Peter Kurzeck | Als Gast, En invité

C’était en mai 2007, Cécile Wajsbrot était en résidence à Berlin, elle venait d’assister à une lecture de l’écrivain allemand Peter Kurzeck, vous lirez le récit de cette lecture ici.

Vous lirez ci-après sa traduction des premières pages de Als Gast, « En invité ».
Et d’abord elle nous présente l’ensemble de ce grand projet littéraire.
Merci à elle de nous avoir confié ces pages.

DD


 

Cela se présente ainsi – des livres colorés, chacun d’une autre couleur. Vert, orange, rouge, bleu, jaune, dans le désordre, en tout cas cinq volumes déjà parus d’un projet fou. Douze étapes d’un cycle intitulé « Le vieux siècle », Das alte Jahrhundert, que l’éditeur préfère appeler chronique autobiographico-poétique. C’est l’année 1982, l’année 1983, 1984. Mais l’ordre d’écriture ne suit pas forcément l’ordre chronologique et à l’intérieur de ces années défilent d’autres époques. Par exemple, dans le plus récent, Vorabend - qu’on traduirait par « La veille » mais qui littéralement pourrait signifier avant le soir, ou le soir d’avant -, le volume rouge qui compte un millier de pages remonte à l’enfance, la jeunesse, aux années 50, 60, 70 dans une petite ville, presque un village, de la région de Giessen. Mais le cadre narratif est un week-end de l’automne 1982. Comme Als Gast – « En invité » - se situe en mars 1984. Ces dates sont des balises dans le temps, de simples points de repères, comme les marques sur les arbres dans les sentiers de grande randonnée. On ne sait pas forcément où on est mais on sait qu’on est sur le bon chemin, qu’on va dans la bonne direction. Ce roman, le cinquième, fut dicté durant l’été 2010. Dicté puis transcrit – la méthode désormais adoptée par l’auteur. Car si Peter Kurzeck est un écrivain, il est aussi un narrateur et dans des livres audio qui ont contribué à sa renommée en Allemagne, sa voix mélodieuse et timbrée conte toutes sortes d’histoire, son village, ses lectures publiques, un train qui démarre avec ses bagages mais sans lui - le déroulement de la vie et du temps. Les livres audio deviennent des livres écrits, les livres écrits des livres audio, peu importe dans quel sens s’effectue le passage, peu importe aussi l’ordre de lecture de cette gigantesque chronique qui n’en est pas encore à son milieu. C’est une œuvre à nulle autre pareille. Editeurs et lecteurs français, n’ayez pas peur. C’est une œuvre ouverte, dans laquelle on peut entrer et sortir à sa guise, une œuvre originale et en même temps accessible, une œuvre qui nous attend, comme un trésor à découvrir. Et puis, Peter Kurzeck vit parfois à Francfort, et parfois dans le sud de la France, à Uzès. Dans la maison qu’habitait André Gide. N’est-ce pas un signe ?

Cécile Wajsbrot.

L’extrait traduit ici est le début du deuxième volume de la chronique de Peter Kurzeck intitulé Als Gast, il est paru, en Allemagne, en 2003.

Lire la présentation de Un été sans fin qui constitue, en quelque sorte, la préface du cycle. [septembre 2013]


 

