Les Cheveux blancs (1)

  Les Cheveux blancs, de Yoshikichi Furui , vient de paraître aux éditions du Seuil dans une traduction de Véronique Perrin.
  Avec l’aimable autorisation des éditeurs, nous en publions quelques bonnes feuilles en deux extraits.
  Premier extrait, ici, la fin du deuxième chapitre, « Digue de printemps », et le début du troisième, « Figure humaine ».
  Le deuxième extrait, pris dans le quatrième chapitre, Un lieu calme, est ici.

  Quatre personnages, trois vieillards et un jeune homme qui parle de la vie comme si elle avait déjà été vécue, se rencontrent dans le flou d’une sortie d’hôpital, dans le vague de souvenirs lointains ou dans la brusque intimité de deux personnes qui ont en commun de savoir leurs jours comptés.
  Dans ce roman les événements sont des impressions, des traits, des pensées très précis et très fugitifs, rapprochés par la mémoire et par la rêverie - un homme regarde un micocoulier, un adolescent regarde un gingko - la phrase est sans cesse entre l’intuition au présent et la réflexion après coup. Le narrateur ne lâche rien, pas la moindre sensation, il veut tout comprendre, tenir ensemble, son enquête ne s’arrête jamais et nous sommes emmenés par cette énergie tout au long des 350 pages.
  C’est d’une beauté qui tient à rien. On est submergé d’émotion par surprise. On ne sait même pas ce qu’on a compris.
  LG

Digue de printemps

  [...]
  Il était près de midi et j’affrontais la dure lumière du soleil pour embrasser du regard un grand micocoulier. Je me tenais ainsi, les yeux levés vers quelque frondaison lointaine, tandis que le tronc épais s’arrêtait plus bas, coupé net à ce qui devait être environ le tiers de sa hauteur. C’étaient les restes d’un très grand arbre. Mais il semblait d’autant plus immense d’avoir été brutalement raccourci.
  On aurait dit un arbre vieux de cent ou deux cents ans. Serait-ce une ancienne borne milliaire ? On ne voyait pourtant aucune trace de grand-route qui aurait pu passer par là. C’était un petit parc au cœur d’un quartier résidentiel tissé de ruelles étroites. Tout à l’heure, quand j’avais voulu revenir sur mes pas après avoir longé l’arrière du collège et m’être aventuré trop loin, semblait-il, en contournant encore l’arrière d’une école primaire, j’avais aperçu dans un virage anodin un carrefour à angle droit planté au bout d’une de ces ruelles. Il avait tout d’un vrai carrefour, les arbres qui s’assemblaient là, estompés par le bourgeonnement de la végétation nouvelle, m’évoquaient, peut-être par un excès de vigueur, l’atmosphère sombre de la saison des pluies (et sans doute était-ce aussi parce qu’il se superposait un peu plus loin avec le houppier d’un orme que ce micocoulier m’avait paru se couvrir de jeunes pousses). Vu de près, ce n’était plus un angle droit mais une simple fourche, dont le centre était occupé par un parc.
  Pourtant, si l’on regardait bien, le chemin faisait un tout petit crochet au coin du parc. Mais était-ce assez d’un simple coude pour conserver l’atmosphère d’un ancien carrefour ? Après un nouveau tour d’horizon, je découvrais tout près de là un vieux poteau indicateur. En me penchant je pouvais y lire, gravés aux quatre points cardinaux, des noms de régions passablement éloignées. Et toujours pas de trace d’une croisée des chemins. Alors, ne me trouvais-je pas plutôt à quelque point stratégique d’un réseau de petites routes secondaires qui reliait autrefois, de crochet en crochet, les quatre directions ?
  Un bruit de pas s’est approché dans mon dos. Il y a un instant je sentais, au bord de mon champ de vision, en même temps que je repensais, les yeux levés sur le tronc du micocoulier, à une scène d’amour où l’homme et la femme se retiennent de haleter bien qu’il n’y ait personne d’autre dans la maison, qu’il y avait là une maison séparée du chemin par un escalier de pierre, et quelqu’un se tenait à la fenêtre du premier étage. Je sentais ses yeux qui se fixaient sur moi. Or voici que je me retourne et qu’il n’y a pas l’ombre d’une maison construite au sommet d’un mur de pierre (de la façon dont était fait le terrain, une telle disposition semblait même impossible) : à la place, un vieillard aux cheveux blancs et raides avait surgi du milieu du parc, c’est à peine si son regard une seconde s’était durci en rencontrant le mien, déjà il souriait légèrement et s’avançait droit vers moi. Ce n’était pas un vieillard.
