traversant le couloir, j’ai cru distinguer, quasiment en face de la cuisine, une porte. A cet endroit du mur j’avais pris l’habitude de voir une craquelure du plâtre que je m’étais depuis longtemps promis de couvrir. Mais voilà que ce que j’avais toujours pris pour une craquelure n’était qu’un petit fragment d’un chambranle qui encadrait une porte toute blanche, laquelle, il est vrai, ne se dinstinguait pas facilement du mur blanc. Je me suis rapproché pour regarder de près. C’était bien une porte. J’ai appuyé légèrement avec ma main droite pour la pousser, elle s’est ouverte vers l’intérieur sans effort. C’était en soi plutôt agréable de découvrir une pièce supplémentaire dans l’appartement où j’avais déménagé cinq ans auparavant, cependant le trouble que me causait l’étrangeté de la situation m’empêchait de jouir de ce qu’elle pouvait contenir d’agréable. J’ai hésité un moment devant la porte, elle s’était légèrement ouverte vers l’intérieur et à travers la fente une raie de lumière pénétrait déjà dans le couloir. J’ai fini par ouvrir la porte. C’était une grande chambre carré où il faisait jour. Le sol était dénivelé et pour entrer dans la chambre il fallait descendre deux petites marches au seuil de la porte. C’était une chambre presque vide mais elle donnait l’impression d’être habitée, il y avait un lit, une table, une jolie petite armoire en bois, un miroir au mur. Les murs et le plafond étaient blancs, le sol était recouvert de carreaux de terre cuite d’un brun rouge terre de sienne qui est une de mes couleurs préférées depuis mon enfance. L’ameublement vétuste de la chambre laissait percevoir son espace et la rendait en même temps humaine en lui donnant sobrement un aspect vécu. Je me trouvais au milieu de la chambre, face à la grande fenêtre qui donnait sur un jardin. J’ai reconnu des peupliers au loin, un vigoureux cyprès au beau milieu, à mi-distance entre la fenêtre et les peupliers, j’ai avancé ensuite afin de mieux regarder le jardin et j’ai alors découvert un balcon orné d’une très jolie balustrade en fer forgé avec des motifs de floritures fines et une chaise sur laquelle je me suis assis. L’existence de ce balcon était ce qui me surprenait le plus : que je découvre au bout de cinq ans, au hasard, par une nuit d’été, une chambre dans mon propre appartement, cela était certes tout à fait déconcertant, mais après tout, une fois les premières minutes d’étonnement passées, devenait relativement plausible. Mais un balcon donnant sur un immense jardin alors que j’habite en pleine ville et dans un quartier un peu bruyant où se mélangent activités commerçantes et immeubles résidentiels ? Je savais pertinemment, pour avoir de nombreuses fois regardé le plan de la ville, qu’il n’y avait à proximité de chez moi aucune trace de jardin, même pas un petit parc ou un coin de verdure. Je me suis assis et j’ai regardé les arbres et les arbustes. J’ai pensé que je rêvais peut-être, que ce jardin, tout bêtement, n’était autre qu’une représentation cliché du paradis ou bien une image nostalgique et tout aussi cliché de l’orient de mon enfance. Mais, heureusement ou malheureusement, il n’en était rien : il m’arrive d’avoir ce type de réflexion en plein rêve, et cela annonce alors plus ou moins la fin de mon rêve ou bien un tournant dans la situation rêvée ; il m’est arrivé, dans mes pires cauchemares, de dire à mon bourreau : fais ce que tu veux, ce n’est qu’un rêve, et alors soit il me tuait sur le champ, soit il était soudain pris d’une profonde compassion pour moi, ou encore, ce qui était plus souvent le cas, dépassé par l’absurdité de la situation et se sentant irrémédiablement insignifiant, il se tuait lui-même. Mais cette pensée ne changea rien. Je me trouvais toujours sur ce balcon en face de ce jardin dont je regardais à présent avec plus de considération la composition, le genre des plantes, la forme des fleurs et la variété des arbres. J’étais triste cette nuit-là