Mathieu Brosseau | La route à l’extrémité de la route

Vivre dans une perspective, plus que dans l’espoir, voici ce qui m’est présenté, la pointe au bout de la route propose la solution de terre, la terre cuite, la structure du monde et des Anciens, voilà ce que me propose la perspective, en aurais-je autant vu s’il m’avait été donné de vivre l’action comme un fil sans faille ? j’aurais moins vu ce qui me fait défaut, j’aurais moins vécu l’imperfection de mon état, il m’aurait été donné de singer la vérité, il m’aurait été donné de vivre le tracas, il m’aurait été donné de ne pas vivre, s’il était possible de vivre sans faille, j’aurais pu vivre et suivre de mes yeux le fil de plomb qui ramène au ciel, un sac à l’envers sur ma tête déplumé, n’écoutons plus les misères, comme s’il y avait lieu de se pardonner de vivre, va te faire foutre, je ne suis rien qu’une chienne, un monstre, je n’ai jamais eu la faculté de ne pas entendre, ma faille est dans l’espace de ne plus voir, c’est pourquoi je fixe la route d’un oeil impressionné, j’aime la route comme elle figure mon absence de raison, j’aime la route comme elle remplace le fil parfait de ma vie, je suis une chienne, hagarde, une chienne qui bouffe ses petits et établit son territoire parmi les spectres et les sans-valeurs, j’aime à me clochardiser, à boire des alcools forts pour me faire disparaître, pour couper le fil de la route, pour toujours détruire ce qui est assis, je fends ma vie d’un entredeux en mouvement, le fermé, c’est l’ouvert de la Parole, l’ouvert, c’est le fermé de la Parole.

Là, sur la route, mes yeux collés à extrémité de la route, je fais mes gammes, je joue à qui mieux mieux, à qui perd gagne, mes yeux collés à la fenêtre du corps, fixe le bout de la route, et la vitesse permet au tympan de s’ouvrir au reste, vertige, quand j’avance, l’étreinte sauvage, la pression, sur les tempes, le temps est révolu, la vitesse augmente la pression, étreignant, je m’avance, fusée tirée depuis la base, dans l’atmosphère, le jus se fait matière, le jus de quoi ? il semble que le jus soit matière informée, qu’il soit énergie pure, quand j’avance, la pression, mes yeux s’ouvrent, mes yeux tournent, l’image de la route vient se coller dans mon esprit, lignes droites parallèles, juste ce qu’il me convient d’être, au milieu des possibles, sans issues possibles, sans route de traverse, une seule ligne, au centre, ma tête est une route, bornée d’un désert sectionné, ma tête est en déroute, bornée de plantes sauvages encore jamais vues, mes yeux ne quittent pas le centre du centre, la pression ne fait qu’augmenter, la pression quand j’avance me réduit jusqu’au suicide, et du coup, je n’existe plus.

Il n’y a pas d’autres routes au bout de la route que la route, nulle espérance de converger, nul espoir de tourner, nulle espérance de bifurquer, nul espoir de pivoter, ni même de revenir, la route au bout de la route est le carcéral de ma tête et sa sortie, la prison de mes yeux et leur aboutissement, la foi et la peine, la peine d’accoucher, la foi de devenir, de se transformer, de muter sur la route, de se désintégrer par l’inspiration du vide d’entre les routes, ma foi d’entre les peines, la joie immobile d’après le seuil, la plante est là, à mes côtés, celle correspondant à l’esprit de mon esprit, folle herbe de mes vœux, jaune et ocre et orangée et solaire, la plante sur les bas-côtés de la route, il y en a partout mais une seule, seulement marque mon œil, une par une, coup par coup, toujours la même plante, animale presque, mouvante presque, mutante, la plante du soleil, celui qui sépare les bêtes d’entre les bêtes, et la lumière fût, et l’informe me précède, sur la route me succède, l’informe, la plante celle-là, oui cette plante, il n’y a plus qu’une espèce, la plante solaire, d’air et de terre, la plante astronomique, c’est elle qui me porte, c’est elle qui fait monter la pression, quand j’avance, c’est elle qui fait la poussée horizontale de moi sur la route...

