Pedro Kadivar | Trentième nuit d’été
Revigoré par le souvenir de ma naissance, par le désir de vivre qui m’anima autrefois au moment décisif, motiva mes gestes et mon cri en sortant du ventre de ma mère, et qui m’habite toujours avec la même force, toutefois avec des moments d’extrême intensité comme cette nuit où passant près du fleuve je rencontrai ma mère en train d’accoucher de moi, une seconde fois pensai-je, une troisième peut-être, une énième fois m’a-t-elle dit en riant, et cela ne s’arrêtera pas jusqu’à sa mort a-t-elle crié au paroxysme de son rire, alors que sorti me promener en pleine nuit dans les alentours pour me consoler d’une tenace insomnie j’avais pensé ne croiser personne, même pas mes semblables insomniaques qui préfèrent rester dans leurs jardins et compter les étoiles jusqu’au retour du sommeil, j’ai pensé entreprendre un nouveau voyage pour m’oublier, en me faisant parcelle la plus infime et devenir léger comme le vent et comme la poussière qu’il emporte. Le voyage, une occupation familière pour moi, et l’oubli de moi-même un ancien rituel, un remède efficace contre la pesanteur d’une existence factice qui se fait sournoisement passer pour la plus réelle, celle qui vous fait croire que vous êtes né une seule fois pour toutes et mourrez une seule fois pour toutes après le déroulement d’un temps durant lequel votre corps grandit et fleurit et se fane, c’est contre le mensonge le mieux partagé, le plus contagieux et le plus meurtrier, que, la nuit dernière, revigoré par le souvenir de ma naissance, par le désir de vivre qui m’anima autrefois au moment décisif, je m’insurgeai une énième fois, fis vœu de légèreté et formai intention de voyage. Au retour de ma promenade, pensant que le sommeil me reviendrait une fois rentré chez moi, j’ai recroisé ma mère au même endroit au bord du fleuve, qui se reposait de son accouchement de moi, observant ma marche de l’autre côté sur l’arrière-fond d’un ciel qui appelait le jour. Ayant deviné mon intention de voyage, elle me jeta une longue valise qui atterrit exactement à mes pieds. Je l’ouvris et j’y découvris mon visage de nouveau-né, criant, riant, un corps s’agitant par le plein désir de vivre qui me regardait tout droit dans les yeux. « Emporte-le avec toi en voyage ! » me cria-t-elle de loin, de l’autre côté du fleuve, sans élever la voix. « Emporte ta naissance avec toi, le nouveau-né que tu fus, qu’il est, que tu es, entends son cri et vis sa joie en contrées lointaines, au désert, en mer et à la montagne, pense à elle la nuit quand le sommeil t’échappe et le jour en marchant dans la ville, car moi j’accouche chaque nuit de toi au bord du fleuve et regarde ton visage toujours le même à chaque naissance et criant pareil, et ton corps faisant les mêmes gestes, animé tout entier par ce qu’il te fallut autrefois de désir pour venir au monde et grandir et pour marcher à présent au bord du fleuve à l’heure d’insomnie ! »