je ne sais pourquoi et la vision de ce jardin me consolait. Une lumière intense éclairait tout, un ciel bleu éclatant au-dessus des arbres dominait le paysage. Tout était clair, absolument dépourvu de secret. Je continuais à contempler le jardin mais ce n’était pas vraiment une contemplation car le temps n’avait pas de longueur, pas de durée. Mes yeux s’étaient familiarisés avec ce qu’ils voyaient, connaissaient mieux le jardin, et pourtant c’était toujours le début : j’étais continuellement dans la fraîcheur du premier instant, celle à la fois de l’évidence et de la surprise. J’ai cependant remarqué que quelques heures venaient de s’écouler et que ma nuit sans sommeil ne m’avait nullement épuisé. Quand je suis ressorti de la chambre, il faisait encore nuit dans mon appartement. A mon retour, après avoir bu un verre d’eau dans la cuisine, un changement imperceptible s’était opéré dans le paysage. Je me trouvais exactement au même endroit, la chambre était exactement la même, mais le paysage face à moi n’était plus le même et j’étais incapable de dire en quoi. Peut-être un arbre en moins, et pourtant non, le ciprès et les peupliers, qui sont du reste mes arbres préférés, étaient tous là à leur place, le ciel avait la même couleur, et pourtant j’avais la profonde certitude que quelque chose avait changé. J’ai fini par renoncer à chercher, car cela m’empêchait de regarder le paysage avec la même tranquilité qu’auparavant. Sa vue ne me fatiguait pas, et sa familiarité n’enlevait rien à sa beauté. Puis, après un temps assez long et alors que je ne pensais plus à ce changement imperceptible, j’ai senti comme un regard sur moi, comme si quelqu’un dans le paysage me regardait, ou que le paysage tout entier était devenu regard. J’ai continué à regarder sans chercher, en laissant ce regard se poser librement sur moi, peut-être en lui faisant sentir qu’il pouvait tranquillement me regarder sans s’inquiéter d’une quelconque méfiance de ma part. Je voulais qu’il me regarde et qu’il sache que je sais sa présence sans en ressentir la moindre inquiétude. Puis, au paroxysme de ma tranquillité, j’ai perçu, tout près d’un peuplier, des yeux qui me fixaient. J’ai aperçu le visage presque de suite, mais, en croisant le regard, j’ai vu d’abord les yeux comme deux points d’extrême vitalité. Je ne peux exactement décrire ce que j’éprouvais en sentant le poids leger de ce regard qui me visait de toute son intensité. Je ne me sentais ni agressé ni accueilli, ni menacé ni rassuré, nous n’étions ni l’un ni l’autre en mesure de communiquer en dehors de cet échange de regards. Cependant le visage s’est mis à bouger et un corps s’est avancé de quelques pas. Je voyais à présent une femme debout devant le peuplier. Sa silhouette même semblait appartenir au paysage, il y avait une sorte d’intimité entre elle et le lieu comme si elle y habitait, qu’elle y avait depuis toujours habité et qu’elle regardait celui qui venait d’y faire intrusion, le premier depuis longtemps, le tout premier peut-être. J’étais l’intrus, moi qui me croyais chez moi en train de jouir de la vue de mon balcon. Mais ce n’était pas désagréable dans la mesure où elle me regardait comme on peut s’intéresser à un intrus, l’observer et vouloir en savoir plus. Elle a fini par faire un geste en levant le bras. Elle faisait signe vers l’escalier qui descendait du balcon au jardin et que jusque-là je n’avais pas remarqué. C’était une invitation à descendre dans le jardin. Il y avait beaucoup plus de marches que je ne pensais, ma descente dans le jardin fut longue et laborieuse, mais en descendant ma vision du jardin changeait progressivement, je me rendais compte de l’immensité du lieu et de la hauteur des arbres. Et, au moment où j’ai mis les pieds au sol, j’ai constaté que la femme était beaucoup plus loin, que pour l’atteindre il me fallait encore longuement marcher.
Elle resta silencieuse, sans réaction aucune. Je parlai le premier.