  – En voilà une surprise. Tu habites donc par ici ?
  Il m’avait apostrophé d’une voix juvénile, au moment même où je reconnaissais son visage. Après cela, il ne faisait plus que hocher la tête, là juste sous mon nez, comme empêtré dans ses sourires. Je voyais bien qu’il ne se souvenait pas de mon nom. Et je ne faisais pas meilleure figure, aucun nom ne remontait à la surface alors que j’avais devant les yeux le visage inchangé d’un camarade d’école. De la bouche de mon interlocuteur un nom de tiers est sorti :
  – Tu sais, Sugaïke…
  – Oui, Sugaïke…
  Et ma mémoire s’est bloquée sur ce nom que je ne m’attendais pas à entendre ici ; plus moyen de tirer à moi le nom de mon interlocuteur.
  Ni l’un ni l’autre n’osant se nommer, nous nous sommes absorbés un moment dans la contemplation du grand micocoulier.



Figure humaine

  Il me restait en mémoire l’illusion du premier instant, l’ombre d’un vieil homme aux cheveux blancs et raides qui s’était dressée comme un reproche dans la lumière de midi, sous une pluie de pétales – du face-à-face entre compagnons du même âge résultait que, des deux, c’était moi qui avais le plus de cheveux blancs. Nous nous étions quittés avant l’angle de la rue et en me retournant je ne voyais déjà plus personne sur le chemin ; le vieux micocoulier déployait à nouveau sa frondaison vaporeuse. Fujisato m’avait dit seulement qu’il habitait tout près sans me montrer de quel côté était sa maison.
  Il se passa ensuite un bon mois et demi avant qu’un soir je prenne sur un coin d’étagère l’annuaire des anciens élèves du lycée. Le dimanche après-midi de ma rencontre avec Fujisato s’était terminé sans grande émotion, mais j’éprouvais une gêne, une lourdeur persistante. La première chose qui ne passait pas c’est pourquoi, les yeux levés sur un gros tronc de micocoulier, j’étais allé chercher tout au bout de mon champ de vision, juchée sur un mur de pierre avec des marches en pierre, une maison qui n’existait pas. Et qu’est-ce que c’était que ça, avoir imaginé quelqu’un qui se tenait à la fenêtre du premier étage lorgnant de mon côté, et de ce pas gagnant l’escalier, de l’entrée dévalant les marches de pierre, pénétrant dans le parc et m’abordant sans façon, juste avant que je me retourne alerté par un bruit de pas ? Fujisato disait être arrivé aux abords du parc au cours d’une promenade, il avait remarqué là un homme qui levait sans cesse les yeux vers un micocoulier : après s’être pas mal débattu avec l’impression d’avoir déjà vu ce personnage-là quelque part, ses pieds, profitant d’un léger changement d’orientation de mon visage, avaient bougé d’eux-mêmes et il s’était rapproché de moi. J’avais donc été vu par quelqu’un. Mais ce n’était pas tout.
  – Il m’a semblé que pour la première fois, depuis bien longtemps, j’avais eu sous les yeux la figure d’un homme debout, ajouta Fujisato au moment où nous nous quittions après avoir marché quelque temps côte à côte.
  J’avais aussitôt compris qu’il voulait dire : figé. Et si « depuis bien longtemps » suscitait en moi un début d’accord triste (c’est vrai, ce genre de figure ne se rencontrait plus de nos jours), la suite n’en était pas moins parfaitement incompréhensible dès lors qu’il s’agissait de moi. Il n’y avait aucune raison qu’on me vît ainsi. Où Fujisato avait-il les yeux ? L’après-midi allait s’achever sur cette note de dépit, quand le téléphone sonna dans le salon. Je pris la communication, c’était la voix de ma fille aînée qui m’annonçait gaiement que voilà, elle allait rentrer à la maison dans la voiture d’un camarade de bureau qui voulait bien la reconduire, car elle s’était cassé la jambe en se recevant mal (réception au sol après un saut de parachutisme en chute libre), les premiers soins lui avaient été donnés sur place à l’hôpital. « Le parapluie s’est ouvert, au moins ? » demanda le père. Il était temps de s’en inquiéter : il savait depuis la veille au soir que sa fille se lançait cet après-midi dans une aventure, certes professionnelle, mais tout de même hardie. Hospitalisée le lendemain, opérée deux jours après. Elle s’en était bien tirée.
