Sylvain Jamet | Les nostalgiques

Photo : Azzedine Allaoui



Un rêve d’Achab

Sa jambe gauche partie seule nourrir les poissons,

il y pensait — mais c’était sans espoir.

Le chirurgien de bord voulait couper le fil invisible
qui le reliait encore à lui-même.

En approchant la scie — plus tard ce serait le cœur,
dit-il,

tous les morceaux perdus.

Sans pleurer, il mesurait sa perte en brasses et en sillages,

à des mètres de fond.


+

Luitel – un rêve d’Œdipe


Dans la pièce, vers la fin, le jour manque à Colone.

Il était clair à présent que le lac échappait
et continuerait d’échapper. Un moment
replié dans un pan d’ombre, dans la sente.

La neige contredisait la marche.
L’air voletait tout autour, de moins en moins dense.
De moins en moins.

Etant entendu que le lac est un œil
se refermant à mesure que la nuit approchait,
de plus en plus.

La dernière ligne d’un incendie rampant à l’ouest.
L’extinction des secondes.
Il était clair qu’une question

se poserait sans réponse, désormais.
Une demande insistante
dans le sous-bois resté sans échos.

Il faudrait en sortir au plus vite,
et par la première porte. La première
offerte entre les sapins.

Parvenus à ce point,
nous renoncions donc à la poursuite
et décidâmes de rentrer.

La redescente à la hâte, remontant notre propre piste
qui laissait derrière elle un lac possible, inarticulé.
Et vite avant que le manque de lumière

ne recouvre tout à fait nos pas.



+

Pour Robert Walser – correspondance


Considère le silence
gênant des lettres.

Un voyage en train,
passé Modane,
où la nuit me sert d’excuse.


Si j’arrive un jour à Turin,
j’écrirai peut-être une belle carte
que je n’enverrai pas.


Le courrier peut se perdre,
le sens peut errer comme Walser
quatre jours dans la neige.


Et un matin on le retrouve
(ce que je veux te dire)
presque mort entre deux virgules.


19 novembre 2020
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