1

Premier mars. Onze heures passées, bientôt onze heures et demie. Une série d’immeubles de rapport. Francfort. Une rue calme de Francfort. Une matinée claire devant l’entrée d’une maison ouverte. La rue s’appelle Robert Mayer Strasse. Pas loin de la fac, pas loin de la gare Westbahnhof. Pas très loin de la Jordanstrasse. À Bockenheim, à Francfort-sur-le-Main. Année 1984. Verte, la Passat Volkswagen, un vieux break. Portière arrière ouverte. Tout près un homme barbu, blond. En jean et pullover, un pullover cher. Et un deuxième, qui sort de l’immeuble, deux caisses à bout de bras, allant vers la voiture avec ses pensées. Claires, ouvertes, en bois de pin, les caisses. Papier à l’intérieur. Blocs-notes, chemises, un classeur. Charger et caler les deux caisses. À côté d’une grosse machine à écrire électrique. Un oreiller, une couverture, des livres. Clarté de l’air. Il ne fait plus aussi froid. Mars et bientôt midi. Dans l’immeuble voisin, au premier étage, on fait le ménage. Quelqu’un siffle. Toutes fenêtres ouvertes. Sur la vieille voiture, se détachant nettement sous la lumière de mars, la peinture abîmée, les bosses, la rouille. Après un long hiver les pneus usés à force de rouler, les traces de sel sur les roues et la carrosserie. Deux hommes : le deuxième, c’est moi ! Cris aigus dans le caniveau, rassemblement démocratique de moineaux municipaux. Dans les jardinets les merles immobiles. Poubelles, jardins déserts. Les merles noirs immobiles devant les lucarnes des caves. Dans les caves les hivers passés empilés, conservés au grand complet. Enterrés. Emmurés. Empaquetés dans des caisses et des barils. Classés par année. De nombreux hivers. Et les poubelles comme les merles doivent gérer les hivers passés, sans interruption. Faire de leur mieux. Depuis des années. Tous les hivers au grand complet. Tout le temps. L’ensemble du temps. Chaque instant. Les poubelles se dressent, fermes et décidées, montent la garde. Ça sent le fuel. Les lucarnes des caves ont le regard insistant. La voiture. Deux hommes. Le deuxième, c’est moi ! Retourner encore dans l’immeuble ? En pensée déjà en avant, en pensée dans l’escalier. À grands pas. Et là, sur le trottoir, dans la lumière de mars – c’était quoi ? En marchant, buté du pied, minuscule – ça saute devant toi ? Une bille, un caillou, un noyau ? Une illusion des sens ? Une erreur ? Desséché et léger, décoloré comme de vieux os secs, de la consoude, mais si vif. Un signe ? Puis enfin reconnu ce que c’était – un noyau de cerise ! Un noyau de cerise, comme il saute ! Un noyau de cerise de l’an dernier et tout l’hiver sous la neige. Un noyau de cerise en mars ! Avant aussi, ce genre de noyau de cerise, les matins clairs, le temps, à grands pas, et les journées de mars avec moi-même. Dans l’enfance déjà. Dans l’enfance, ramassé chaque noyau, soufflé dessus, parlé, planté. Faut-il le ramasser ? Le prendre ? Le noyau, une fois pour toutes ? Ou suffit-il de l’emporter en pensée ? Gravillon, sel et traces de cendres sur le trottoir. Un long hiver qui devrait se terminer, te dis-tu.