  Un mois plus tard l’aînée sortait de l’hôpital, mais l’après-midi du même jour ce fut la cadette, partie depuis l’avant-veille en montagne, qui appela de la gare la plus proche de la maison disant qu’elle s’était tordu le pied dans la descente et qu’elle allait prendre un taxi pour rentrer, de sorte que l’ayant accueillie je repris un taxi pour l’accompagner au service des urgences du quartier. C’était un samedi. Au retour, éclats de rire entre l’aînée et la cadette, chacune découvrant l’autre, jambe plâtrée et béquillant, pied emmailloté et boitant. De nouveau nous nous en tirions à bon compte.
  L’œil fatigué par une journée de travail achoppait à la lettre S. Ces derniers temps, annuaires ou dictionnaires, lorsque je consulte tard le soir l’un de ces minutieux ouvrages c’est souvent, bien avant l’endroit recherché, sur une lettre dont il n’a que faire que mon œil hébété provisoirement s’égare. Il arrive aussi qu’une liste de noms me retienne en dessinant à chaque ligne le visage d’un adolescent. Dans la colonne des professions s’inscrivent, après l’entreprise ou l’administration, le poste et la fonction. Autant de mondes inconnus, c’est le cas de le dire, pour moi qui n’ai d’autre expérience d’emploi que mes huit années d’enseignement. Qu’on me parle de division, de service, ce sont à vrai dire les contenus qui m’échappent. Et quand on en arrive à tel ou tel bureau, je suis totalement largué. À plus forte raison quand des mots étrangers s’en mêlent, car l’imagination, alors, ne suffit plus. Mon père et mon frère étaient des employés. La plupart de mes connaissances aussi, quand j’y pense, travaillent en entreprise. Mais je n’ai presque jamais demandé de détails sur la profession des gens. Si rarement que je le fasse, je vois que mon interlocuteur est embarrassé. Il ne sait pas comment expliquer sa spécialité à quelqu’un qui n’est pas du métier, on dirait qu’il est à court de mots. Se devine quelque chose qui ressemble à de la pudeur, et parfois aussi un secret dépit. Pour finir il se peut qu’en quelques mots rapides, mots de métier bien sûr, il ficelle une explication, à quoi je ne comprends goutte. Ne pas comprendre n’empêche pas d’opiner de la tête. On se laisse malgré tout convaincre par une sorte d’automatisme, même si l’incompréhension demeure. Il y a plus de dix ans, j’exhibais ma consternation devant un ami qui avait une longue expérience du travail en entreprise, disant que je savais ce que c’était que peiner pour gagner son pain, mais que la vraie teneur du travail des gens m’échappait totalement, j’en arrivais même à me défier de mon imagination ; mon ami me rembarra, qu’est-ce que je croyais, c’était pareil pour lui : sorti de son petit monde, on ne sait rien…
  Tout de même, quand arrive l’enquête de l’association des anciens élèves pour la mise à jour de l’annuaire, ça doit bien faire quelque chose d’inscrire scrupuleusement ses profession et position actuelles. Les changements significatifs qui interviennent peu avant la cinquantaine dans la condition des anciens camarades, même les gens comme moi pouvaient s’en faire une idée vague. Si je m’exclamais devant une belle réussite, on me retournait parfois un sourire ambigu. Depuis quelques années, je recevais plus fréquemment de ces faire-part qui ont trait à la carrière. Certains étaient plus compassés, d’autres donnaient assez souvent dans un style étrangement juvénile. Mais une fois l’annuaire imprimé, où chacun découvre son propre nom, sa profession ou le genre de poste qu’il occupe, tout cela ne prend-il pas l’allure d’une distribution des rôles (de quel présent s’agit-il ? quel est ce personnage ?) comme si tout était déjà décidé, accompli, indépendamment du moi actuel… Sottises qui m’occupaient l’esprit, lorsqu’un jour, en me promenant dans la seule colonne des professions, à un endroit où s’alignaient des intitulés de postes à rallonge, tous plus imposants les uns que les autres, je vis s’ouvrir un blanc qui attira mon regard dans la colonne de gauche : c’était Fujisato. Quelques lignes plus bas les trois syllabes du mot « écrivain » (dans la colonne correspondant à mon nom) faisaient un rappel de blanc, qui dialoguait avec le blanc précédent.
