La langue exilée ou l’âme aplatie : sur Histoire d’une vie, d’Aharon Appelfeld




« Sans langue je suis semblable à une pierre. »
Aharon Appelfeld



Parmi toutes les expériences douloureuses qu’implique l’exil, il en est une qui les condense toutes : l’arrachement à la langue maternelle. Ne plus pouvoir s’exprimer naturellement, spontanément, c’est se couper de ses réactions les plus immédiates, de ses pensées et, de manière encore plus encore sournoise, de ces gestes ordinaires que sont lever les yeux, tendre la main, s’asseoir, bref, de toutes ces manières d’être qui contribuent à faire qu’un individu est libre de se mouvoir et de s’attacher à ce qui donne un prix à la vie. Face à l’incompréhension le corps se fige, face à l’hostilité il se referme. Cette expérience de l’arrachement, Aharon Appelfeld l’évoque avec une précision et un sens de l’économie tout à fait remarquables dans Histoire d’une vie, paru tout d’abord en 1999 en Israël, puis en 2004 aux Editions de l’Olivier dans la traduction de Valérie Zenatti. Même si en raison de son histoire personnelle et du contexte historique de la déportation des Juifs d’Europe la bataille linguistique dont l’auteur a été le théâtre fut particulièrement vive, on peut supposer qu’elle peut l’être tout autant chez bien des migrants actuels. Cependant, quelque chose contribue à la rendre exceptionnelle : le fait qu’il fût enfant - il est né en 1932 et avait sept ans lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale -, et plus encore le sentiment, la conviction peut-être pas qu’il allait devenir écrivain mais que son sort était inextricablement lié à l’exercice de la langue et à la matière des mots. Il écrit dans ce livre : « A un très jeune âge, avant de savoir que mon destin m’amènerait vers la littérature, l’instinct me murmura que, sans une connaissance intime de la langue, ma vie serait plate et insipide ». Ce que sous-tend l’usage du terme « intime » est ici singulier. Il renvoie bien sûr à la dimension affective inhérente à tout usage d’une langue maternelle, expérience matricielle, mais aussi dans l’exemple qui nous occupe au silence, à la solitude et au mutisme auxquels Appelfeld sera renvoyé, notamment à partir de son évasion du camp de travail où il était détenu ; également à l’histoire et à l’héritage dont toute langue est porteuse, non pas tant l’allemand en l’occurrence, sa langue maternelle, que l’hébreu, qu’il se devra d’apprendre une fois arrivé en Israël, non sans peine. Début d’une quête spirituelle dont la littérature ne sera pas l’aboutissement mais plus exactement le moyen.


