Philippe Dollo | No pasa nada, 1er fragment

"Et ce silence, ce silence est là pour recouvrir les paroles qui ne sont pas sorties ou les paroles qui sortent pour en cacher d’autres.
Comme quand on parle de tout et de rien, et donc de rien, comme chez moi dans mon enfance."

Chantal Akerman

Après le passage de la frontière à Dantxaria avec son poste de douane désaffecté en plein centre-ville, ça tourne et serpente beaucoup dans la descente des Pyrénées Espagnoles ; à chaque virage, la beauté d’un nouveau point de vue sur ces flancs de montagne verdoyants régulièrement irrigués par les pluies. Après Pampelune, la route plate file tout droit comme dans un film de Wim Wenders. On casse une graine à Tafalla, et c’est l’Espagne de mon enfance, celle des années 70, préservée dans les rues sinueuses poussièreuses, les balcons de pierre et les volets clos, les devantures désuètes de la peluquería Maria, ou du marchand de couleurs, et les terrasses où l’on prend la doble ou le vermuth en croquant des tapas en attendant la racion de calamares et les croquetas de jamón.

C’est la Navarra et pas encore la Castilla y Léon, ni la Castilla La Manche. C’est un aller-simple jusqu’au centre de la péninsule, jusqu’à Madrid ; pas de ticket retour, on s’y installe, on y est encore. Tout le long, le paysage est sublime, écrasé par le soleil de juillet, sierras de néo-westerns spaghettis, errance antonionienne sur une asphalte brûlante et déserte, piquant tout droit à l’infini. On pourrait presque lâcher le volant, laisser la voiture suivre sa route et savourer ce coup de foudre immédiat pour ce pays où l’on va vivre. Après la bifurcation de Medinacelli et son antique arche romaine qui surveille l’autoroute
depuis la ligne de crête, Madrid n’est plus qu’à 1h30, là-bas vers l’ouest-sud ouest. Entre Siguenza et Guadalajara, alors que nous traversons sans le savoir les anciennes lignes de front de 1937, une question simple, complètement naïve mais réelle me taraude. Comment a t-on pu s’entretuer dans une telle beauté ? Comment les habitants de ce paradis de lumière ont-t’ils pu se massacrer sauvagement ? Comprendre l’Espagne demanderait donc d’en étudier ce terrible conflit ? Les bagages encore dans le coffre, la décision d’y consacrer un projet est donc déjà prise ? Mais comment ? Quoi faire ? On verra, on verra... Il est 21h et un ciel rose orange vif et bleu s’enfonce dans le noir nuit. Quatre tours sombres dans le crépuscule émergent de l’horizon, comme deux fois celles de New York autrefois. Comme le recommandent les vieux guides de voyages en Espagne d’un autre siècle, fermons les yeux et comptons une minute... et nous voilà à Madrid.

11 septembre 2022
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