Clarté de l’air, si clair qu’il faut sans cesse cligner des yeux ! Il pourrait presque y avoir un papillon, un papillon d’été ! Blanc, jaune citron, orange ou bleu ciel ! D’un moment à l’autre ! Un papillon jaune, un Apollon, un grand paon de nuit, une piéride du chou. Tout de suite deux ou trois papillons avec la luminosité des couleurs et du nom, devant le petit mur du jardinet, près du montant du portail. Une volée claire ! Déjà tu ne saurais plus dire si c’est un vrai. Musique ? Piano ? Quelqu’un siffle. Ou est-ce la radio ? Clarté du jour, clarté de chaque son pénétrant dans le jour. La Robert Mayer Strasse, la Hamburger Allee. Le visage des immeubles. Un grand carrefour. En face l’entrée d’un entrepôt de bois. Devant l’entrée un camion avec un chargement de bois. Arrêté et klaxonne. Ne peut entrer parce qu’un autre camion veut sortir. Bruit. Tout se bouscule. Les feux, du rouge au vert. Au-delà du carrefour, le pont de chemin de fer. Le S-Bahn sur une voie aérienne. Un cycliste. Un balayeur des rues. Une vieille femme fragile avec un chien handicapé. Un vieil homme. En arrêt. Doit contempler comme un tableau, un souvenir vivant lointain, l’étendue vide du trottoir à ses pieds, si claire, si vide. Déjà les premiers écoliers sur le chemin du retour. D’abord les tout petits. Plus haut dans la Hamburger Allee, l’enlèvement des ordures, un peu en retard aujourd’hui. Le facteur à grands pas, d’un bâtiment à l’autre. Etroite et vieille, une papeterie d’autrefois. Une papeterie du temps des bouteilles d’encre. Un kiosque, une cahute typique de Francfort avec des clochards, des enfants, réglisse, cigarettes, bouteilles de bière, chocolat et chewing-gum. Les glaces, seulement en été. Deux clochards avec de bons sacs de couchage, un clochard avec un jeune chien. À Francfort-sur-le-Main le schnaps le moins cher se prend toujours debout, une eau-de-vie rapide. Il vaut mieux une vraie flasque. Colonnes Morris, couleurs, le jour, le jour d’aujourd’hui, placards d’affiches, journaux, une école, deux écoles, proches l’une de l’autre les deux écoles, cours de récréation, tramways, arrêts de trams, Francfort, Europe, le monde. Un jour de semaine. Le monde travaille. Comme dans l’univers des livres illustrés de ma fille, ce genre de moment. Elle s’appelle Carina. Aura bientôt quatre ans et demi. Les trains grandes lignes. Toutes les quelques minutes le S-Bahn qui passe sur la voie aérienne. Rapide, le chargement de bois sur le camion, planches et poutres. Le passager descendu. Se tient tout près et écarte les bras. Signes de la main, cris. Et le camion qui repart avec précaution. Marche arrière, a fait de la place pour que le deuxième camion puisse sortir. Des voitures klaxonnent. Soudain les moineaux, haut dans le ciel. Et les merles, la lenteur des merles. Comme s’ils devaient d’abord s’arracher. Chaque fois avec une légère secousse électrique. Sautillent comme l’aiguille des minutes d’une horloge de gare épuisée. Sautillent de l’instant à l’instant suivant. Le camion vide de la cour dans la rue, passe sous le pont de la voie ferrée. Direction l’autoroute. Vacarme du camion plein, maintenant, à l’entrée de la cour. Un entrepôt de bois. Commerce en gros et vente directe. Une à une les lettres de l’enseigne de l’entreprise se mettent à clignoter. Et tu sais ? Tu sais ? Dans cet entrepôt Sibylle se faisait découper des planches. Plusieurs fois par an. Faire faire une autre étagère. Jamais assez de place. Comme si l’appartement devenait de plus en plus petit, au fur et à mesure que nous y habitions. Et toujours plus de livres, trop de livres pour une vie honnête. Mais ça aussi, c’est terminé, terminé depuis longtemps. Un nouveau décompte du temps. Le vert de la Passat couleur herbe, couleur pré, œuf de Pâques. Sans doute achetée d’occasion, vieille, une voiture pratique. La porte arrière ouverte. L’un près de l’auto, l’autre près de la portière ouverte. Ce sera sa voiture. Le deuxième une fois encore dans l’immeuble, en ressort maintenant. Pantalon de velours, vieille veste en daim. Le deuxième, c’est moi ! À droite un sac de voyage et sur le bras gauche un manteau, bleu foncé ou noir. Journée brumeuse mais claire. Claire comme si bientôt le soleil, comme si ta main à peine dans l’air, légère, pour que le soleil perce. Devant tes yeux. L’instant d’après. Le premier mars et bientôt midi.