– Vois-tu, je vis dans mon appartement depuis près de cinq ans et voilà que cette nuit j’y découvre une chambre avec un balcon et ce jardin, ces peupliers et ce cyprès et ce ciel bleu et toi qui me regardes de loin. Et me voilà à présent dans ce jardin à tes côtés au grand jour alors qu’il fait nuit noire chez moi, à moins qu’ici, ce jardin et ce ciel et ces cyprès ne soient aussi chez moi, et que toi aussi, tu ne sois quelqu’une que je connais sans le savoir. Me voilà qui t’adresse la parole sans savoir si tu comprends ma langue, me voilà en somme perdu et ignorant à tes côtés.
— Je sais que tu ne sais rien, que tu ne peux rien savoir de cette nuit dans ton appartement et de ce jour dans ce jardin. Je sais que tu découvres cette chambre et ce jardin et que tu n’es pas épouvanté mais plutôt tranquille, presque déjà familier avec le lieu. Ce jardin a toujours existé, et cette chambre aussi et moi ici dans ce lieu qui est ma demeure. Il te fallait cette nuit pour venir ici, il te fallait du temps pour faire ce détour, regarder de l’autre côté de ton appartement, là où tu croyais voir seulement un mur. A toi de voir une craquelure à la place de la porte ou une porte à la place de la craquelure. Maintenant que tu es ici pour la première fois, déguste la vue de ce jardin mais saches aussi que tu ne pourras pas y pénétrer à tout moment comme dans n’importe quelle autre pièce de ton appartement mais seulement quand ton regard voit une porte, et cela n’est pas définitif, tu découvriras indéfiniment la chambre et ce jardin à chaque fois que ton regard t’y appelleras et à chaque fois ce sera la première fois, la même chambre, le même balcon, le même jardin et moi toujours la même femme à la même place à qui tu pourras librement adresser la parole ou non.
Onzième nuit
Au fur et à mesure qu’il avançait dans la vie, il semblait de moins en moins savoir, de plus en plus ignorer. Du monde en général, mais surtout de lui-même. Sa naissance dont il avait si souvent prononcé ou inscrit dans les formulaires et documents la date et le lieu lui paraissait un événement de plus en plus obscur. Sa vie, dont il avait toujours pensé être maître, semblait lui échapper, semblait lui avoir depuis toujours échappé. Son visage qui à force de familiarité lui était devenu depuis longtemps invisible se montrait soudain comme un dessin fait de méandres incompréhensibles et nébuleux. Son corps, cette statue de viande et d’os, si bien, si symétriquement structurée, dotée d’une dynamique lui permettant une variété infinie de mouvements, l’étonnait de sa puissance et l’épouvantait de son étrangeté. Il continuait pourtant à vivre au même rythme, mais s’observait plus tout en ne changeant rien à la réalité de sa vie. Cette ignorance lui donnait au contraire comme une nouvelle envie de vivre, presque une joie de vivre mais d’un genre très particulier, fondée sur un profond sentiment de perte. Il avait l’impression d’attraper sa vie en pleine course, ou plutôt de se rendre compte qu’il ne pouvait ni attrapper sa vie ni se saisir lui-même, et avait cependant le sentiment qu’il découvrait une impossibilité qui avait depuis toujours été là et qui semblait se laisser volontiers noyer par l’illusion du contraire. C’était presque une nouvelle vie, avec quelque chose de moins, comme si en son plein milieu un vide s’était soudain révélé au grand jour, ou avec quelque chose de plus, avec la conscience de ce vide en plus. Mais ce vide, cela lui paraissait avec force, était aussi le centre vital de la totalité de son existence, l’espace où respirait silencieusement toute sa vie d’homme depuis l’instant de sa conception. Il avait un visage, une existence qui se suffisait à elle-même, génératrice de multiples espaces de vie, ceux précisément qui lui avaient permis de vivre. C’était comme si ce vide sortait de son silence et demandait à être vu et reconnu, à être appelé de son nom et considéré en tant que tel.