Aucun âge, plus aucun âge, tous confondus en un seul temps, en un seul corps noble les regroupant tous, motorisé par l’énergie des plantes solaires, les enfances mêlées, te souviens-tu de l’enfant dans la pommeraie ? il n’y a plus d’affaire à prendre, tout y est, la place est prise par l’ensemble des espaces, réunis sur la route, prise au dépourvue dans ma tête, même la possession n’est plus, seule la démonstration est, les vies se mêlent, un seul enfant regroupant toutes les vies, aux sexes vibrants, s’autobaisant, dynamique sous-jacente au vide surplombant, la fleur des éternités, la fleur des âges fait vivre les angles de la mémoire, plus besoin d’aucune éthique, plus besoin d’aucun corps, plus besoin d’aucune forme, sinon pour la démonstration, écholalie schizophrénique, maîtrise d’un soi qui se décompose, la route pour seule mémoire, les enfances se jouent de moi, sous-jacentes, restant plus vieille que l’instantanée du corps mouvant, contenant toutes les sources, la bouche contenant déjà toutes les paroles, et qui ne se disent plus, qu’il n’est plus nécessaire de dire, qu’il n’est plus nécessaire de parler, la forme n’est pas dite, seul le poème est de trop, l’écriture devient l’ineptie du corps absent, laissez-moi donc vivre ce néant !

Laissez-moi donc vivre ce néant, la seule solution, la seule, fusil à pompe, l’enfant crie là-bas et t’agresse les oreilles, la seule solution, la vraie, fusil à pompe, le vieillard sur la route te demande dix…ˆballes, la solution, l’unique, fusil à pompe, sur la route, y a un type qui fait de l’autostop en se plaignant, la solution, la seule, fusil à pompe, en te baissant, tu vois un être petit comme un petit être, il se dandine, la solution, la vraie, fusil à pompe, dans un miroir tu te regardes, tu observes les interstices de la mort dans les rides, dans le portefeuille du visage, tu envisages, la seule possibilité, fusil à pompe, tes mains passent sur ton visage, tu pleures d’avoir trop aimé et mal étreint, tu es triste de n’avoir plus l’âme dévouée aux plus proches parents, il ne te reste plus que l’âme pour le sel, que la route pour éponger ta sueur rouge.

Oui, change de corps, vas-y c’est ta force, c’est ta chance. Le nouvel instrument te dépossède mais te rend capitaine du nouveau vaisseau. De l’appareil se dégage une sainte odeur d’inhumanité. Enfin retrouvée... De corps et de forme changés, affectivement, les liens soyeux de l’ignorance et de la position se détachent. L’outil reste l’incarnation noble mais l’âme en secret se révolte, toujours et encore, s’échappant infatigablement vers d’autres corps à prendre... sans les posséder... bien sûr !

Tu armes, tu cibles, tu tires, le corps en apparence, tu l’habites, affectueusement, il deviendra bientôt l’outil simple dont tu te détaches, affectueusement pour en retrouver un autre sans affection aucune. Ne pas avoir de relation affectueuse avec son corps, c’est le début de la fin de l’infection !

Corps habité
troublé par recul,
se retourner,
ne plus y voir qu’ombre,
ne pas aimer ce corps,
l’outiller,
figurer son image,
être habité,
par un si beau et funeste jour...

Aucune affection sur la route !

Là, ici dans ça, sur la route, le dé-faire du ça, la nouvelle cosmologie d’un désordre, d’un nouvel ordre, celui de l’antithèse, la tête à la place des pieds, les yeux se ferment à force de vitesse, plus rien du corps pénétré, plus rien du... corps pénétrant, non plus rien du corps tel qu’il s’existe, ni vaincu, ni vainqueur, la place juste du corps parmi les ombres, les ombres parmi les végétaux, la plante solaire, celle qui corrompt les temps et se place hors-mort, celle qui s’affilie avec les bêtes, l’animalité ancestrale, celle perdue, celle qui s’affilie avec les ombres, celle qui dénoue les histoires, les petites histoires du dire, celles de la mémoire, s’il en est, ordre pour ordre, je me fiche bien de ma mémoire, me reste l’évidence du rêve à venir.

On pense la déroute alors qu’il faudrait penser la route, dans sa dimension invasive, d’implosion en implosion, de pas en pas, vraoum, le moteur accélère, je ne suis ni l’homme sur la machine, ni la machine qui charrie l’homme, je suis cette attente hors de toute conscience d’elle-même.

Et puis, tu sais de quoi je parle, les sujets n’ont rien à faire là-dedans, les sujets ont ce mauvais réflexe de se réfléchir, alors, toi, parlons franchement, je te tutoie, ne m’en veux pas, je te suis, quelques instants, histoire de se dé-faire du soi, bien enquiquinant, ce n’est pas que je te viole, que je t’invagine, c’est juste pour me défaire, histoire que l’action soit dite : sur la route, se trouve l’histoire close de toute sexualité, celle des sujets, l’action n’est plus personnelle.


Polaroid de Laurence Skivée.


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Son site personnel, Plexus-S
La route à l’extrémité de la route est extrait de Ici dans ça, ensemble en préparation. Deux livres de Mathieu Brosseau paraîtront en 2011 : La Confusion de Faust (Le Dernier télégramme) et Uns (Le Castor astral).

21 novembre 2010
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