La perspective du "toit arraché" | Camille Loivier

Sur les rouleaux de peinture, emaki, illustrant le roman Le Dit du Genji, les personnages ressemblent à des marionnettes à gaine : visages quasi inexpressifs, cheveux noirs comme des traits de calligraphie et sourcils épais pour les hommes comme pour les femmes. La tête et les mains blanches comme de la porcelaine disparaissent dans un empilement de kimonos déployés autour de celles-ci, seul moyen semble-t-il de les faire tenir debout. Le sentiment trouve une issue dans la position du corps et non dans l’expression du visage, dans l’atmosphère, dans l’agencement entre l’intérieur et l’extérieur.

Les rouleaux les plus anciens et les plus beaux ne bougent pas du musée Gotoh à Tokyo qui ne dévoile ses trésors que de manière saisonnière. Quand on entre, on retire ses chaussures, ce qui permet, immédiatement, dans le silence et la discrétion des visiteurs, de s’imprégner du calme retiré et évanescent des peintures. La rareté des rouleaux exposés, trois ou quatre par saison, fait que l’on se recueille. On oublie toute la fatigue accumulée dans le trajet compliqué. On se laisse peu à peu bercer par la scène que l’on a sous les yeux et l’on se sent capable d’attendre que monte en soi l’image, le paysage, l’intensité de l’émotion.

J’ai été éblouie par la finesse du dessin, la structure et la violence des rouleaux que j’ai eu la chance non pas seulement de voir mais de vivre. Le premier emaki, de cet automne du passé, représentait des hommes en noir malmenant des femmes dont on ne voyait pas le visage et dont les corps étaient réduits à des tissus sans bras, ni jambes, comme pour les traîner devant un tribunal. Le deuxième représentait une mère tenant dans ses bras son enfant, mais la tête de la femme était coupée par le store baissé devant elle, si bien que l’on ne voyait que son corps et l’enfant. Autour de ces deux êtres, l’espace intérieur et extérieur se déployaient largement comme pour réduire la taille et l’importance de la mère à l’enfant. Le troisième, d’une tonalité plus romantique, représentait d’un côté un jardin sous la lune, de l’autre entre l’engawa et l’intérieur, la rencontre entre un homme et une femme.

Ces rouleaux de peinture proposent un autre regard sur le Dit du Gengi, aux intrigues imbriquées, grâce à leur construction plongeante appelée « fukinuki yatai » ou « perspective du toit arraché ». Ce procédé a essentiellement été utilisé pour les rouleaux peints des récits littéraires, il est donc lié à la structure temporelle de l’histoire amoureuse. Le « fukinuki » est « un point de vue plongeant et oblique » [1] sur l’intérieur d’une demeure. Il faut se représenter une maison de poupée dont on pourrait retirer le toit, pour plonger à l’intérieur et ainsi jouer avec les personnages en les déplaçant d’une pièce à l’autre.

Pourtant, il ne me semble pas qu’il s’agisse d’un regard supérieur, dominateur, mais plutôt d’un regard qui circule dans les différentes pièces qu’il relie au-delà de leur partition. Il ne s’agit donc pas simplement d’arracher un toit, mais de déambuler dans cet intérieur et de passer furtivement d’une pièce à l’autre, tel un espion ou un fantôme. C’est un mouvement du regard, une action du regard, qui ne vient pas écraser la scène de son point de vue extérieur, mais s’immisce dans toutes les petites scènes à l’intérieur de la grande : il repère le grain de poussière sur un meuble, le chat recroquevillé dans un coin, le pli du tissu mal repassé… Plutôt que « toit arraché », il faudrait alors plutôt retenir l’idée de soufflerie, de balayage contenu dans le mot « fuki » : le mouvement ne s’arrête pas, il est lent ou rapide, rythmé, nonchalant, saccadé, c’est une brise qui dénude la lune, un courant d’air qui claque une porte, soulève un store. Tout bouge, tout change. Car ce regard ne pourrait exister s’il n’était pas toujours empêché par les cloisons, le jeu des volets, des paravents, des shôjis, des rideaux. D’en haut, il croirait tout voir et ne verrait rien. Circulant par le bas, il croit ne rien voir et surprend ce qui se fixe durablement sur la rétine.