  Quoi, cet homme qui aurait dû occuper un rang considérable dans je ne sais quelle grande firme ? Pourtant je n’avais pas vraiment lieu de m’étonner, mes rapports avec Fujisato ayant toujours été des plus limités : nous étions de la même école mais pas de la même classe, dans la même université mais dans des départements différents, de sorte que nous ne nous étions probablement pas revus depuis le lycée. Je ne me souvenais pas même avoir eu de ses nouvelles par d’autres, du moins pas durant ces dix ou vingt dernières années. À moins que Sugaïke m’eût parlé de lui au détour d’une conversation… C’était la seule possibilité, et comme si je voulais en avoir confirmation je me remis à feuilleter l’annuaire dans l’autre sens ; mais quoi, je m’égarais à nouveau. Sugaïke n’avait jamais été dans cette école. Et nous n’étions pas dans la même université. Cet homme, je l’ai connu plus tard, sans lien avec mon travail, sans l’entremise de personne : par hasard. Je ne me serais jamais douté que Fujisato et lui se connaissaient. C’était d’ailleurs une drôle de manière de présenter les choses, puisque Fujisato lui-même était sorti du cercle de mes relations depuis plus de quarante ans. Soudain ma conversation avec Fujisato le premier dimanche de mai dans le parc au grand micocoulier me semblait faite de l’étoffe des rêves.
  – Avec Sugaïke aussi, ça fait un bout de temps qu’on ne s’est pas revus.
  – C’est vrai, moi aussi, ça fait bien cinq ans que je ne l’ai pas vu.
  À cet instant où nous avions les yeux levés vers le tronc du micocoulier, il se parlait à lui-même et je lui répondais aussi naturellement qu’on respire et le nom de Fujisato, qui jusqu’à cet instant ne voulait pas me revenir, je le retrouvais sans peine.
  – Nous avions le cours de mathématiques en commun, tu te souviens ? (et changeant de sujet, toute trace d’embarras disparaissant de sa voix :) J’étais juste derrière toi, je ne voyais que ton dos.
  – C’est bizarre, ça. On était pourtant rangés par ordre alphabétique.
  – On n’y regardait pas de trop près. Je suppose qu’au premier cours nous avions inversé nos places, et c’est resté comme ça.
  – J’avais donc le mauvais œil dans mon dos. Parce que les maths, pour toi, c’était très facile.
  – Du tout ! C’est seulement que je me débrouillais pour mettre les nombres en ordre. Toi, je t’ai toujours bien observé quand tu étais devant le tableau en train de résoudre un problème. Tu fais de curieux détours, tu sais.
  – Tu as vu ça ! C’était drôle, non ? Je faisais ces détours idiots, et comme ça j’étais sûr qu’à un moment ou un autre je ferais une erreur.
  – Non, c’est le cheminement de ta pensée qui m’attirait. Ça m’a vraiment intrigué. Tu pensais comme un mathématicien.
  – Manquerait plus que ça. Ce n’est pas plutôt toi qui résolvais en une minute, en regardant ailleurs, des problèmes sur lesquels j’étais resté la veille au moins une heure sans trouver la solution ?
  – Qu’en sais-tu ? J’étais derrière toi.
  – Rappelle-toi, on s’est retrouvés plusieurs fois nez à nez le matin dans la classe vide.
  – Ah, c’était donc ça… Au fait, tu habites de quel côté ?
