Parham Shahrjerdi | Corbeau

© Parham Shahrjerdi

La nuit n’arrive pas à tomber
Le jour dure, il fait clair.
Dans la ruelle,
un corbeau au sol.
Il n’arrive pas à déployer ses ailes.

Les gens vont et viennent.
Personne ne sait ce qui arrive à ce corbeau, à terre.
Juste là, tout près, un arbre se tend vers le ciel.
Tout en haut de l’arbre, un autre corbeau est perché.
Il prend son envol, traverse la rue,
et pousse son cri —
croasse dans sa propre langue — Lalangue.
Bonsoir Jacques Lacan.
Il dit. Il murmure. Il crie dans l’oreille de l’autre corbeau, là-haut, sur le lampadaire.
Il croasse encore.
Pas une fois.
Pas deux fois.
Pas dix.

Il revient, s’élance, se pose sur le balcon d’en face,
il plane dans l’air,
ne se pose nulle part.
Il crie.
Il vole, revient,
exprime avec tout son être, avec ses ailes, avec son bec aussi —
avec tous ses avec,
il tente,
il met en branle ses avec.

Il est avec.

Et puis l’autre corbeau sur le lampadaire
le rejoint.
Ils sont deux à présent.
Dans la ruelle.
Ils battent des ailes.
Ils crient.
Et dorénavant, toute la ruelle tremble de leurs battements,
et de leurs cris.

Pourquoi donc ?
Parce qu’un corbeau — un autre, encore un autre — est là, au sol,
et qu’il ne déploie pas ses ailes.
Il n’y arrive pas.
Et la nuit n’arrive pas à tomber.

Celui qui est tout en haut de l’arbre s’agite, veut faire quelque chose.
Mais quoi ?
Lui donner ses ailes ?
Se redoubler, ouvrir les siennes pour deux ?
L’arracher au sol ?
Crier jusqu’à ce que tous les corbeaux, dans toutes les ruelles, entendent
qu’un des leurs ne vole plus ?

Il voit qu’il ne peut pas.
Il ne peut pas le faire décoller.
Et pourtant il revient, repart, revient, repart,
encore et encore —
peut-être que...
peut-être que ça ne se peut pas.
Ou peut-être que si.
Je ne peux pas, cette fois.
Je pourrais, peut-être la prochaine fois.

Je pense au corbeau.
Celui qui est resté.
Celui qui s’est levé.
Et je pense à l’humain —
l’être parlant,
propriétaire de mots pour justifier ses silences,
son immobilité,
son renoncement.
Je parle donc je ne fais pas.

La vérité, elle se sent.
Elle ne s’explique pas.
Elle ne se justifie pas.
Le corbeau le sait.
Je ne sais pas.

Et nous avons le langage.
Et nous ne sommes pas corbeau.

Pas encore.

Photographie prise en janvier 2014.
Texte écrit en mai et juin 2025.

4 juin 2025
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