D’abord un hiver de pluie, puis un hiver de neige. Fin novembre la séparation. Comment avons-nous vécu avant, te demandes-tu, neuf ans de vie commune et tout ce temps, la séparation impensable ! Même pendant la séparation, même maintenant, impensable ! La séparation et tout de suite après un nouveau décompte du temps. Depuis ne me souviens plus d’un seul de mes rêves. Un nouveau décompte du temps. Chaque jour compter les jours. Quatre. Onze. Quatre-vingt dix-neuf. Cent quatre. Plus d’un trimestre déjà et comment tu te sens, me dis-je (je me voyais marcher au loin !). Déjà plus d’un trimestre et toujours abasourdi. Noël aux abonnés absents. Avant, déjà, l’été, perdu mon travail en fin de contrat. Pas très loin de l’appartement, pas tout près non plus. On pouvait y aller à pied. Un mi-temps dans une librairie d’occasion, irremplaçable. Pas d’argent (comme d’habitude) et commencé le troisième livre. Ecrivain. Ecrivain uniquement pour moi. Je n’ai pu déménager de notre appartement de la Jordanstrasse qu’en janvier. La dixième semaine après le nouveau décompte du temps. Une chambre dans un appartement étranger. Plutôt un débarras. Et dès l’emménagement, remarqué que je devenais un fantôme dans ce débarras – qui suis-je ? Pourquoi ici ? Dans le débarras seul avec moi-même. Peut-être invisible. Là, dans la Robert Mayer Strasse. Dans l’immeuble devant lequel nous sommes maintenant. Au premier étage. Comme peinte, une illusion d’optique, cette maison. Se dresse et paraît étrangère, se dresse et bâille. Vers le soir elle se met à trembler. Comme pendant la guerre, comme dans un tremblement de terre. Se dresse et tremble. Soir après soir. Dès que tu lui tournes le dos, elle ricane, se penche et fait des grimaces. Si tu la regardes, elle reste droite sans se déformer. Le jour, déjà le visage du soir. L’hiver. La plupart du temps, le soir. L’hiver toute l’année. Ai quand même écrit tous les jours, me disais-je (dois-tu te dire !). Ai écrit et pourtant tous les jours avec Carina. Mon enfant, ma fille. Encore petite ! Avec elle le matin. Chaque matin allé la chercher et avec elle à la crèche. En plein hiver. Nous voulons nous laisser du temps ! Les rues nous connaissent. Depuis longtemps. Commencent à nous parler, viennent doucement à notre rencontre. Le chemin du retour. Tous les jours elle a des mots nouveaux ! Aller la chercher à la crèche et pénétrer avec elle et avec notre fatigue dans l’après-midi. Un long hiver. Tous les soirs de nouveau dans la Jordanstrasse et la mettre au lit. Encore une journée en vie, sur terre, justifié sur la terre. Père. Ecrivain. Comme père, un enfant. Avec elle le monde, comestible pour une grande part, le monde, avec elle partagé les jours et les mots, les chemins. Jusqu’à la fin de l’hiver. Tu vois, on marche, là ! Le soir seul dans le débarras et devenir fantôme. Tous les soirs. L’argent, encore et toujours compter l’argent qu’il me reste. Même les pfennigs. Compter l’argent et les soucis. Pas assez d’air ! Avec moi et avec mon ombre à table, près de la lampe. Dans la lumière trouble. L’âge des cavernes. Contempler encore mon unique et dernière paire de chaussures, la droite, la gauche. Mon ombre fatiguée, les épaules voûtées. Le cou trop étroit. Debout et avaler. Regarder les chaussures sous toutes les coutures. Les encourager. Sont épuisées ! Epuisées et les rues n’ont aucun égard. Que puis-je dire, que peut dire mon ombre aux chaussures ? Bientôt minuit. Plus beaucoup de mots ! Que s’est-il passé dans ta vie pour que tu sois là à te geler, étranger dans le silence tardif, étranger, et pour parler à tes chaussures ? De la Jordanstrasse à la Robert Mayer Strasse, dis-je aux chaussures, on entre dans le soir. Retenez bien ! Pas à pas. Reposez-vous et veillez chacune sur l’autre ! Ce sont les derniers restes, ces chaussures. Elles ne dureront pas longtemps. Tout comme le temps. Sont éphémères. Pourquoi aussi affreuse, la lumière de la lampe ? La lumière de la lampe et mon ombre ? Bientôt minuit ou juste après minuit. L’immeuble tient et tremble. Un débarras. Un débarras dans lequel j’essayais de dormir en étranger. Avec précaution. Jusqu’à nouvel ordre. À la troisième personne. La nuit, les murs rétrécissent pour m’oppresser. Nuit après nuit se réveiller dans la panique de mes propres cris. Ou seulement rêvé des cris ? Et puis, alors qu’il me restait encore trois jours dans le débarras, un autre père, à la crèche : tu pourrais habiter chez nous ! Même longtemps, dit-il. Aussi longtemps que tu veux. Dans la Eppsteiner Strasse. Tu es déjà venu. Mais nous avons deux pièces en plus dans le même immeuble, sous les toits, un bureau pour Birgit et pour moi. Calme. Avec chauffage. Salle de bains. Juste que je puisse y aller quelquefois, dit-il. Mais dans la deuxième chambre, l’autre pièce. À ma table de travail, si j’y arrive. Assez de place. Pour que tu ne sois pas dérangé, tu peux venir voir. Nous étions devant la porte de la crèche. Le squat de la Siesmayerstrasse. Le matin. Venions d’amener les enfants, leur voix sonnant encore à notre oreille. Tout ce dont tu as besoin, dit-il, se tenant près de moi, tout est là. Lui aussi s’appelle Peter. Universitaire. Barbe. Docteur. Un visage ouvert, intelligent et ouvert. On peut déménager avec la voiture, dit-il. Tes affaires. Tu en as beaucoup ? Notre vieille Passat rouillée. Pratique. Un break. Tu as beaucoup d’affaires ? Et avec Birgit. Ça nous ferait plaisir. Tu peux emménager quand tu veux, me dit-il. N’importe quand. C’était avant-hier. Nous étions devant la porte. Fin février. Année 1984. Année pivot. Un jour de semaine. À peine neuf heures et demie. Le trottoir. La Siesmayerstrasse. Sur le chemin du retour un pain, acheter du pain et du lait. Dans les arbres le ciel urbain du matin et le monde, étendu et réel. Sentir le mot lait dans la bouche et sur la peau, du bon lait. Et comme avant, la faim du matin. Toujours plus, toujours plus fort le matin a une odeur de pain frais. Avant-hier ou le jour d’avant, et déjà il ne fait plus aussi froid.

