Pedro Kadivar | Seizième nuit d’été
Être né comme moi à une époque où les ruines ont un éclat si lumineux au-delà de leur beauté ou indifférence chères aux hommes sinon à toutes les autres depuis qu’ils existent, ruines d’âmes vaincues sur de vastes continents, pierres poreuses qui brillent dans la nuit, solides vestiges de ce qui fut, délabrements de l’extrême ancien et traces d’un avenir probable et incandescent – il me semble d’ailleurs parfois que ma vie est entièrement vouée au rétablissement du sens et du nom des ruines du futur dont dépendra une haute perception de tout ce qui adviendra – , bref donc, être né comme tous mes contemporains à une époque où les ruines scintillent aux lointains pays qui les habitent a pour conséquence l’invincible déhiscence que j’éprouve en m’endormant la nuit d’où surgissent de fragiles eaux profondes qui coulent en moi jusqu’à l’aube. C’est du moins ce que je soupçonne depuis quelques nuits puisque mon insomnie n’est plus ce qu’elle a sinon toujours été, une longue marche nocturne sur les trottoirs déserts de la ville, mais une contemplation amoureuse de forêts sans fin. Par le fluide qui m’y conduit, j’arrive à capter tout leur éclat, car plus indomptable est mon insomnie plus aiguë est ma perception de ces forêts de ruines qui s’étendent devant moi jusqu’à l’horizon par elles rendu invisible. Je n’y marche pas, je me trouve assis à un point toujours le même d’où l’on peut jouir de la meilleure vue de ces restes d’époques futures qui sont déjà membres de corps d’avenir, sexes d’hommes et cris de femmes, obélisques qui s’érigent dans le ciel étoilé et scintillent déjà même pas encore fœtus, promesse d’une continuité incertaine de l’humanité, promesse encore muette, modeste comme l’homme archaïque, comme le premier homme qui n’avait pas de nom et n’en eut jamais, celui qui ne sut se nommer et en mourut dans le souvenir de ses semblables futurs et celui de vagues antécédents. C’est aussi lui qui me fait face dans ces forêts de ruines, qui apparaît entre les arbres, nu, violent, indestructible. Je voudrais l’aborder, marcher vers lui, mais il m’ordonne d’un geste simple de rester à ma place, de demeurer assis toute la nuit pour être l’épicentre illusoire d’un observatoire commun auquel tout insomniaque aurait accès à condition d’être porté par les eaux fragiles et profondes de son insomnie. Il m’ordonne irrévocablement de demeurer à ma place pour m’aborder plus tard lui-même, se présenter de son nom innommable, me parler de sa langue sans voix où se pointe l’absence de grammaires naissantes. C’est lui-même qui m’abordera et nous nous promènerons en forêt jusqu’à l’aube ; il me dira ce qu’est la parole qui précède la parole, le bourgeonnement des faits, le bruissement de l’actuel, l’incandescence du futur dans l’origine, il ne me dira rien et me dira ainsi le bruit de nos pas, il me dira la souffrance archaïque d’hommes futurs en lui, il me dira sa perdition dans les forêts et me demandera de lui parler. Je ne dirai rien et lui ferai entendre à mon tour le bruit de nos pas sur le sol rêche de la nuit au point extrême de notre ressemblance. Et je redoute d’avance la douce brutalité de notre rencontre et l’étendue modeste de son écho dans ma vie, l’amplitude de gestes qui feront date en moi, qui chaque nuit feront date dans chacun des instants d’une vie menée nuit et jour dans l’effort de l’anonymat, la mienne et celles inconnues hors de ma portée. L’odeur de sa peau quand il se tait, parole fendue par les soubresauts du corps, la première forme humaine sous le ciel, la première ruine d’homme du lendemain, trace de l’improbable envahissant. Moi-même envahi en cette nuit par lui, le premier homme que je fus moi-même et furent tous mes semblables, pour m’éveiller à l’aube et le retrouver en moi et en tout autre que moi en pleine ville.
Il me dit chaque nuit qu’il n’est pas mort, que depuis sa mort il n’a jamais cessé son effort de se nommer dans lequel se perpétue le futur inextinguible de notre race. Il me dit qu’il n’est pas mort mais que depuis sa mort il a trouvé refuge en moi et en d’autres à qui il fait part de son effort incessant de se nommer afin de se reposer un instant de sa tâche, pour se consoler de sa solitude, et qu’il éprouve dans son effort même qui jamais ne parvient à sa fin, car s’arrêterait l’humanité entière le jour où l’homme archaïque parviendrait à se nommer, une complicité, une jalousie et une admiration, tout à la fois, envers les hommes qui se nomment et meurent dans leurs noms et pensent qu’en se nommant ils ont nommé la vie et tous leurs semblables pour le restant de la nuit.