Noëlle Mathis | Je parle pas la langue 3/3

J’ai soif de langues. J’ai soif d’italien et de salive. J’ai soif d’accents et d’intonation.
J’ai soif d’allemand.
J’ai soif d’anglais. J’ai soif de toi.

J’ai soif de mots qui n’existent pas en français, tel polpastrello – le bout du doigt.

J’ai soif des mots qui touchent.
Des mots qui mettent le doigt dans la pâte, dans la gouache, dans la poudre.
J’ai soif de texture.

Je sais que les mots vont venir.

Aujourd’hui, schmücken est arrivé dans la bouche. Je l’ai roulé dans la salive. Schmücken. Décorer une maison. Je décore ma maison de mots en allemand. Ma maison est faite d’allemand. Les mots sont accrochés aux murs.

Ils sont dans des cadres. Ils sont derrière des vitres. Ils sont accrochés aux murs. Quand ça tremble. Quand un camion-citerne passe dans la rue. J’ai peur. Les murs tremblent. Et les cadres tombent. Et quand les cadres tombent, les vitres se brisent. J’ai peur pour la vitre. J’ai peur pour le mot derrière la vitre brisée. J’ai peur que le mot se brise avant d’avoir révélé.

C’était sous le balcon de chute acérée de pluie. Ça tombait. Ça coulait tout autour. Des trombes de mots dégoulinaient. Ça volait. Ça dégueulait de mots et on ne comprenait rien. On assistait au déluge de la langue qui déversait et on fermait.

J’ouvrais à l’écho parce qu’à l’intérieur ça faisait le tambour des battements du cœur. Parce que le rythme. Parce que les sons. Parce que la soif. Mais on fermait. On fermait parce que trop de barrières. Trop de frontières. Trop de guerres. Trop de croix blanches. On avait compris les camps des uns, les camps des autres. On était petit et l’histoire des frontières on ne l’avait pas apprise sur les bancs de l’école. Et on fermait. Et on cloisonnait.

On ne savait pas qu’il faudrait des années, des décennies même, pour se marier à nouveau avec la soif.

*


Aujourd’hui, je dis neige et c’est Schnee qui vient.

C’est schnell schnell vite vite ramasser les mots quand ils tombent du ciel.

Je dis Schnee venue de la chair. De la masse d’air chaude. De la vague et de la glissade. Je ne saurais dire. D’une glissade et d’un vague à l’âme. Et la lame de fond. Je dis neige et c’est blanc. C’est la page. C’est la vastitude. C’est le Grand Nord qui porte l’oubli.

Je dis neige et Schnee revient. Ce n’est pas la même Schnee en allemand. C’est l’enfance de la langue d’avant les mots. C’est doux. Je dis neige et c’est la naissance du mot. Le cri traverse le pays du silence. La voix claire ondule sur les vagues du souffle. Et l’envie de vivre. Et le désir d’être.

Je dis neige et je ne me souviens pas. Il n’y avait pas de café. Les routes bloquées. La pression des cristaux confondait les directions cardinales.

Je dis neige et Schnee s’impose à la fissure. A cause d’un silence à basse température et d’un amas sur le toit glissant. Je dis neige et le corps de l’enfant contre le corps de l’adulte sur un traineau fabriqué de sa main. Et le chaud du corps. Et le bonnet rouge sur la tête.

Je dis neige et le silence s’amoncelle. Le souvenir fond un peu plus. De traversées sur lisières bleutées et l’espoir d’attraper un peu de l’âme des troncs noirs.

Neige et Schnee interchangeables. Schnee et neige. Et l’oubli. Et la vastitude du grand nord. Et la perte. Et le silence. Chut ! Je dis silence et la chute des mots. Je dis le lié et les déliés des lettres qui couvrent la blancheur de la page. Je trace des empreintes à repérer par les naturalistes et les poètes de la blancheur.

Je dis Schnee et Schnell vient de l’enfance de la langue d’avant les mots.

Je dis schnell et j’entends l’urgence d’attraper la langue avant qu’elle ne fonde. Abonder de tables étoilées avant que l’éclat ne les tue. Enregistrer les vivants de la langue d’avant les mots avant qu’ils ne rejoignent la lumière d’après.

21 août 2022
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