La vie secrète des mots et des choses

« Â Voilà, c’est décidé. Je commence dès aujourd’hui une collection de mots  », Alain Roussel


Alain Roussel aime les mots et ils le lui rendent bien. Ils ne l’ont jamais déçu. S’ils l’aident às’exprimer et àcommuniquer, ils attisent également sa capacité àrêver et son insatiable besoin de savoir. Un jour, il s’est mis àles collectionner. Il les a laissés venir en s’en remettant àses intuitions et les a regroupés dans un album qu’il a ouvert àleur intention. C’est celui-ci qu’il nous invite àdécouvrir.

« Â Depuis toujours, les mots sont là. Ils sont parmi nous, ils sont en nous. Ils font partie de notre vie la plus intime, et ils parlent, continuellement ils parlent.  »

Il faut donc les entendre, les écouter et comprendre ce qu’ils ont àdire. C’est ce qu’il fait en nous dévoilant de précieux indices quant àleur vie privée. En tant que guetteur et collectionneur de mots, il se doit d’être vif comme l’éclair. Dès que son esprit l’alerte, il entre en action. Il les saisit au vol. Parfois une syllabe, un haut ou un pied de consonne, voire le jambage d’une lettre, l’aident àmieux les appréhender. Quelques uns, plus rebelles, résistent mais cela ne lui déplaît pas, bien au contraire.

« Â Je m’introduis en eux par effraction. Dès que je suis àl’intérieur, je fouille le moindre espace, chambres, boudoir, donjon, oubliettes, du vocable récalcitrant. J’en travaille la matière vivante, frottant les lettres les unes après les autres pour apporter un autre éclairage àma pensée.  »

Il suit leur manège d’un Å“il avisé. Il étudie leur corps, leur phonétique, leur sonorité, leur façon de relier le signifiant et le signifié et leur propension às’assembler en multipliant les combinaisons. Il les regarde vivre. Certains apprécient les relations cordiales. D’autres osent àpeine se toucher. D’autres encore restent méfiants vis àvis de leurs congénères. Chaque mot a son tempérament. Il a une odeur, une couleur, un attrait particulier. Il porte souvent d’autres mots en lui. Chameau contient le mot eau. Seau aussi. Et cela leur va bien. Chien porte sa niche en anagramme. En réalité, les mots jouent entre eux. Et incitent l’auteur àles rejoindre.

« Â Je suis entré dans leurs jeux, devenant leur complice, leur confident. J’ai été témoin de leurs amours, de leurs rivalités, de leurs émotions, des complots qu’ils fomentent dans l’ombre.  »

Il procède de manière ludique, avec une réelle gourmandise, construisant àl’occasion de brefs récits où circulent des personnages qui apparaissent dans le livre presque par inadvertance. Il en est le premier étonné. Un soir, caché derrière les syllabes du mot psychanalyse, c’est Freud en personne qui a déboulé. Il était en compagnie de Anne et d’une mystérieuse Lise. Ces arrivées l’enchantent. Il aime être surpris et les remercie, entre les lignes, d’élargir ainsi le champ de sa créativité.

Les mots ne seraient évidemment pas ce qu’ils sont sans les lettres qui les composent. Alain Roussel s’arrête plus précisément sur elles. Consonnes et voyelles stimulent sa pensée. Il arrive que celles-ci se rencontrent en privé. Les lettres r et l ont, par exemple, entretenu pendant quelques semaines une aventure plutôt torride. Leur correspondance est tombée entre les mains de l’auteur. Qui ne pouvait pas ne pas s’en faire l’écho. Parmi les missives, certaines s’avèrent on ne peut plus expressives, telle celle-ci , émanant de l qui, de retour chez elle, écrit àr :

« Cher r,
Quel tempérament, quelle fougue, quel verbe vous avez, mon ami ! Je suis rentrée fourbue et moulue. Ah ! Quelle belle queue ! Comme tu m’as foutue ! Que me fais-tu dire làmon amour ? J’ai longtemps cru ces mots imprononçables. Je n’ai même pas honte. Que se passe-t-il dans la langue ?  »

Et que se passe-t-il dans le nom des choses ? Que dit le mot table de la table, le mot chemin du chemin, le mot arbre de l’arbre ? Les choses, tout comme les mots, ont une vie secrète. À laquelle s’attelle Alain Roussel dans une séquence intitulée L’ordinaire, la métaphysique.

« Â De témoin, je suis devenu médiateur entre les mots et les choses. Par une perception directe, j’ai fait entrer les objets du monde dans mon univers intérieur sans trop les défigurer.  »

La vie secrète des mots et des choses est une mine àpage ouverte. Elle est pleine de pépites. Le « Â gay sçavoir  » y est àl’honneur. Porté par un écrivain qui sonde son être intérieur, sa mémoire et son imaginaire en les frottant judicieusement au langage et àl’extrême richesse de la subtile langue française. Ce faisant, il façonne un chant tonique, celui-làmême qui lui permet de s’accorder avec ce qui l’entoure.


Alain Roussel : La vie secrète des mots et des choses, éditions Maurice Nadeau.

Jacques Josse

11 juin 2019
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