  De nouveau il changeait brusquement de sujet, attendant que je lui montre du doigt – par là-bas, près du Parc équestre – le chemin par où j’étais venu tout à l’heure pour se mettre en route du côté indiqué et dès cet instant, j’aurais pensé que nous reprendrions en marchant le fil de nos souvenirs, n’ouvrant plus la bouche. Son silence me ramenait plus sûrement au froid du matin dans la classe où nous n’étions que deux, Fujisato et moi. Une salle du deuxième étage, premier rang près de la fenêtre, où Fujisato est assis à la place d’un autre. Et dans l’angle opposé, le long de la diagonale, le dernier rang près du couloir où je suis moi aussi assis à la place d’un autre. Je me bagarre avec un problème non résolu que j’ai dû abandonner la nuit dernière, tentant de lui régler son compte avant que le cours de mathématiques commence. Le manuel et le cahier de Fujisato sont ouverts devant lui : apparemment il fait ses devoirs (trouve les solutions qu’il n’a même pas cherchées à la maison), mais quand je jette un œil de son côté, la plupart du temps il regarde dehors. Sa main, de temps à autre, court au-dessus du cahier. Encore quelques questions résolues, semble-t-il. Quand le cours commence et que nous nous retrouvons côte à côte au tableau, appelés par ordre alphabétique pour faire les exercices, j’en suis encore à la moitié que déjà Fujisato a lâché sa craie, quitté l’estrade et regagné sa place à grands pas. Ses solutions étaient claires et concises. Pendant ce temps, je n’avais pas le loisir de me demander pourquoi il arrivait encore plus tôt que moi avant le cours, lui qui était tellement à l’aise avec les maths, ni pourquoi cette place près de la fenêtre qu’il s’était choisie exprès ; mais, dans le prolongement des coups d’œil que je lui jetais, le paysage que Fujisato regardait par la fenêtre s’inscrivait de lui-même dans mon champ de vision. C’était à peine un paysage. Le bâtiment tournait à angle droit juste après cette salle de classe, si bien que de ce côté on ne voyait qu’un mur et des fenêtres. Même couvert de lierre l’ensemble était miteux et sans charme. Il y avait sur le vieux mur de béton des endroits virant au rouge sale, ou au contraire des décolorations blanchâtres, qui étaient sans doute, à en juger par les morceaux de bordure dans l’alignement du toit où était mise à nu la charpente métallique des décombres d’un bombardement, la trace du souffle brûlant qui avait rôti ce mur. Nous étions dans la neuvième année de l’après-guerre. On apercevait le parapet de la terrasse et son grillage rouillé, et sous le parapet une saillie discrète, où les pigeons se promenaient souvent, le genre de choses qu’il devait observer aussi. Certains jours, caché dans un coin après la classe, j’enviais les gens intelligents qui ont du temps à perdre : oui, il devait s’ennuyer…
  – Une petite fièvre qui durait trois jours et c’était le drame, je me voyais déjà poitrinaire.
  En racontant au hasard ce qui me passait par la tête, je comptais renouer la conversation. Mais Fujisato fit une légère grimace du coin des lèvres sans répondre, la tête obstinément baissée, les sourcils un peu froncés (alors qu’en levant les yeux devant le micocoulier il avait presque un visage d’enfant), se hâtant et gardant toujours un demi-pas d’avance sur moi. Cette attitude me faisait penser à un vieux bougon qui reconduit immédiatement à la porte le visiteur qu’il ne peut accueillir, et le doute me reprenait (ce que j’avais vu en premier n’était pas forcément une illusion). Ensuite, bien avant le coin de la rue, Fujisato s’arrêta. Puis, m’observant tandis que je me retournais vers lui :
  – Tu n’avais pas changé d’école, dis-moi ?
  – Si.
  – C’était donc ça… Et justement, à partir de cette année-là, il n’y a plus eu d’élèves qui mouraient de la tuberculose.
  Je ne comprenais pas le lien entre ceci et cela. Mais Fujisato avait le même sourire d’embarras et de pudeur qu’au début de notre rencontre, disant :
  – C’est une chance que tu m’aies reconnu. Je me promenais et je suis arrivé au bord de ce parc, mon regard est allé vers le micocoulier : ah, un homme debout. Cette figure d’un homme debout, pour la première fois, depuis bien longtemps, sous mes yeux. Et je cherchais, je cherchais qui ça pouvait bien être. C’était long, tu sais…

  Nous nous sommes quittés là-dessus. Propulsé d’un seul coup dans une intimité profonde, un attachement qui semblait remonter loin, je ne trouvais plus le fil et les hochements de tête de Fujisato me disaient « ça suffit, ça suffit », me poussant à partir. Je crois que j’ai répondu de même par un hochement de tête tandis que je reprenais ma route, car je ne me souviens pas que l’embarras se soit ajouté au silence. Après l’avoir perdu de vue au coin de la rue je me répétais tout au long du chemin qui me ramenait à la maison les mots de Fujisato, quand il se demandait « qui ça pouvait bien être ». La façon dont il avait dit cela me paraissait à la fois étrange et très naturelle, d’un sens immédiatement perceptible et qui s’éloignait en même temps dans un vacillement trouble. Soliloquant maintenant : bon sang, mais c’est mon existence vue par lui qui est en jeu là-dedans ! – pris d’une faim soudaine. Au moment d’aborder la route de l’ancien canal, il était midi passé et le soleil printanier tapait dur, j’avais l’estomac dans les talons – les derniers lacets du chemin avant la fourche m’ont paru longs.
