L’Infinitif complément d’Emmanuel Fournier

L’Infinitif complément d’Emmanuel Fournier vient de paraître aux éditions Éric Pesty.

Bibliographie, textes àlire ou àécouter sur le site du cipM.

Site des éditions Corduriès d’Emmanuel Fournier avec accès àses ouvrages en texte intégral et page des homonymes.


  « Comment faire pour ne pas se trahir ? Former pour se libérer, mais parfois déformer en formant, et finir par se contredire. Comment vivre sans se contredire ? Ou alors comment en profiter ?

  Marcher, regarder, penser, et déjàachever. Déjàrenoncer àvivre autrement. Finir par espérer pouvoir voir plutôt que voir. Pouvoir vivre, plutôt que vivre  » - ces phrases d’il y a trois ans, choisies dans Mer àfaire, disent la mélancolie de ce mode verbal, donnent àentendre un infini éloigné du définitif qui toujours rôde.

  Le texte de L’Infinitif complément, dit la Note préliminaire, « a été présenté en avril 2000 au Centre de poétique comparée àParis, en réponse àl’invitation de Jacques Roubaud, peu de temps après la parution de L’Infinitif des pensées aux Éditions de l’Éclat. Il en est en quelque sorte une "postface précoce", ou si l’on préfère, un "complément".
  Les numéros des paragraphes correspondent àl’ordre qui avait été suivi lors de cette présentation. À la réflexion, il avait paru préférable d’adopter un autre ordre pour le texte écrit, publié la première fois dans un ouvrage collectif intitulé Mélanges pour Jacques Roubaud, Éditions Langues’O (INALCO), Paris, 2001, p. 185-190  ».

  Ainsi, L’Infinitif complément commence par le paragraphe 2 qui en expose l’enjeu et l’espoir :

2. Quand on part, on se dit parfois que c’est pour aller quelque part. Quand on commence, que c’est pour en finir avec quelque chose, y mettre une fin, arriver àune solution qui tranche, fatalement, dans le démesurément long. L’écriture àl’infinitif n’y échappe pas. […]

  Suivent le paragraphe 3 du constat (« Seulement, l’infinitif n’achève rien…  »), le paragraphe 1 de la relance (« Je voudrais aujourd’hui que nous réfléchissions àl’infinitif complément…  »), le paragraphe 31 de l’injonction : « Un essai est non seulement une tentative d’avancée, mais aussi un prétexte àréflexion…  ».
  Là-bas, vingt pages plus loin, l’essai finit avec le numéro 30 et cette dernière phrase : « La question n’est pas d’achever mais de recommencer.  »

  Emmanuel Fournier « explore[r] une philosophie infinitive  ».
  L’étymologie écartée, penser, constate-t-il, reste infléchi par la fabrication grammaticale qui subordonne les propositions, par le je qui se projette en avatars, travestis et préjugés, par les noms qui filtrent et norment, les verbes qui en imposent. Comment échapper àl’auto-engendrement des « philosophies tourmentées  » et de leurs « concepts substantivés  » : par l’infinitif ?

  Il raconte un souvenir de ses années de lycée :

8. […] un certain Pierre Rieucau qui nous enseignait aussi le latin et la philosophie, un neveu du Neveu de Rameau […] m’avait fait écrire sur la page de garde de cette grammaire [1] deux numéros. Je ne me souviens pas de la signification du second, peut-être un numéro de compte bancaire, mais je me souviens qu’il m’avait présenté le premier comme le numéro de téléphone de sa maîtresse. Il me le confiait pour pouvoir le retrouver au cas où il l’oublierait. On peut éventuellement penser que c’est une drôle d’idée de confier le numéro de téléphone de sa maîtresse àla grammaire d’un élève de onze ans, quel qu’ait été l’appétit de celui-ci pour l’étude de celle-là. Toujours est-il qu’il vérifiait de temps en temps si j’avais bien ma grammaire sur moi et si je pouvais lui restituer le numéro.

9. Je n’ai jamais su si cette histoire de maîtresse était vraie, ou s’il s’agissait d’une initiation àla philosophie. Je n’ai jamais essayé, par exemple, de téléphoner. Un autre l’aurait peut-être fait. Force est de constater par contre que je lis encore cette grammaire.

  Revenons vers l’infinitif àla faveur duquel se pose cette question :
  « Comment arriver àce que le langage tienne des propos qui échappent ànotre pouvoir de contrôle, tout en nous disant quelque chose ?  »
  On trébuche, dit-on, àréfléchir àla marche tandis qu’on marche. Penser àl’infinitif ne serait-il pas avancer sur les mains de façon àréfléchir àla marche sans que les pieds trébuchent ?
  Emmanuel Fournier énonce les pratiques d’acrobate de sa pensée qui se tient sur une ligne volontairement ténue. L’infinitif est cette corde d’arpenteur qu’il tend entre le langage et la pensée, la philosophie et la poésie, afin de repérer, signaler et creuser les terrains peu explorés entre le nom et le verbe.

  Juste avant L’Infinitif complément, j’avais lu Jacob Cow le pirate [2] de Jean Paulhan, recueil de textes qui annoncent Les fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres.
  Dans « Où la rhétorique fait de son défaut vertu  », Jean Paulhan raconte cette histoire :

Quand un chasseur rentre trempé ou glacé, il va d’abord, s’il est sage, changer d’habits. Puis il allume son gaz pour faire cuire ses cailles (car il a faim). Après quoi il tourne le bouton de sa T.S.F. pour se réjouir un peu le cœur. C’est làce que fait le chasseur, s’il est simplement sage. Mais s’il a du génie, il allume un grand feu qui tout àla fois le sèche, rôtit les cailles et lui enchante les yeux.

  Je ne sais pas si cette histoire est vraie. Je n’ai pas essayé d’allumer un grand feu. Un autre lecteur le fera peut-être. Force est de constater que je m’en suis souvenue en lisant celle que raconte Emmanuel Fournier. S’il avait téléphoné àce mystérieux numéro, en aurait-il égaré son livre de grammaire ? Quelle présence vivante ou, au contraire, quel anonyme service de renseignements cette suite de chiffres dissimulait, il ne le saura pas, mais il tâche maintenant de découvrir quelles promesses de compréhension peut offrir une forme grammaticale.


Les éditions Éric Pesty publient également, dans la collection Agrafée, Polaroïd de Clark Coolidge, une Ligne d’Anne Parian et alphabet de Dorothée Volut.

7 décembre 2008
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[1Grammaire française. Cycle d’observation 6e et 5e, Classe de quatrième et classes suivantes, de A. Hamon.

[2Deyrolle éditeur, 1997.