Myrto Gondicas | Ce qui se passe quand on traduit (2)
Au moment d’entrer à l’école maternelle, nos parents, suivant en cela des idées assez courantes à l’époque, se sont mis à nous parler en français pour faciliter notre intégration scolaire. Nous étions bien entendu déjà en contact avec cette langue, mais hors de la famille. Parallèlement, le grec disparalssait pour un temps du paysage. À partir de ce moment, le rapport, pour moi, entre grec moderne et français a changé : le français devenait objectivement une seconde Iangue maternelle en même temps que le vecteur de communication courant, tand›s que le grec se muait progressivement en un souvenir lointain, lié à la petite enfance, plutôt qu’une langue vivante, mouvante et susceptible d’être
sollicitée dans les échanges avec l’extérieur.
Ma perception du français dans cette période, telle que je peux à peu près la reconstituer, était évidemment complexe. Il devait entrer un sentiment d’étrangeté, voire d’inconfort, à l’entendre se substituer au grec familier, d’autant que si les parents le parlaient couramment, il restait évident qu’ils ne le maîtrisaient pas complètement, que ce soit par des traces d’accent, ou l’embarras devant certaines formules, dans les documents administratifs ou la correspondance. Ensuite, comme tous les enfants, j’ai dû intégrer l’écart entre un français très normé enseigné et utilisé dans le milieu scolaire et la langue de tous les jours, voire ce)le des livres, qui s’ouvraient progressivement à nous. J’y reviendrai. Cette norme pouvait, à certaines occasions, révéler sa violence. Comme il est naturel pour des enfants circulant entre deux langues parlées, j’avais bricolé avec mon frère une sorte de jargon où le vocabulaire, pour l’essentiel, était grec, avec une syntaxe et une morphologie empruntées au français ; on peut s’en faire une idée en lisant, chez Queneau, l’exercice de style intitulé « Helléniques » où, par exemple, la gare Saint-Lazare devient « le sidérodromeux stathme hagiolazarique ». Je garde l’image de cette institutrice de maternelle bâillonnant mon frère avec un torchon pour l’empêcher de se livrer dans sa classe à ce genre de fantaisie. L’école primaire, dans ces années, restait très majoritairement non mixte, ce qui a mis un terme à nos bricolages interlinguistiques. J’ai donc gardé quelque part en mémoire ces fragments d’intimité familiale de plus en plus lointains, tout en poursuivant l’intégration programmée, où le français, comme discipline (dictée et rédaction, puis dissertations et commentaires composés), avait une place de choix ; je m’y pliais volontiers ; le grec m’attendait au tournant à la troisième année du collège, peu après l’explosion de Mal 68.
On pourrait dresser un bilan de cette étape en disant qu’une perte cognitive et affective, celle de la première langue apprise, a été jusqu’à un point contrebalancée par d’apprentissage d’une deuxième langue, instrument d’intégration et garante de conformité à un ensemble d’attentes extra-familiales, celles de l’école et de la société.
Myrto Gondicas
(à suivre)