Laure Gouraige, Le Livre que je n’ai pas écrit
Lorsque paraît un nouveau texte littéraire, la question qui accompagne cette première publication peut toujours s’entendre sous cette forme : s’agit-il d’un commencement ou bien d’une fin ? Les éditeurs sont souvent pris d’anxiété à l’idée d’avoir spéculé sur une carrière, alors que le parcours peut s’interrompre comme il est venu. L’existence d’un deuxième livre rassure, en ce qu’il ne s’agit plus tout à fait d’une velléité, mais déjà d’une insistance. Laure Gouraige propose aujourd’hui, avec Le livre que je n’ai pas écrit, un troisième ouvrage chez POL, affirmant ce faisant sa voix, avec ce que cette idée comporte déjà d’habitude et donc d’habitudes vouées à être déjouées.
Avec La Fille du père en 2020, elle combinait les morceaux d’une enfance que l’âge adulte ne parvenait pas à reléguer à la bonne place, soulevant notamment la question psychologique de l’emprise. Avec Les Idées noires en 2022, elle interrogeait, à travers une expérience personnelle, la problématique de l’identité dans un contexte où l’appartenance était devenue tant un risque qu’une bannière revendicative. Par deux fois, elle avait approché, volontairement, involontairement, des inquiétudes contemporaines auxquelles elle avait donné une formulation artistique, tandis qu’elles faisaient l’objet par ailleurs d’un traitement journalistique.
Mais voilà ; alors que le substrat autobiographique facilite plus ou moins l’entrée en écriture, vient un temps où s’impose la nécessité d’une expression imaginaire, dont on peut penser qu’elle s’entendra comme le monde de l’écrivaine ou de l’écrivain. Dans Le livre que je n’ai pas écrit, la recherche de situations, de personnages, de dialogues rompt avec le style des deux précédents textes et s’emploie à des combinaisons fictionnelles.
Gaïa évolue dans le domaine de la mode, mais les clichés sur la mode sont réservés aux manifestations tout autour, les défilés et les luttes de pouvoir ; au magazine où elle travaille, les rédacteurs ou les rédactrices abordent les choses par la sociologie et par l’histoire. Elle-même est écrivaine, a longtemps cru qu’elle pourrait déployer son talent au service du vêtement et de son esthétique. Les amitiés qu’elle a nouées, Louise, Freya, amitiés indéfectibles, mettent en évidence des personnalités semblables à la sienne, toujours un peu égarées dans ce milieu : une forte part de l’humour du récit vient d’échanges décalés qui s’expliquent par leur distance à toutes trois à l’égard des conventions. La technique de l’insertion de messages téléphoniques, dont on pourrait craindre qu’elle fasse entendre les platitudes que l’on échange quotidiennement par centaines, plonge au contraire dans les bizarreries, les cocasseries des trois alliées contre la médiocrité ambiante. Observant sa mère, Gaïa envie la symbolique du métier de celle-ci : « J’avais rêvé d’être commissaire-priseur pour ce geste, pour cette autorité soudaine. Toc. Il faudrait avoir un marteau dans la vie pour les verbiages, les phrases interminables, les commentaires trop bêtes, toc, un coup de marteau. » Pourtant, la jeune femme rêve d’une certaine manière d’adhérer le plus possible à la réalité telle qu’elle se donne, d’y coller, d’y croire, la vie serait infiniment plus facile, si on ne s’y dédoublait pas sans cesse dans le refus de l’immédiateté ou de la reproduction stérile de l’identique. Et comme à cette fusion elle parvient mal, elle tâche de l’éprouver en la transposant : elle écrira une comédie.
Le livre se comprend en effet comme une réflexion relative aux valeurs réciproques du tragique et de la légèreté dans le domaine de l’art. Entre les deux s’établit une hiérarchie impitoyable qui assortit au rire l’évidence de la gratuité, voire de l’insignifiance. D’ailleurs, cette opposition est comme emblématisée par la représentation opposée de deux cultures, l’une, sévère, incarnée par l’Europe, et plus particulièrement la France, l’autre, allègre et superficielle, incarnée par la Nord-Amérique. Les parents de l’héroïne, résidant à New York, accueillent leur fille, venue de Paris, comme une sorte de traîtresse à cette antinomie. Sous la forme d’un discours accablant, ils disqualifient d’avance le projet d’un roman drôle en l’assimilant d’office à l’image d’un mauvais roman. Leur condamnation renforce le sentiment de culpabilité du personnage : a-t-on vraiment le droit de détourner le regard des menaces du présent ? Un peu comme l’exprimait Sartre en stipulant que toute parole engage, y compris lorsque celle-ci se veut désengagée, Gaïa est confrontée à ce que le refus de l’histoire sous-entend de complicité tacite, d’hypocrisie, de lâcheté. Assumer la comédie dans un monde où tout porte à la désespérance est-ce aider les gens à s’illusionner, les faire se détourner des urgences et de la révolte, est-ce se dépouiller fallacieusement de toute responsabilité ? Qu’elle agence des chapitres où son personnage d’Hermione multiplie les succès ne peut glisser que vers la mièvrerie. D’ailleurs, derrière cet effort constant à ménager une fin heureuse, la conviction s’acquiert qu’elle n’y parvient pas. Son éditeur n’est pas dupe qui refuse la publication : « C’est un décor. Le fond, Gaïa, le fond est sordide. (…) Ce n’est pas une comédie. Si je le publie, je ne te rendrai pas service ».
Quant à nous, sommes-nous gagnés par le rire ? Sans aucun doute oui, puisque le livre qui s’écrit dans cette seconde strate narrative nous concerne moins que celui que nous avons véritablement sous les yeux. Des coq-à-l’âne, des paris absurdes, des répliques outrancières, extravagantes, disproportionnées, c’est par ce biais qui évacue la critique frontale que s’approchent des réalités pitoyables. Si la mode s’égarait dans un paraître tout de vanité et d’artifice, la littérature se fourvoie dans les mêmes allées, victime de ses prix, de ses gains, de ses réseaux, et le risque serait de conclure qu’il ne faut plus écrire : heureusement, Laure Gouraige a donné à son livre un titre qui se comprend comme une prétérition, et, paradoxalement, ce troisième volume a pris forme, la forme d’un roman, d’un vrai, rédigé au plus-que-parfait, sorte de temps improbable, coincé entre hier et avant-hier dans l’évidente faillite d’aujourd’hui.