Maintenant près de la voiture. Le sac de voyage, le manteau. Clarté du rayon de lumière sur les deux caisses en bois, lumière de mars. Bois de pin. Mes possessions. Chemises, classeur, blocs-notes. Mon manuscrit à l’intérieur. La machine à écrire tient bon ? Une grosse Olivetti électrique. Il y a cinq ans, l’à-valoir de mon premier livre. Comme nous l’avons gaiement rapportée à la maison après notre achat, Sibylle et moi. Maintenant près de la voiture. Les mains vides. Devant l’immeuble de la Robert Mayer Strasse. Tout chargé ? Les mains libres. Temps d’y aller ! Et je dois me répéter que tout cela est réel. Six semaines ici, et c’était bien moi. Et ce temps, mon temps à moi. Mais a déjà glissé hors de moi. Comme si ce temps n’avait jamais existé ? Ou suis-je toujours en vérité dans le débarras ? Comme emmuré, comme à l’intérieur de ma tête ! Bien installé sous la couverture et pas assez d’air ! Dans une cellule ! Perpétuité ! Un esprit, un fantôme, entouré de revenants ! Des pigeons s’envolent vers la Schlossstrasse et passent très haut, au-dessus du toit. La maison se dresse et bâille. Hypocrite. Ne fait pas de grimace. La séparation, faut-il survivre à une telle séparation ? Neuf ans ensemble, Sibylle et moi. As-tu envie de survivre à la séparation ? Comme si elle ne m’avait jamais connu, te dis-tu. Comme si toi-même tu ne t’étais jamais connu ! Neuf ans. Depuis plus de trois mois déjà. Un nouveau décompte du temps. Et toujours abasourdi. (Au loin, hors de portée de voix depuis longtemps – et tu te vois partir !) Sans cesse : une séparation, même si un seul des deux la désire, une séparation doit être possible à tout instant. Elle a le droit, se dit-on (à la troisième personne). La séparation n’est pas illégale. F,i,n,i, fini. Mais avec un enfant ? Un enfant, une fille, Carina. Bientôt quatre ans et demi. Replacer la machine à écrire. Ecris le livre jusqu’au bout ! Notre appartement de la Jordanstrasse, à deux pâtés de maison. Voler vers la maison ! Vite ! Je pourrais y être en cinq minutes, à pied ! Trois minutes et demie ! Hors d’haleine peut-être, mais au moins arrivé ! Replacer la machine à écrire. J’ai reconnu l’aspect de mon vieux sac de voyage au tout dernier moment. Des pays. Des dizaines d’années. Rien oublié ? La porte arrière fermée. Il faut tirer fort, il faut fermer deux fois ! Ça coince parfois, ça coince un peu. Ça coince apparemment depuis longtemps. Quelqu’un siffle. Ou est-ce la radio ? Ou la radio dans ta mémoire ? Près de la voiture. Si clair qu’il faut cligner des yeux en permanence. Lumière de mars. Les deux hommes montés en même temps à droite et à gauche. Le deuxième, c’est moi ! Portières fermées. Adieu prolongé. Le vieux siècle. Depuis Bockenheim traverser le Westend jusqu’à la Eppsteiner Strasse. Le premier mars et bientôt midi. Au moins pendant qu’on roule, le temps devrait, je devrais être léger ! Te dis-tu. C’est-à-dire moi ! Et maintenant ! Le monde commence à défiler.

