Philippe Dollo | No Pasa Nada, 5ème fragment
Mon père est resté à Madrid pendant toute la guerre, il était le directeur général de la Compagnie de Téléphone qui avait le monopole de toutes les transmissions radios, et moi j’étais à Saint-Jean-de-Luz chez mes grands-parents. J’avais 8 ans quand la guerre a éclaté. J’ai vu les premiers réfugiés arriver.
La famille était très divisée. Ma grand-mère était carliste et mon grand-père faisait partie de la gauche républicaine ; ils se sont séparés. Ma grand-mère et moi, on est passé de l’autre côté, en France, chez son frère qui était militaire. Enfant, à Saint-Jean-de-Luz, qu’est-ce que je voyais ? La Société des Nations avait décrété le fameux blocus de Bilbao et toutes les plus belles unités du monde venaient pour imposer le blocus ; le Royal Oak, le Hood, tous ces énormes bateaux de guerre mouillaient dans la rade de Saint-Jean-de-Luz. Ils venaient pour le "repos du guerrier" et ils attrapaient des cuites monumentales, les marins… Je n’ai jamais rien vu de publié sur ça…
Et après on a vu des gens qui s’échappaient de Fontarrabie ; on pouvait à l’époque, traverser à marée basse.
Puis ma grand mère s’est installée à Oiartzun, à l’époque un petit village perdu. Le petit train n’y arrivait pas ; le prêtre s’était opposé à la construction de la ligne car tous les vices arriveraient avec elle. J’entendais les gens parler ; à Oiartzun on avait fusillé quelques personnes. Après, je me suis retrouvé à San Sebastián.
C’était assez fascinant car à San Sebastián, on ne sentait pas la guerre. C’est seulement après les batailles de Teruel et de l’Ebre que les hôpitaux qui étaient pour les convalescents, sont devenus des hôpitaux de sang.
En ville, rien ne manquait, c’était relativement gai, évidemment il y avait des veuves qui avaient perdu d’un côté ou de l’autre et qui étaient un peu tristes, mais il y avait aussi des veuves très gaies. Quand San Sebastián a commencé a être bombardée, on se réfugiait toujours dans un cidrerie au milieu d’énormes barriques. Si une bombe nous avait touché, on se serait noyé dans l’alcool...
La légion Condor venait à San Sebastián. La première langue que j’ai appris était l’allemand. Pourquoi ?... Comme l’Allemagne était ruinée dans les années 20, beaucoup de "frauleins", des jeunes filles, venaient travailler en Espagne et j’ai toujours eu des nourrices allemandes. La dernière était du Lichtenstein… Et ceux de la légion Condor étaient très contents avec moi car ils voyaient un enfant qui parlait bien leur langue. J’allais aussi à l’école allemande alors évidemment, je le parlais très bien, je crois même encore mieux que l’espagnol…
On a bien senti l’arrivée du nazisme car subitement, tous les sports et aussi l’attitude générale sont devenus plus violents. On prêchait un embrigadement de valeurs guerrières qui marchait bien chez les enfants.
Pendant la Guerre Civile, les billets du gouvernement de Burgos étaient imprimés à Milan... Je vais vous montrer quelque chose : regardez ce document de plus près, le nom de l’imprimeur…
- Cohen compania, Milano !
- Et oui ! les billets de banque de ce gouvernement antisémite étaient fabriqués par une compagnie juive italienne !...
Début 38-39, je suis passé dans une école espagnole, et là j’avais beaucoup d’amis basque et j’ai vite compris dès l’âge de 10 ans combien les basques ont été profondément humiliés par Franco. Une fois, j’ai vu Plaza Gipuzkoa, une jeune fille avec des rubans aux couleurs du drapeau espagnol attachés à une mèche de cheveux, et je demandais pourquoi à ma grand-mère.
" Elle le mérite parce qu’elle parlait basque...!"
Moi on me considérait madrilène. Je ne me sentais pas basque. Mais un jour, alors qu’on jouait à Kontxa sur des camions blindés pris aux rouges, je regardais mes camarades et je savais qu’on avait pris leurs maisons, leurs voitures, que leurs familles étaient humiliées et je me disais "c’est un peuple vaincu, et moi je suis de ce peuple là, je suis basque !"
L’humiliation par Franco a été terrible pour le peuple basque et je l’ai compris en jouant sur les camions blindés qu’on appelait des tanks.
En 1940, j’avais 12 ans et j’étais dans un collège jésuite et tous mes camarades de classe étaient pro-allemands. Le jour de l’entrée des Allemands dans Paris, on a eu une journée de vacances ! Ma première résistance était de dire que, peut-être, les Allemands n’allaient pas gagner la guerre… On n’osait pas encore dire autre chose…
Une des raisons qui ont poussé Franco à ne pas s’engager dans le conflit c’est qu’il n’était pas "l’enfant chéri", ni de Hitler, ni de Mussolini. Il se doutait qu’il serait écarté à un moment. On savait qu’Hitler trouvait Franco très mou, très bourgeois et très clérical.
Franco était une figure très étrange… Dans certains cercles monarchistes, on a toujours maintenu que Franco était d’une famille de "conversos", de convertis juifs… On plaisantait sur les efforts du Caudillo pour prouver sa ferveur catholique, on disait qu’il dormait la nuit avec une relique : le bras de Santa Teresa…
[Entretiens avec Ramon Villanueva, novembre 2016. Madrid].