1. L’animal de la langue

Histoire d’une vie est un livre autobiographique. Il n’est pas linéaire, l’auteur le définit lui-même comme une tentative pour relier les différentes strates de sa vie. Il serait naïf de penser qu’une vie corresponde à ce qu’on en dit, aussi précis, exact et complet qu’on veuille l’être. Si le linguistique s’immisce dans tous les interstices de l’existentiel, il n’en reste pas moins qu’une phrase, un paragraphe, un chapitre diffèrent en nature d’une période de vie. Nous sommes attachés aux faits, a fortiori à une époque où certains prennent de très grandes libertés avec eux, leur faisant dire n’importe quoi ou niant leur effectivité. Il n’en reste pas moins que leur structure ne correspond pas à celle des phrases.
Appelfeld est un enfant unique. Il fut tout d’abord séparé de sa mère puis conduit en compagnie de son père dans un camp de travail en 1942. Ils marchèrent deux mois dans la boue, sous la surveillance, les coups voire les tirs de soldats roumains et ukrainiens, avant de toucher au terme de leur périple. De tous les déportés qu’ils étaient, ils ne furent plus qu’une poignée à leur arrivée. Quelques jours après son internement, il fut séparé de son père. Commencèrent alors les trois mois de camp, jusqu’à son évasion. Il erra ensuite dans de multiples endroits : gares, champs, forêts, villages, cours d’eau... Il connut la faim, le secours de quelques paysans mais aussi le compagnonnage avec des êtres rudes et souvent violents. Il attendit ses parents durant toute la durée de la guerre. Il ne les revit jamais. D’après les dires de sa mère, Aharon Appelfeld était un enfant méfiant. Le harcèlement scolaire dont il fut victime l’année qui précéda la guerre ne fit que renforcer ce trait de caractère. Avec la traque dont les Juifs étaient l’objet, ce sentiment dut atteindre un seuil difficilement imaginable. Comme il l’écrit, « rapidement, j’appris que mieux valait éviter de parler, et que, si une question était posée, il fallait y répondre brièvement ». C’était une question de survie. Il lui fallait observer, écouter, déduire. On pouvait lui tendre la main comme l’attraper pour le livrer à la police. Il fut témoin un jour d’une chasse à l’homme. Alors qu’il s’abîmait dans une rêverie dont il était coutumier, seul, à la lisière de la forêt, voyant dans tel ou tel phénomène le signe annonciateur du retour de ses parents, il vit un point noir fendre le vert d’un champ de maïs. Il s’agissait d’un enfant que des hommes poursuivaient en poussant des cris. Il comprit que c’était le sort qui lui était réservé s’il devait tomber sur des êtres maléfiques. Comparativement au monde extérieur, la forêt et les champs, aussi dangereux qu’ils fussent, apparaissaient comme des terres hospitalières. Comme dans un conte, l’enfant livré à lui-même qu’était Aharon Appelfeld cherchait dans ce monde sans humains l’aide dont il avait besoin pour survivre. Pourvoyeurs de signes en tous genres, visuels, sonores, olfactifs, la forêt et les champs s’offraient à lui comme le théâtre d’une rencontre possible avec la vie et plus particulièrement avec les animaux. « Au fil des jours j’appris que les objets et les animaux étaient de vrais amis. Dans la forêt j’étais entouré d’arbres, de buissons, d’oiseaux et de petits animaux. Je n’avais pas peur d’eux. J’étais sûr qu’ils ne me feraient aucun mal. Avec le temps je me familiarisai avec les vaches et les chevaux, et ils me procurèrent la chaleur que j’ai conservée en moi jusqu’à ce jour. Parfois il me semble que ce ne sont pas des hommes qui m’ont sauvé mais des animaux qui s’étaient trouvés sur mon chemin. Les heures passées auprès de chiots, de chats ou de moutons furent les plus belles heures de la guerre. Je me serrais contre eux jusqu’à en oublier qui j’étais, m’endormais près d’eux, et mon sommeil était alors paisible et profond, comme dans le lit de mes parents. »
Il y a dans ce sommeil non seulement quelque chose de réparateur mais également de mythique. Appelfeld dit à plusieurs reprises que cette période de sa vie fut à ce point extrême, exigeant de lui une telle vigilance, un tel sacrifice, une telle résistance qu’il pense parfois que ce n’est pas à lui que tout ça est arrivé « mais à un autre, quelqu’un de très proche, destiné à me raconter précisément ce qui s’était passé ». Les leçons de la guerre furent telles qu’elles provoquèrent chez lui une sorte de dédoublement dans lequel on peut voir les prémisses de son oeuvre - le terme de destin revient plusieurs fois sous sa plume -, un dialogue entre l’être mutique qu’il devint après la guerre et l’écoutant qu’il allait devenir, le rassembleur de mots, le constructeur de phrases, le planteur d’histoires. Aussi éprouvantes qu’elle furent, ces années exacerbèrent chez lui un instinct, un regard, qui, lorsqu’il sera en mesure de franchir la rivière de l’oubli qui le sépare de lui-même, représentera pour l’écrivain une arme extrêmement précieuse.
A une rescapée qui s’inquiétait de lui et qui lui demandait en 1944, alors que les Russes revenaient en Ukraine :
« - Que t’est-il arrivé, mon enfant ?
il répondit :
- Rien. »