  Devant le micocoulier je n’avais rien de figé, non. Le regard de Fujisato avait dû opérer une sorte de projection en même temps qu’il était attiré vers moi. Tout cela était inévitable quand on pense qu’une figure devient figure en étant regardée fixement par quelqu’un, les doutes d’une demi-journée se résolvaient dans cette conviction un peu grossière, puis le téléphone sonna et je fus occupé par un événement familial inattendu. Ce fut une expérience curieuse puisque la mauvaise nouvelle en question, du fait même qu’elle m’était annoncée par l’intéressée, devenait une bonne nouvelle (la nouvelle qu’elle était en vie). Je me méfiais des peurs rétrospectives, alors que trois jours plus tard, à l’heure où la nuit s’approfondit, la blessée enfin apparue sur un chariot hors de la salle d’opération riait et disait « Pardon, pardon ! » d’un air insouciant, à ses parents qui attendaient debout devant la salle d’attente ; le lendemain matin, l’anesthésie était passée, les calmants sans effet, quand son père entra dans la chambre elle fit tout de même la grimace, mais moins d’une demi-heure après son visage était détendu, elle commençait déjà à s’ennuyer. « Tu sais qu’on aurait été à tes funérailles hier, si le parapluie ne s’était pas ouvert », riait le père, béat d’admiration devant la force de la jeunesse. Les visites à l’hôpital se poursuivirent comme une lente digestion – plutôt légère au demeurant – des traces d’un malheur qu’on boit à petits coups.
  Un mois et demi s’était écoulé, et maintenant c’était mon regard qui était aspiré par ce blanc laissé par Fujisato dans la colonne des professions de l’annuaire des anciens élèves : j’y revenais sans cesse, faisant semblant de réfléchir alors que j’étais évidemment incapable, étant donné ma connaissance du monde, de le combler en imagination par le plus petit début d’histoire. Cela me remettait à nouveau à l’esprit, avec un goût amer qui ressemblait à du remords, la façon dont Fujisato ce jour-là s’était retiré de la conversation. S’il n’avait pas eu envie de me parler, il ne serait pas venu me chercher. Jusqu’au dernier moment il paraissait prendre du plaisir à cet échange. Sans doute avais-je remué un tas de vieux souvenirs désagréables, en évoquant soudain cette salle de cours où nous nous retrouvions le matin. Quand un garçon doué en maths au point de s’ennuyer pendant les cours vient en classe si tôt le matin, il faut s’attendre à quelque problème familial. Chacun a de ces vieilles blessures d’adolescence. Longtemps oubliées, elles se réveillent brutalement dès qu’on les touche du doigt. Celles-là font souvent plus mal que les blessures moins anciennes. Il y a aussi des blessures qui deviennent plus sensibles à l’approche de la vieillesse. Quoi qu’il en soit, si l’on se fie aux paroles de Fujisato, c’était faire preuve d’indélicatesse, après tant d’années, de l’avoir attiré de loin en profitant de cet état de nostalgie pour lui rappeler brusquement des choses pénibles. Gardez en vous pendant près de quarante ans la sourde concentration du jeune garçon qui s’affole de ne pouvoir résoudre ses problèmes de maths, et vous obtiendrez un parfait balourd. Est-ce que cette sorte de balourdise grandit comme le font les vieilles blessures ?
  Je reprenais l’annuaire et constatais que c’était l’édition de cette année, en date du mois de mars. Une édition bisannuelle si je ne me trompe, mais la précédente avait été évacuée par manque de place sur les rayons à l’arrivée de la nouvelle. Chaque fois que je reçois le nouvel annuaire, tous les deux ans donc, je parcours rapidement les rangs de mes anciens camarades. Il en est dont la situation actuelle me préoccupe un peu, à distance ; je saute de l’un à l’autre en m’étonnant du bizarre sentiment de satiété qu’on éprouve à lire le titre de la personne même sans rien y comprendre, et chaque fois, quand j’arrive à hauteur de mon nom dans la colonne des professions, j’entends une voix qui murmure « sans profession ! » et je détourne les yeux. Dans l’annuaire d’il y a deux ans, il me semblait qu’il n’y avait pas de blanc à proximité pour faire écho à cela. Je pouvais supposer que le poste de responsabilités d’allure imposante de Fujisato ne m’avait pas échappé sur le moment, mais je ne m’en souvenais pas. Le degré d’intérêt que je porte au monde se mesure à la façon dont chaque fois l’annuaire des anciens élèves atterrit au panier. En regard du colophon, il y avait une pleine page de publicité pour une célèbre entreprise de pompes funèbres située au cœur de la capitale. Ils assuraient la livraison de fleurs fraîches et artificielles. Se chargeaient aussi du programme de la cérémonie.
