Le plafond de verre
(…) le murmure des néons au-dessus de ma tête semblait accompagner les regards scrutateurs de mes camarades, formant une toile invisible qui amplifiait le poids des mots de ma professeure. « Tu peux dormir, tu finiras caissier. »
(…) le principal a affirmé que s’il ne travaillait pas il ne réussirait à rien (…) et qu’à cette allure il finirait livreur de pizza.
Mon objectif n’est pas seulement d’atteindre le sommet, mais de démanteler les stéréotypes qui ont érigé ce plafond de verre (…)
Car au-delà des obstacles, au-delà des rires moqueurs, se trouve un chemin vers le sommet, pavé par la détermination et la foi en soi.
Elle avait transformé le doute en détermination et les préjugés en une toile sur laquelle elle peignait son succès sucré.
Dans la classe, j’ai lu un court extrait de mon livre Qui verrait la Terre de loin [1]. J’ai lu ce passage-là :
(...) j’ai grandi en lisant de la science-fiction, je possède une culture mainstream et populaire : celle de Star Wars et des comics de la Marvel, celle des romans publiés chez J’ai lu ou dans la collection de poche Présence du futur de Denoël. Plus jeune, j’ai caché cette culture, honteux de n’avoir pas fait d’études longues et d’être à ce point imprégné de littérature et de cinéma de genre. Elle n’est pourtant en rien singulière. Il faudrait intercaler ici un souvenir qui m’est revenu : j’étais au collège, au bas des fiches de renseignements distribuées le jour de la rentrée, la professeure de français avait demandé de préciser si nous aimions lire, et quel genre de texte. Heureux, j’avais fourni une longue liste, de H.P. Lovecraft à Stephen King, de Arthur C. Clarke à Frank Herbert, et cette professeure feuillant les fiches bristol complétées par les élèves avait demandé qui était Eric Pessan. J’avais levé le doigt. Elle avait planté son regard dans le mien pour déclarer qu’il valait mieux ne rien lire que de lire ce genre d’inepties.
Et j’ai ajouté ce que je n’ai pas écrit dans ce livre. La professeure, ensuite, avait regardé la profession de mes parents et conclu qu’elle comprenait mieux pourquoi je lisais de telles sottises. Avec une mère qui remplissait des cartons dans un entrepôt et un père gardien de prison, je n’irai pas bien loin.
Les élèves relèvent la tête, ils m’écoutent, étonnés, jetant des rapides regards inquiets à leur professeure. Ne suis-je pas en train d’attaquer un prof au sein même de l’institution ? Leur enseignante devrait réagir, défendre une collègue. Ils sont estomaqués ensuite lorsque nous discutons de ce qui vient d’être entendu et qu’à son tour leur prof évoque les jugements méprisants qu’elle a subis durant sa scolarité.
Peu à peu, la discussion glisse vers la notion de plafond de verre. Certains connaissent l’expression, l’expliquent aux autres. La métaphore est récente, elle est venue des États-Unis, elle est née dans les années 70 pour expliquer qu’une femme ne fera jamais carrière comme un homme. Le plafond de verre peut s’appliquer à bien d’autres mécanismes : discriminations, entre-soi, origines sociales, origines géographiques, religion, couleur de peau. Les plafonds nous environnent et nous ne savons pas à quel moment nos élans se briseront contre leur barrière invisible.
J’invite les élèves à écrire un texte sur ce sujet. Ils peuvent écrire des récits, des fictions, des témoignages. Je m’intéresse moins à la vérité de ce qu’ils vont exprimer qu’à la manière dont ils le feront.
Et les résultats me surprennent. Je m’attendais naïvement à de la colère, de la révolte. Les textes produits sont posés, presque joyeux. Sans se concerter les élèves ont inventé des success-stories, des histoires d’individus qui réussissent malgré leurs origines et leurs handicaps. En les écoutant à mon tour, je réalise que cela fait longtemps que les réserves de colère ont été épuisées. Le plafond de verre n’est pas une saloperie injuste, c’est un état de fait, l’un des obstacles ordinaires que les élèves trouveront placé sur leur route.
Alors, quitte à écrire, les élèves inventent des victoires plutôt que de perdre du temps à raconter les luttes que leurs parents, grands-parents, arrière-grands-parents ont perdues avant eux.
[1] Fayard, 2022