 

  

2

À travers la ville et une fois de plus l’arrivée. Par un midi clair. Décharger tout de suite ! Caisses en bois, manuscrit, machine à écrire. C’est le plus lourd. Décharger et monter l’escalier. Il a fallu faire trois quatre allers-retours. Des livres, des livres pour les quelques jours à venir, des livres de la bibliothèque. La couverture de lit et l’oreiller. Une revue. Venant de la Jordanstrasse. Un vieux numéro de Pflasterstrand. Comme sous-main quand j’écris à la main. Pour l’heure, le vieux réveil électrique fatigué de Sibylle avec fil et prise. La couverture et l’oreiller, tu n’en auras pas besoin. Pour finir le sac de voyage et mon manteau. Un beau bâtiment du Westend. Se dresse comme une maison de maître solitaire. Au moins sur trois côtés, un immeuble d’angle. Respirer à fond ! Suis déjà venu une fois. Jardinets. Partout des oiseaux, des haies, des arbres hauts. Claire et spacieuse, la journée. Tout de suite sous les toits, avec les affaires. Puis à trois dans l’appartement du deuxième étage. Dans la cuisine qui vient d’être refaite. Mettre la table. Assiettes, verres, couvert. Moi en invité. Nous avons fait connaissance à la crèche. Il s’appelle Peter, comme moi. Sa femme s’appelle Birgit. Un mi-temps de professeur. Elle veut peindre ! Elle a réaménagé la cuisine. Et avant, son bureau sous les toits. Avant encore l’appartement, pièce par pièce. Et à la crèche, du travail tous les jours. Il y a un an et demi avec des amis une maison de campagne. Au bord de la Schwalm. Presque un peu loin pour le week-end. Une maison à colombages petite et vieille avec un pignon pointu, des fenêtres minuscules, avec des poêles à charbon, des poutres basses au plafond. Parquets, tapis, gonds des portes, bord des fenêtres, nettoyage et aménagement : il faut améliorer, aménager, rénover. Vieux meubles et armoires rustiques, mais dans quel état ! Et derrière la maison un petit jardin, là commence le vrai travail. Toute sa vie elle a voulu peindre. Professeur d’allemand et d’art. Education artistique. C’est son bureau dans lequel je vivrai les temps prochains. Bureau et atelier. Spaghetti al pesto. Ingrédients en provenance récente d’Italie. Salade. L’huile d’olive meilleure. Un grand saladier. Même le saladier vient d’Italie. La cuisine claire. Toute neuve. Devient l’Italie pour moi. Et c’est passé. L’Italie existe, me dis-je. Moi aussi j’existe ! Je dois me le répéter plusieurs fois. Tandis qu’à l’intérieur et autour de moi il fait de plus en plus clair. Le Sud. Imagine une carte, imagine le ciel et la mer sur le mur. Ulm, dit Birgit. Grandi à Ulm. Ménage, enfant, crèche. À l’école, les soucis quotidiens. Les tableaux qu’elle n’a pas peints. Pas du tout ou pas encore ? Le Städel, le Louvre, la maison au bord de la Schwalm. Quand on a grandi à Ulm, la vie n’est pas facile ! Chez eux à table, et nous commençons à manger. Une gorgée d’eau minérale. Près de chaque verre une tache de lumière qui tremble. Les yeux ouverts, à table, chez eux. Ecouter, parler, se taire, et tout ce temps respirer calmement. D’une façon ou d’une autre je le savais depuis longtemps, ils ont mes livres. Les deux. Achetés vraiment, dans une boutique. Je me suis toujours demandé si mes livres n’étaient pas incompréhensibles. Illisibles. Ecrits maison. Juste comme je les veux. Ne suis donc pas un mendiant ici, me dis-je. Comme si je ne remarquais que maintenant combien il faisait sombre et étroit en moi, durant ce long hiver. Sombre et étroit, pas assez d’air. Comme enterré, comme sous la terre. Chaque jour. À étouffer et à l’intérieur de moi, un silence de mort. Hier encore. Long. Un long hiver. Ça devrait passer, te dis-tu. Après le repas, café. Italie. Corse. La Provence. Une heure et demie seulement. Café, cigarettes, biscuits italiens à l’amande et comme dans le Sud, la lenteur du temps en début d’après-midi. Puis partis tous les deux, devaient sortir vite. Et moi avec les nouvelles clés, en montant l’escalier me parlant à moi-même.