La lecture de l’image que propose le cadrage du « fukinuki », est « d’ordre émotionnel », c’est « une perspective sentimentale » selon Takahashi Tôru, ce qui signifie que pour capter les émotions, le désir, l’amour, il est nécessaire d’aller de travers, de tituber, de virer et tourner : les sentiments ne vont pas tout droit, au contraire des fantômes, ils suivent des sentiers qui bifurquent.

Je ne retrouve pas le cadrage « fukinuki » dans un film d’Ozu [2], qui pourtant filme les intérieurs — le réalisateur japonais tourne en studio et peut donc se permettre cette perspective en surplomb — , mais dans un film hongkongais : In the mood for love de Wong Kar-wai. Le titre original « Fayeung ninwa » 花樣年華 est une expression traditionnelle qui évoque l’épanouissement de la jeunesse, semblable à celui des fleurs, et qui est teintée de nostalgie pour cette période de la vie.

Dans ce film, je retrouve la femme à la tête coupée mais celle de l’homme aussi, Madame Chan et Monsieur Chow. Quand elle commence à descendre un escalier étroit et sombre, on ne voit pas sa tête, mais seulement sa robe toujours différente qui renvoie à ce « temps des fleurs épanouies », à cette floraison multicolore de la saison des amours. Sa chevelure, tellement apprêtée et sombre, semble, en outre, dissimuler, tout en l’encadrant, son vrai visage.
La tête de Monsieur Chow, quant à elle, disparaît derrière un néon quand il entre dans son bureau, et ne réapparaît qu’une fois qu’il est assis. L’exiguïté de l’habitat hongkongais, les ruelles, les appartements serrés, les bureaux empilés les uns sur les autres, les stores et les volets fermés créent, d’emblée, une perspective emboîtée, asymétrique, brisée qui libère les émotions.

La découpe du « fukinuki » intervient dans le cadrage des couloirs extérieurs et intérieurs aux deux appartements adjacents où chacun des deux futurs amoureux louent une chambre, mais aussi dans cet escalier long, étroit, raide qui mène à la rue, où l’on trouve une nourriture bon marché dont la vapeur brûlante des marmites se mêle à celle tiède de la pluie diluvienne, dont ce lieu de restauration est protégé par des arcades et des tentures.

Madame Chan est une femme moderne qui travaille dans un bureau. Elle connaît la double vie privée de son patron, achète des cadeaux, les mêmes, pour sa femme et pour sa maîtresse. C’est ainsi qu’elle découvre que son mari la trompe : elle a le même sac que son amante et M.Chow la même cravate que son mari. Tout est en double, dans cette histoire, et c’est cette répétition de l’amour, de la trahison, du destin que s’entête à refuser Madame Chan. Elle ne veut pas être un sac à main uniformisé, stéréotypé, manufacturé que toutes les femmes portent à leurs bras, se reconnaissant entre elles, comme l’énième épouse d’un harem fluide ne cessant de se reproduire. Pourtant elle aime. Mais d’un amour qui ne veut pas être entaché par la répétition du même, par le travail reproductif que symbolise l’heure à la grosse pendule Siemens du bureau.

La relation avec M. Chow s’accomplit tout d’abord dans un jeu, celui de s’imaginer à la place de son mari et de la femme de M. Chow, de reproduire la scène de leur premier rendez-vous : « comment cela a commencé entre eux ? » Madame Chan joue une scène à laquelle elle n’appartient pas, elle est au cinéma de sa propre vie. C’est aussi ce que la perspective « fukinuki » fait vivre : une multiplication de soi dans les autres vies, grâce aux jeux de miroir notamment, quand la sienne est un creuset où un feu éternel palpite.

