Pedro Kadivar | Vingt-troisième nuit d’été
Jamais je ne voulus mourir.
Il y eut de sombres moments où je souhaitai la mort à mon corps, pourvu que mon regard y survécût. Et de plus sombres où je laissai mourir mon nom pour qu’il fût ensuite enterré au plus profond et que plus personne ne l’entende. Et de plus sombres encore où je voulus ma langue morte et me vis coudre ma bouche de mes propres mains, faisant traverser soigneusement mes lèvres de fil et d’aiguille et jaillir le sang à l’endroit où jusque-là je n’avais encore jamais saigné. Avoir la bouche cousue en sang, ce fut le plus sombre de mes cauchemars. Et pire encore ce fut que je me baladai dans ce même cauchemar sur des trottoirs peuplés et que personne ne pouvait voir que j’avais la bouche en sang, on m’adressait la parole et attendait que je parle à mon tour en se demandant pourquoi ce silence. J’ai traversé la ville par une longue marche, désarmé face à l’étonnement de ceux qui m’avaient jadis entendu parler avec un appétit insatiable, qui m’avaient connu prolixe, jubilant dans ma parole comme par un miracle qui ne s’épuise pas, qui ne devient jamais ordinaire, qui demeure miracle en m’échappant toujours. Puis je me vis marcher au fond de la mer comme je venais de marcher en ville. Mon pas était plus lent, mon corps vacillant, ma démarche aérienne, mais je sentais la terre sous mes pieds. Les poissons, muets depuis des millénaires, me regardaient et passaient leur chemin, sans voir ma bouche cousue en sang. J’entendais la rumeur des eaux, sourde clameur des profondeurs où nul bruit n’a lieu. Je marchais toujours dans ce cauchemar qui n’en était plus vraiment un, car devenu moi-même un être aquatique j’appartenais désormais à un monde où le silence était la loi. J’avançai doucement et remarquai de loin une immensité obscure, opaque, immobile. Je marchai longtemps en sa direction avant de constater que son immobilité était imparfaite et de deviner une calme respiration, si calme qu’elle en devenait imperceptible. Puis, en m’en approchant davantage, quoique encore très loin, j’ai senti peu à peu la douce chaleur qui en émanait. Je dus encore marcher très longtemps pour distinguer sur le corps obscur et volumineux, loin de moi, en hauteur, une tache brillante. C’était une baleine. Je m’arrêtai. J’étais debout loin d’elle et je me vis debout dans son œil, je me vis debout la bouche cousue en sang dans l’œil de la baleine, car ma longue marche au fond de la mer n’avait pas suffi à laver le sang et même je saignais toujours. Je sus que la baleine me regardait et voyait ma bouche cousue en sang. Ses paupières étaient parfaitement immobiles, il n’y avait nul indice, nulle réaction à mon égard, mais j’avais la certitude que l’œil qui me regardait voyait ma bouche saigner et soupçonnait mon cauchemar où j’avais cousu mes lèvres de mes propres doigts. Ce fut la fin de ma longue marche et la dernière image de mon rêve, moi debout regardant mon propre reflet dans l’œil de la baleine, soulagé qu’un être enfin me saisisse, et pas n’importe lequel, celui doté d’une immensité magnifique, du plus volumineux corps vivant sur cette terre, souvent invisible aux hommes. Et en me réveillant je ne savais plus qui j’étais, cette baleine gigantesque ou bien cet humain aquatique, en comparaison minuscule, qui contemplait son propre reflet dans l’œil de la baleine.
Il y eut certes ces moments sombres mais jamais je ne voulus vraiment mourir.
J’envoyai aussi parfois, comme tout homme, le monde entier au diable, lors de sourdes colères où je voulus survivre à la destruction du monde entier une fois moi-même sauvé ainsi de ma colère. Je regardai parfois la vie comme un aveugle regarde le soleil avec la même indifférence obscure de la cécité, avec le même trouble, sentant sa chaleur sur ma peau sans jamais en saisir la source. Et aussi des matins où, en me réveillant, je voulus être tout autre sauf moi-même, sauf ce que j’avais toujours été depuis ma naissance, un homme errant aux frontières, sur les trottoirs peuplés de vide et d’êtres errants comme moi-même, un être anonyme dont les semblables sont innombrables.
Mais mourir, non, jamais je ne le voulus vraiment.