  J’avais été tenté d’appeler Sugaïke pour lui demander des nouvelles de Fujisato ; mais je me suis abstenu, car il était minuit passé. Et c’est seulement ensuite que je me suis rendu compte que l’heure n’aurait rien changé à l’affaire, puisque de toute manière je n’avais pas ses coordonnées. Sugaïke était pour moi une connaissance dont le nom ne figurait pas sur mon carnet d’adresses. Nous nous connaissions pourtant depuis trente ans. C’était une fréquentation des plus irrégulières, sans échange de bons vœux, c’est dire – rien qu’un brusque appel téléphonique de sa part, à peu près une fois tous les trois ans, pour m’inviter à prendre un verre. Cette voix où résonnait l’écart du temps, sur un ton aussi familier que si nous nous étions vus le mois dernier, me charmait : nous prenions aussitôt rendez-vous et nous retrouvions un soir, parlant jusqu’à minuit exclusivement des histoires du passé. Ce passé avait duré pour nous une seule année, entre vingt-six et vingt-sept ans, quand, désœuvrés tous deux dans une ville de province, nous nous croisions sans cesse dans des bars de quartier. Après une interruption de près de dix ans, nos relations avaient repris à l’occasion d’une rencontre inopinée du côté de Shinjuku, puis du milieu de la trentaine jusqu’à la cinquantaine elles avaient continué sur le même mode. À chaque rencontre nous échangions d’abord nos cartes de visite. La mienne se réduit à un nom et une adresse qui n’ont pas changé à travers les années, tandis que les titres de Sugaïke étaient pleins de mots étrangers, et je demandais chaque fois s’il n’y avait pas eu de changement depuis la dernière fois. Il arrivait alors que Sugaïke me réponde que non avec un rire forcé, bien que le plus souvent, depuis qu’il avait quitté vers quarante ans cette société à capitaux étrangers dont je connaissais évidemment (et seulement) le nom, il prît un air gêné en m’expliquant qu’il y avait eu quelques remaniements. Mais il n’en disait pas plus. Je sentais qu’il m’appelait justement parce qu’avec moi il n’était pas besoin d’en dire plus. Il semblait se souvenir de moi chaque fois qu’il y avait eu un changement dans sa vie. Puis il rentrait satisfait, après une soirée de détente consacrée au « passé ». En partant il me remerciait, ajoutant parfois qu’il comprenait mieux où il en était lorsqu’il me rencontrait. Même si je n’étais qu’un bâton ou un pieu, je lui étais à mon tour reconnaissant de s’appuyer sur moi de la sorte une fois tous les trois ans. Il y a cinq ans, le même Sugaïke était arrivé l’air soucieux, s’excusant de ne pouvoir rester à cause d’une malheureuse affaire qu’il avait à régler dans la nuit, puis trois heures après, semblant regretter plus encore que de coutume le temps qui passe, il arrêta un taxi dans la rue et, au moment de se quitter :
  – J’oublie à chaque fois. Sur la carte que je te donne il n’y a pas mon adresse personnelle. Ça me fait penser que pendant tout ce temps, toi, tu n’as pas changé d’adresse, c’est étonnant…
  Comme il commençait à fouiller dans la poche intérieure de son veston alors que le taxi l’attendait déjà, je l’arrêtai :
  – Laisse, ce sera pour la prochaine fois. Tu pourras me rappeler quand tu veux.
  Et il me dit alors cette chose étrange :
  – Oui, et si je reste trop longtemps sans t’appeler, tu te diras : pas possible ! ce type est mort. Oui, c’est une bonne idée. On n’y est pas encore mais pas loin, vois-tu, petit à petit, on y arrive.