Madame Chan ne peut se résoudre à tomber dans le piège d’un amour qui serait le reflet exact de ce qu’ont vécu son mari et la femme de M. Chow. Le redoublement de la situation la rend abjecte. Elle ne se décide pas : elle désire, elle aime, mais elle ne veut pas tomber, car il s ‘agit bien de tomber de l’escalier raide dans sa jupe étroite sur ses talons aiguilles. Dans ce monde, dans cette culture, il n’est pas de résolution possible aux sentiments qui l’étreignent, elle ne pourra aimer qu’au bord. Jusqu’au bout, elle aime Monsieur Chow à sa manière, selon sa perception de la situation et de la perspective sentimentale du « fukinuki » qui permet de visualiser les coins, les recoins, les tournants, l’autre côté d’une porte entrebâillée, les passages, les couloirs où les corps se frôlent, brûlants mais empesés par les vêtements au tombé impeccable. Jusqu’au bout elle restera elle-même et ne deviendra pas un sac à main.

M. Chow attendra, indéfiniment et infiniment. Dans une patience à toute épreuve, il continuera à brûler pour elle, s’éloignant à chaque fois un peu plus du sujet de son amour (qui ne veut pas en devenir l’objet), d’abord à Singapour puis à Phnom Penh. Elle l’y rejoindra, entrera dans sa chambre et glissera ses pieds meurtris par les chaussures à talons dans les pantoufles qu’elle avait laissées chez lui, un soir, où elle s’y était retrouvée enfermée, et qu’il avait gardées amoureusement. Elle l’appellera au téléphone mais ne réussira pas à lui parler. Il saura que c’était elle.
La coïncidence de leur rencontre, de leurs retrouvailles, ne se produira plus, nous serons les uniques témointes et témoins des trajectoires séparées de leurs vies.

L’intertitre d’ouverture du film semble résumer leur relation. « Leur rencontre était pleine d’embarras. Elle gardait timidement la tête baissée, ce qui lui laissait une occasion de l’approcher. Mais il n’osait pas. Elle se détourna et s’en alla. » On a l’impression de lire un chapitre du Dit du Genji, c’est la même délicatesse, la même incertitude, la même hésitation, M. Chow apparaît peut-être plus féminin encore.

Est-ce une phrase du roman de Liu Yi-chang, Tête-bêche ? On pourrait le penser, puisque le réalisateur, Wong Kar-wai, s’en inspire pour son film. Mais il n’en est rien, et le scénario est très loin du roman. « Tête-bêche, dit Wong Kar-wai, est un terme français utilisé en philatélie pour désigner deux timbres reliés entre eux et imprimés en sens inverse l’un de l’autre. Pour moi, "tête-bêche" n’est pas uniquement un terme de philatélie ou un procédé littéraire. "Tête-bêche", c’est aussi l’intersection des temps. » [3] En cantonnais « tête-bêche » a été traduit par « 對到 » qui signifie « intersection ».

Les timbres sont des produits manufacturés. Avant d’être découpés, ils sont reliés et tous identiques. Les sacs à main, les cravates, les femmes sont imprimées identiques les uns à côté des autres, mais, pour une raison ou pour une autre, deux éléments se retrouvent tête-bêche. C’est le cas de l’aventure de Monsieur Chow et Madame Chan, un défaut, une erreur d’aiguillage dans la mécanique sans faille du destin humain. S’il s’agit avant tout d’une intersection temporelle pour Wong Kar-wai, la relation hasardeuse des deux personnages n’est possible que lors de rencontres inattendues échappant au temps régulier des horloges, à l’ordre ennuyeux que la société, la culture ont fixé ; lors de leur emménagement réciproque, le soir lorsqu’ils se croisent tard, lui quand il rentre, elle quand elle sort dîner, lors des averses… Ils ne cessent de se frôler dans l’étroit couloir et dans l’escalier exigu, mais le temps est morcelé, calculé, dénaturé. Il y a déjà dans leurs vies, une pénurie de temps. Quand ensuite il ajoute un espace de plus en plus grand entre elle et lui, ils n’ont plus aucune chance de se retrouver.