Son bureau. Donc ici ! M’attendait. Une pièce féminine. Murs clairs. La table de travail. Au-dessus une grande lucarne. Sur le bureau des tulipes fraîches pour moi, des tulipes jaunes, jaunes, orange, rouges liserées de jaune, et une grande corbeille pleine de fruits. Des pommes, des oranges, des bananes, deux poires, deux avocats, des kiwis, des mangues, un ananas et un couteau. Comme un tableau, les fruits dans la corbeille et la lumière qui tombe dessus. Sur les étagères des livres d’art, des couleurs, des blocs à dessin, des livres de pédagogie. Les meubles sentent la cire d’abeille, le miel. Tout ce qu’il faut. Un parquet en bois, le tapis, la petite salle de bains. Il fait chaud. Dans le vestibule de la salle de bains, une machine à laver, un réfrigérateur et une plaque électrique. À côté la deuxième pièce, son bureau. Grand. Au milieu une table de travail et deux autres tables. Partout du papier, des dossiers, des manuscrits. Pleines de chemises, de classeurs et de livres scientifiques, les étagères. Un panier à linge. Un séchoir pliant. Des jouets bariolés. Une armoire. Leur fils s’appelle Domi (Dominik). Six mois de plus que Carina. Ils jouent souvent ensemble à la crèche. Je fis le tour des tables. Je pourrai utiliser aussi cette pièce la plupart du temps, m’a-t-il dit. Y aller. Dans la journée de toute façon, dans la journée il est à son bureau. Une fondation de Hesse, recherche sur les conflits et la paix. Le tour des tables. Jusqu’aux fenêtres. Grandes fenêtres mansardées, lucarnes. Immeuble d’angle. Sous les fenêtres le carrefour et une rue latérale, calme et vide, sous de hauts arbres. Comme un début d’histoire, la rue. Comme dans un livre. Jardinets, mars, les arbres encore nus. Jusque sous le toit, les arbres. Après-midi. Orientation ouest, sud-ouest, les fenêtres. Une lumière d’après-midi patiente et calme dans la chambre et dans la rue. Travailler, non, pas dans la deuxième pièce, me dis-je. Dans la journée non plus. Mais aller parfois à la porte, entrer et traverser la lumière, le calme. Pas souvent. Pas trop souvent. Et jusqu’aux fenêtres. Maintenant cigarettes, la veste, ma vieille veste en daim. Je me voyais debout à la fenêtre. Mets ta veste ! Stylo à bille et dans la veste des papiers couverts de notes. La tête pleine d’images et de mots. N’oublie pas les clés ! Et bientôt dehors. Juste pour essayer. Habitant de l’immeuble. Passer devant la librairie Autorenbuchhandlung. Le Reuterweg et une portion du Grüneburgweg. Deux cafés, une pharmacie, un supermarché HL, une cabine téléphonique, un arbre, un chantier. Un boulanger, un boucher, un poissonnier et un marchand de fruits et légumes. Vient de rouvrir après la pause de midi. Cigares, cigarettes, journaux. Une colonne Morris. Pizzas à emporter et la porte ouverte. Un grand four encastré dans le mur. Dans le four, un vrai feu. Un feu de bois, du pin, tu sens l’odeur ! Et tu l’emportes en pensée. Ça fait partie du jour. Acheter du lait chez HL. Eau minérale, lait, fromage, kéfir, et de nouveau compter mon argent et compter les jours. Mon argent, les jours et les soucis. Et les peurs à ma disposition. De toute façon la totalité de mes peurs emportées à chaque fois dans le sommeil et à chaque réveil. Depuis des semaines sommeil insuffisant. Puis dans la rue et le soleil perce. Peut-être seulement pour midi, ou seulement dans l’après-midi, brièvement. Le soleil perce et un instant, cet instant uniquement, ta vie t’apparaît comme une seule et longue journée. Le soleil, la lumière sur le trottoir. La ferveur des oiseaux. Moineaux, mésanges et merles ayant tout de suite su que c’était mars, de nouveau. Déjà plus tout à fait aussi froid. Ils te voient arrêté près de ton ombre de midi. Debout à regarder la terre s’ébranler après le long hiver. Les murs et les pierres qui se réchauffent au soleil. Et prennent le temps, et s’installent dans le confort, commencent à sourire, les murs et les pierres. Le premier mars. Le premier mars une fois encore.