  C’était l’année où Sugaïke et moi avions eu cinquante ans. Je regardai le taxi s’éloigner, pensant que ce que je croyais, étant donné l’heure, être une affaire de cœur, ce sentiment diffus, écorché vif, était peut-être le moment où l’on se précipite à l’hôpital. On peut vivre sous la menace et, en même temps, dans un temps grappillé. Il me sembla que l’odeur qu’il laissait derrière lui était déjà une odeur d’hôpital.
  Puis un matin, en rêve, au moment où je m’éveillais, Sugaïke se tourna vers moi en disant :
  C’est bien comme ça. Tu te diras : voilà, ce type est peut-être mort. Mais tu n’iras pas pour autant prendre au fond du tiroir ma carte de visite et téléphoner à mon travail pour t’en assurer. Mort ou vif, tu serais bien embarrassé pour répondre. Et alors, petit à petit, ça devient pour toi comme si tu fréquentais un mort. Tant que je n’apparais pas de nouveau au téléphone…
  Je lui répondais qu’il avait raison, oui. Il est vrai que j’avais ce genre de relations avec beaucoup de vivants, comme si j’avais affaire à des morts. Tout en étant vivant, devrais-je dire, sauf que nous sommes en ce cas tous pareils à des morts. Comme vivants nous sommes déjà achevés, pourrait-on dire autrement. Ne rien savoir, c’est être morts les uns pour les autres – et peut-être plus transparents que si l’on savait, m’emballais-je de façon absurde, réfléchissant de façon tout aussi stupide qu’en parlant d’être embarrassé pour répondre Sugaïke pensait d’abord à moi, mais peut-être aussi à lui-même, puis me demandant si ça ne ferait pas déjà huit ans qu’il ne donnait plus de ses nouvelles, refaisant péniblement le compte dans ma tête endormie, et à la fin ouvrant les yeux : quoi ? ça ne fait pas trois ans ! Peu de temps après, c’est moi qui fus attrapé par la maladie.
  Cette hospitalisation, cette année-là, aux alentours du mois de mars, tombait au moment où j’allais bientôt (si tout se passait comme d’habitude) recevoir un appel de Sugaïke. C’était une hospitalisation de cinquante jours à peine, mais on est absent plus souvent qu’à son tour dans une maison de malade. Les appels de Sugaïke arrivaient toujours le soir un peu avant onze heures ; dès qu’il m’avait au bout du fil il commençait invariablement par s’excuser pour cette heure tardive. Sachant que onze heures était la limite, sa voix portait la trace des hésitations qu’il avait eues juste avant. J’ai l’habitude si je suis à ma table de décrocher sitôt que le téléphone sonne – mais si le téléphone du bureau se mettait à sonner en pleine nuit pendant mon absence, le numéro enregistré à l’hôpital étant celui du salon, il faudrait du temps, même dans un si petit appartement, pour que quelqu’un réponde. Et si à la cinquième sonnerie personne ne répond, sachant comme est fait Sugaïke, il aura déjà raccroché. Après trois tentatives de ce genre, il aura compris qu’on lui disait : laisse tomber. Même sans cela, son envie de me voir aura été déçue. Nous serons l’un pour l’autre redevenus des morts… Trois mois après ma sortie de l’hôpital, j’écrivais une courte note « de mon lit de malade » pour la rubrique des essais d’un journal d’économie, le genre de journal que Sugaïke devait parcourir. Il y avait une chance que cela tombe aussi sous les yeux de Fujisato. Cela voulait dire, en ce cas, que je restais seul à poursuivre une relation avec des morts. À moins que tous deux, m’ayant lu, aient gardé l’impression que je n’en avais plus pour bien longtemps. Tout cela datait d’il y a bientôt deux ans.
  – C’est tout de même un monde, Sugaïke et Fujisato se connaissaient, et je n’en savais rien !
  Me plaignant maintenant, avec une pointe de rancune, et sidéré moi-même par la vanité de cette plainte, je suis resté un moment les yeux écarquillés dans la nuit comme un oiseau surpris.

  C’est environ un mois plus tard, en pleine saison des pluies et en pleine nuit, que le visage de Fujisato s’est reflété dans la vitre (reflété au sens où, me retournant et le voyant soudain, j’eus l’impression d’un reflet : Fujisato en réalité se tenait derrière la vitre, d’où il me faisait signe d’un air impatient).
  [...]



  Lire la suite, début du chapitre suivant : Un lieu calme.

28 avril 2008
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