...alors la phrase deviendra un moi collectif...
Furui Yoshikichi, né en 1937, s’est révélé dans l’espace de deux années, 1969-1970, avec la publication de plusieurs romans et nouvelles, dont La Tanière amoureuse et Yôko (publiées toutes deux chez Philippe Picquier, 1990) qui a profondément marqué les lecteurs de cette génération. Germaniste de formation, traducteur de Nietzsche, Broch et surtout Musil, dont il a donné de vingt ans en vingt ans trois versions successives de Noces épousant son propre trajet d’écrivain, il inaugurait un mode de récit troublant, une histoire d’amour contemporaine qui ne ressemblait à rien de connu, ni érotique, ni sentimentale : description phénoménologique d’une rencontre cernée par les choses, par la montagne immémoriale où Yôko apparaît pour la première fois, par l’espace aléatoire de la ville livrée aux bouleversements de la croissance accélérée, ensemble de perceptions éclatées, contradictoires, le personnel et l’impersonnel s’échangeant sans cesse, dans une phrase sinueuse et têtue qui réintroduisait dans la prose japonaise toutes les souplesses et les « viscosités » de la langue que cent ans d’application au roman moderne semblaient avoir évacuées. Furui avait créé le personnage de Yôko que l’époque adoptait, avec sa forme de questionnement : qu’est-ce qui en moi n’est pas moi. C’est aussi comme styliste que Furui était d’emblée salué, et il n’a cessé depuis de surprendre ses lecteurs.
À chaque étape de l’œuvre, le récit est poussé dans des directions nouvelles, emprunts de personnages au folklore (Le Passeur, Seuil, 1998), à l’épopée, aux écrits des mystiques rhénans ou aux biographies des saints bouddhistes etc. ; des formes s’inventent, côtoyant l’essai, le récit de voyage, les notes de lecture commentées, le journal intime, l’histoire familiale, l’anthologie poétique, le chœur des voix anonymes, et souvent mêlant les uns aux autres avec d’autant plus d’allégresse qu’ils sont plus éloignés. On a le sentiment que la fiction peut tout se permettre et que, lorsque le soupçon d’autobiographie s’accroît, le récit n’en développe que plus efficacement le dispositif qui crée, selon Furui, la fiction : l’écart maximal de je à moi quand je prétends parler de moi. L’auteur peut aussi travailler simultanément sur deux textes partant dans des directions diamétralement opposées, comme il le fit au début des années 80 avec le très beau Chant du mont fou, suite de fragments descriptifs que relie le fil d’errance du narrateur lancé ironiquement sur les traces d’un moine belliqueux du Moyen Age qui se perdent en « moi », et avec Asagao/Le liseron qui restera l’unique tentative de roman total, menée de bout en bout pour mettre la langue à l’épreuve au risque de la voir s’y engluer ; comme il le fit à nouveau au milieu des années 90 avec Les Cheveux blancs (Seuil, 2008), dont l’unité de ton, le rythme ample, la stabilité des personnages et des lieux contrastent avec l’allure sautillante de Shimpi no hitobito/Les Mystiques, texte rédigé dans le même temps et qui se présente comme une traduction de certains des textes rassemblés par Martin Buber dans les Confessions extatiques, assortie d’un commentaire libre qui pinaille sur la difficulté de traduire, sur ce que la traduction d’une langue dans l’autre fait surgir de choses qu’on gardait enfouies en soi, sans qu’on puisse pourtant décider lequel de ces deux textes est le moins fictif ou le moins romanesque...
La seule tentative de description que Furui déclare s’interdire est celle qui couperait le moi du collectif et pousserait le récit personnel jusqu’à ses limites, jusqu’au pur arbitraire : retourner toujours vers le collectif est vital pour le style. De plus en plus, dans son œuvre, le temps qu’il fait, le paysage, le temps vécu sont traversés par des mots et des passions légués par les morts. Le style en est le réceptacle, c’est d’eux qu’il tire son énergie et son surprenant « optimisme » : les laisser tous parler et se laisser simplement entraîner, alors la phrase deviendra un moi collectif aux possibilités d’extension inouïes.
Véronique Perrin