Quel tissu se déchire ?

« Â Chaque fois que le livre croit parler de ce père disparu il parle de la mort qui vient, qui est là  », James Sacré


James Sacré a déjàconsacré deux recueils de poèmes àla mémoire de son père décédé qui revient, périodiquement, lui rendre visite. À ces deux ensembles, qui sont ici repris, s’en ajoute un troisième, inédit, où celui qui est parti il y a maintenant une bonne vingtaine d’années réapparaît ànouveau, la plupart du temps lors d’un déplacement du poète. Celui-ci est souvent seul, dans un train ou dans une chambre d’hôtel, ou arpentant les rues d’une ville qu’il connaît peu ou pas du tout, en France ou au Maroc, en Italie, aux États-Unis (où il a longtemps vécu) et tout àcoup le père est là, un peu de sa présence arrive, àcause d’un visage qui lui ressemble, d’un geste qui lui était familier, d’un paysan taciturne qui travaille sa terre comme il le faisait naguère, ou àcause d’un paysage qu’il n’aura jamais vu mais qui lui aurait sans doute plu.

« Â Isolina, quatre-vingt-quinze ans,
Elle continue des gestes que tu as faits
Jusqu’àcette foutue hospitalisation, toi aussi
Joignant les quatre-vingt-dix ans.
La voilàmarchant dans la raise de terre noire
À la main une pomme de terre qu’elle y va mettre
Un seau tenu par l’autre. Chez nous
C’était des baquets, toi qui les fabriquais parfois.  »

Le père – ou sa figure – vient aussi quand quelqu’un qui lui était proche part le rejoindre. Ce peut être le voisin Gustave, l’oncle Ernest, la mère bien sà»r (« Â ce matin maman s’en est allée  »), d’autres de la famille ou de la contrée qui, le temps d’un poème, nimbent d’un peu de nostalgie un présent qui s’écrira désormais sans eux.

« Â Autant de prénoms qui ne sont plus que des mots, c’est comme
À l’oreille de mon souvenir qui n’entend plus très bien
La musique d’un village qui n’existe plus.  »

Partout où il va, James Sacré peut, subrepticement, susciter la présence de son père et s’il parvient àle saisir ainsi, par bribes, réussissant au fil des poèmes, qui couvrent deux décennies, àdresser son portrait, c’est parce qu’il a constamment l’esprit en alerte. Ce faisant, il offre une belle existence posthume àcelui qui est àl’origine de la sienne.

« Â Plusieurs fois durant ce voyage au fin fond de l’Italie
Des gestes de toi me sont revenus.
C’est àcause de cartouches vides trouvées en divers endroits
Des cartouches àtige en plastique alors que les tiennes étaient en carton
Mais quelque chose de semblable dans leurs couleurs
Et j’imagine que ces chasseurs des Pouilles, peut-être aussi paysans
Dans la contrée de pierre et d’oliviers qu’est la région,
Avaient comme toi préparé (mesurer la dosette de poudre, choisir un calibre de plomb)
Préparé leurs cartouches sur la table de la cuisine après un repas du soir.  »

Il tient, sans le vouloir, une sorte de carnet de route où, apparaît, en creux, un autre portrait : le sien, celui d’un homme qui n’a de cesse de découvrir, de rencontrer, d’écouter les autres, de sentir àleur contact vibrer des fragments de son histoire. L’ensemble, très ample, est évidemment soutenue par l’écriture de James Sacré, sa précision, sa subtilité, ses sinuosités qui emportent, ses questionnements (que l’on retrouve dans le titre comme dans de nombreux autres poèmes qui se terminent par un point d’interrogation) et son attention aux paysages qu’il décrit, tel un peintre, avec justesse, en quelques traits, quelques vers concrets que le lecteur visualise aisément.


James Sacré : Quel tissu se déchire ?, éditions Tarabuste.

James Sacré s’associe régulièrement avec des peintres pour concevoir des livres àquatre mains. Celui qu’il vient de réaliser avec Raphaë l Segura a pour titre Les arbres aussi sont du silence. L’ouvrage, très réussi, contient de nombreuses encres de chine qui font naître plusieurs suites de poèmes.

« Â Un jour quelqu’un dessine des troncs et branches d’arbres nus. À cause peut-être d’une rencontre avec de vrais arbres. Mais rencontre aussi avec un papier fait àpartir de l’écorce d’une variété de mà»riers cultivée àMadagascar.
Puis rencontre avec des poèmes : les dessins font penser et rêver, donnent des mots qui en appellent d’autres.  »


James Sacré / Raphaë l Segura : Les arbres sont aussi du silence, éditions Voix d’encre.

Jacques Josse

31 mars 2021
T T+