Le film et le roman ne se rencontrent donc jamais. Ils sont tête-bêche. Cependant, il existe un point d’intersection entre eux : le goût pour les romans populaires de chevalerie chinoise. Madame Chan en lit avec passion les épisodes dans les journaux, et Monsieur Chow en écrit. C’est ainsi qu’elle collaborera au travail de l’écrivain. Comme lorsqu’ils inventent les dialogues entre leurs époux et épouse respectifs, ils se retrouvent dans la fiction de ces récits de cape et d’épée. Un monde imaginaire où l’amour vrai est possible, où ils se parlent, où ils rient. Liu Yichang a lui aussi écrit des romans de chevalerie pour gagner sa vie, il s’identifie donc autant au personnage vieillissant de son roman Tête-bêche qu’à Monsieur Chow. La femme idéale n’existant qu’au cinéma.

Dans le roman, tout aussi éblouissant, de Liu Yichang, un écrivain né à Shanghaï et qui a émigré en 1948 à Hong-Kong, les deux personnages ne sont pas du tout des amoureux. Elle est une jeune fille de quinze ans, lui un vieil homme. Ils vivent dans la même ville, Hong-Kong, dans le même espace-temps, sont spectateurs des mêmes événements de rue, et pourtant, ils ne vivent pas du tout de la même façon. Ils se croisent mais ne se rencontrent jamais. Tout au long du roman, on suit leurs trajectoires séparées dans l’attente qu’ils se reconnaissent, mais cela n’arrive pas.

Quand, dans un cinéma ils se trouvent côte à côté, c’est pour se méprendre l’un sur l’autre : « C’est un vieux sadique, j’en suis certaine ! Il n’arrête pas de regarder ma poitrine. Quelle poisse ! » ; « Oui, c’est ça. Les jeunes filles des pays tropicaux sont beaucoup plus précoces. Sa poitrine est déjà formée… ; Peut-être porte-telle un soutien-gorge ? Non ! À son âge on ne porte pas de soutien-gorge. » ; « La plaie alors ! On dirait qu’il n’a jamais vu de femme de sa vie. Il ne décolle pas ses yeux de mes seins ! ».
Rien donc de romantique dans cette scène qui leur donnera des cauchemars à l’un comme à l’autre.

On ne se rencontre que dans les rêves.

Et In the mood for love est un grand film de rêve. Où l’amour est ailleurs, hors du temps. Il est dans la fumée des cigarettes qui flotte au-dessus des têtes et forme cette brume dorée que l’on retrouve dans les emaki et qui coupe l’espace pour nous en cacher des parties qui ne cessent alors de susciter notre curiosité, mais aussi dans les musiques du film. Aussi bien celle de Shigeru Umebayashi et Michael Galasso, que dans les chansons de l’époque, celle que M. Chan dédie à sa femme à la radio depuis le Japon afin de lui souhaiter son anniversaire (il est alors avec sa maîtresse), qui porte le titre du film « Huayang de nianhua » et est chantée par Zhou Xuan, une des chanteuses les plus connues des années 1930-1940 à Shanghaï, ou encore les chansons latinos de Wat King Cole, qui semblent si bien se mêler aux tropiques asiatiques que le souvenir des traversées du Pacifique par les peuples natifs remonte à la mémoire.

La perspective « du toit arraché » qui donne une vue de détails et non une vue d’ensemble, qui n’est pas synthétique mais épouse les mouvements erratiques de l’existence, s’achève donc dans la séparation. Chacun, après avoir connu le hasard d’une rencontre heureuse, est ensuite renvoyé dans le cosmos pour un grand tour dans l’espace-temps sans retour, à moins que le secret bien gardé de cet amour, caché au creux de l’architecture bouddhique d’Angkor Vat, ne renaisse dans une autre vie.

références

Marie-Elisabeth Fauroux, « Fukinuki yatai » in Philippe Bonnin, Nishida Masatsugu, Inaga Shigemi, (dir.),Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 130-131.
Liu Yichang, Tête-bêche, Arles, éditions Philippe Picquier, 2003, (Duidao, 1972).
Wong Kar-wai, In the mood for love, 2000.

6 mai 2024
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[1Marie-Elisabeth Fauroux, « Fukinuki yatai », in Philippe Bonnin, Nishida Masatsugu, Inaga Shigemi, (dir.),Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS Editions, 2013, p. 130.

[2Contrairement à l’autrice de l’article cité ci-dessus

[3Quatrième de couverture de Liu Yichang, Tête-bêche, Arles, éditions Philippe Picquier, 2003.