Rentrer, les clés fonctionnent et tout toujours là ! Mes achats aussitôt dans le réfrigérateur. Deux litres de lait. À consommer avant le 7 mars. Du kéfir pour tous les deux jours. Trois en tout. Un Camembert d’avance originaire de France, bon marché, en prévision pour la semaine. Avec des lys rouge et or et des lions, des armoiries. 250 grammes. Un fromage avec des décorations. Manger debout. Des portions plus petites qu’une ration quotidienne. Et à chaque fois, en mangeant, étudier patiemment l’emballage. Manger chaque jour. Dans le réfrigérateur une lumière, un éclairage fixe. En attendant et jusqu’à nouvel ordre l’avenir, l’avenir, il faut y croire ! L’avenir, c’est moi ! Pour le débarras, loyer, chauffage, eau, électricité, téléphone, usage et temps, consommation du temps, du temps passé, chauffé, habité. Temps étranger. Propriété. Prêt. Il faut mettre par écrit ! Plusieurs fois, encore et toujours ! Tous les chiffres précis en tête et sur le papier ! Dans le débarras pendant six semaines, retenu le souffle ! D’abord un acompte puis un acompte à l’acompte et hier payé le solde ! Après les courses encore quarante-neuf marks soixante-dix-huit. Quand nous sommes arrivés, tout installé à la hâte et maintenant chaque chose trouve sa place comme de soi. Redresser la machine à écrire. Une prise pour la machine. Déballer mon manuscrit (qui commence tout de suite à parler !) et les caisses sous la table. Une bonne chaise de travail, une chaise pivotante. Grand, le bureau sous le vasistas. Beaucoup de place, et tout bien conservé. Je me tenais sous la fenêtre près du bureau sans savoir si j’étais sauvé ou non. Et si c’était oui, pour combien de temps ? Manger une pomme. Eplucher une orange. En invité. Avec le couteau. Un sac en papier comme serviette. Il s’essuie les mains. C’est moi. Dans la salle de bains des mouchoirs propres. Des semaines de provisions. De nouveau considérer le réfrigérateur, la plaque électrique et la petite salle de bains, parfaite, comme une promesse de vie et d’avenir. Dire oui, vite, pour que tout ne s’évanouisse pas définitivement comme un esprit. Reconnaître ma petite cafetière à espresso en la déballant et dans la foulée, le premier espresso. Il y a cinq ans, arrêté de boire pour toujours (presque cinq ans, le dix mars) et depuis, des tonnes de café par jour. Cigarette sur cigarette. Etaler le manuscrit et de nouveau les dernières pages. Lire et relire, corriger et pendant ce temps murmures dans la chambre. Murmures à plusieurs voix. Le lit – un canapé convertible. En un éclair on peut en faire un lit, un lit double, même. Un lit ou un lit double, au choix. À peine plus de trois gestes. Il m’a montré comment ça marche. Avec circonspection. Réfléchi. Un hôte courtois (il s’appelle Peter, comme moi). Essayer si ça marche même quand il n’est pas là ! Sous le canapé deux immenses tiroirs avec draps, couvertures, oreillers. Les dernières pages jusqu’au bout puis ôter les chaussures. Pieds nus, de nouveau dans la pièce d’à côté. Boutons de chemise ouverts et depuis la fenêtre regarder le jour et la rue latérale à la lumière de l’après-midi (aller voir comment elle s’appelle !). Lentement d’une fenêtre à l’autre et dans le silence faire demi-tour et me déshabiller en marchant : vite au lit ! Par la lucarne au-dessus du bureau le ciel et le haut des branches dans le ciel et du toit de l’immeuble voisin, une tache claire. Assez pour continuer de croire ici, dans les hauteurs, à la terre. Au lit et juste avant de m’endormir, des portraits ovales sortis d’un vieux livre, le visage aimable de mes hôtes. Lui et elle, tous les deux. D’abord séparément puis en couple. Et à l’avant-dernier moment, déjà dans un demi-sommeil, sans pouvoir ressaisir tout à fait mes pensées, s’il me rappelle Tourgueniev ou quelqu’un dans un livre de Tourgueniev. Quel livre ? Comment la rencontre-t-il dans ce livre ? C’est toujours la première fois. S’endormir et en s’endormant sourire, ou comme si c’était Carina qui souriait. Mon enfant qui vient à moi et clarté lumineuse sur le chemin. Carina, Sibylle, ma mère au ciel. Le ciel vient à moi, entre dans la chambre. Ou le sourire comme mot et le mot comme image, vient à moi, et juste au moment de m’endormir, vite, à moi, le mot comme image. Clair, pénétrant mon sommeil tandis que je dormais, calme et léger devant l’horizon. Pour la première fois depuis longtemps même dans le sommeil, encore chez moi. Réveillé après trois quarts d’heure, comme si c’était toujours le même instant. Comme si quelqu’un m’avait appelé. Le temps à peine écoulé.

16 septembre 2011
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