2. La pluralité des langues

Aharon Appelfeld est originaire de Bucovine, une région d’Ukraine annexée par la Roumanie au sortir de la Première Guerre mondiale. En raison de cet emplacement géographique et de l’histoire propre à cette région, il baigna dans quatre langues : l’allemand, sa langue maternelle, le roumain, la langue de la rue et du pouvoir, le yiddish, pratiqué par ses grands-parents, et le ruthène, langue régionale employé par une domestique à laquelle il était attaché et dont il aimait la langue. Ces différentes manières de s’exprimer cohabitaient harmonieusement en lui, se complétant lorsque l’une faisait défaut pour n’en former qu’une seule, langue unique dont les bigarrures étaient aussi peu interrogées que celles du monde où il vivait. Au moment d’écrire Histoire d’une vie, Appelfeld précise que ces parlers ne vivent plus en lui. L’hébreu est devenue sa langue, celle de tous les usages, de son quotidien et de sa littérature. Néanmoins, il sent encore les racines de ces langues d’avant remuer en lui lorsque par exemple il lit ou entend un mot qui y réfère. Surgissent alors comme par magie des visions entières. On se demande parfois où se niche la mémoire, dans quels lieux, quelles personnes ou quels noms. Dans quelles strates disparaissent les souvenirs, les sensations. Il semblerait que la pratique de plusieurs langues enrichisse la sensibilité, comme si cette dernière avait à sa disposition plusieurs claviers sur lesquels composer sa mélodie des choses, là où la pratique d’une seule langue n’en offrirait qu’un seul. Quoi qu’il en soit, Appelfeld se révèle un écrivain particulièrement sensible aux univers sonores, aux sons, aux voix, à la musique et aux langues, lieu privilégié par la mémoire, après les cellules du corps.
En 1946 il arrive en Palestine, à l’époque sous mandat britannique [1]. Il est pris en charge par une association sioniste s’occupant de l’immigration et de la formation d’enfants, la Halyat Hanoar. Deux ans plus tard il intègre une école agricole. Il côtoie d’autres jeunes. La plupart adoptent plus facilement l’hébreu que lui, ce qui l’incite à s’isoler et à chercher refuge dans la compagnie non plus des humains mais des arbres. C’est une période singulière où son mutisme va de pair avec une sorte d’amnésie. Il faut dire qu’il rejeta les sonorités âpres et gutturales de la langue hébraïque, refusant d’autant plus de l’adopter qu’il sentait dans le même temps sa langue maternelle disparaître en dépit des efforts qu’il faisait pour la maintenir en vie. « Pour surmonter le mutisme et le bégaiement, je lisais beaucoup dans les deux langues que je savais lire alors : l’allemand et le yiddish. Je me répétais des phrases entières. Comme je l’ai dit, ma langue à l’époque n’était composée que de mots. Une phrase entière me coûtait énormément. Je bégayais comme nombre de mes amis et la lecture dans les deux langues de ma mère était une tentative désespérée pour surmonter ce handicap. » Retrouver une fluidité des impressions et des émotions dans une langue, Appelfeld ne pouvait l’espérer qu’en recontactant sa langue maternelle mais la situation dans laquelle il était était telle que rien ne pouvait endiguer son éloignement. Comme il l’écrit : « Ma langue maternelle et ma mère ne faisait qu’un. A présent, avec l’extinction de la langue en moi, je sentais que ma mère mourait une seconde fois. » Il faut imaginer ces enfants orphelins étrangers élevés dans une langue inconnue constituée pour l’essentiel de mots d’ordre - « travailler, manger, ranger, dormir » -, n’ayant d’autre horizon que le travail et la terre, puis l’armée, étape incontournable dans leur formation de jeunes membres d’un Etat ayant inscrit la guerre dans son horizon. Comme il le dit, les années qui précédèrent et suivirent la création de l’Etat d’Israël furent particulièrement idéologiques. Les futurs Israéliens devaient tirer un trait sur le passé, se tourner vers l’avenir et faire en sorte qu’advienne une société égalitaire, en réalité extrêmement pauvre, plus ou moins inspirée par le socialisme. Pour Appelfeld, « les années 1946-1950 furent des années très bavardes. Une époque idéologique produit des mots et des clichés. » Tout ce qu’il déteste. Lui-même se cherche mais il ne se retrouve pas dans cette propagande conquérante. Son exil linguistique l’amènera à entamer un journal où l’allemand se mêle au yiddish mais aussi à l’hébreu qu’il apprend, journal dans lequel il consigne ses expériences, ses tourments, ses combats quotidiens et ses aspirations. Une exigence en émane plus particulièrement : c’est celle d’instaurer, contre l’anéantissement de la mémoire en cours et l’instrumentalisation de la langue, un rapport intime et non plus mécanique avec l’hébreu, la langue en vigueur qu’il ne saurait être question pour lui de ne pas parler.
Ce défi, il allait pouvoir le relever grâce à quelque personnes pour lesquelles la culture juive multimillénaire était demeurée vivante, des gens pour qui « le yiddish et l’hébreu résidaient sous le même toit, comme des sœurs jumelles ». Non seulement il lui apparaît alors que le passé et le présent peuvent dialoguer à travers les textes, mais également les lieux, les paysages, ceux de Palestine comme ceux de son enfance, perdus dans le lointain. « Cela signifiait que “ici” et “là-bas” n’étaient pas déconnectés comme le clamaient les slogans ». Vivre était donc possible, respirer dans la langue, écouter, recueillir, rassembler. Il écrit au sujet de classiques hassidiques qu’il lit alors en compagnie du poète Leib Ruchman : « La phrase semblait être jouée sur une autre musique, comme un mélange de yiddish et d’hébreu, avec ici et là un mot slave. » Une seule langue, l’hébreu, mais composée d’autres langues, le yiddish, et d’autres encore, pas le roumain qu’il n’a jamais intégré, mais peut-être le ruthène. Comme si l’hébreu pouvait remplacer l’allemand de son enfance, devenir langue d’accueil et non plus ce qu’il lui semblait être : « une langue de soldats ». Il parle de « mélodie oubliée », comme si l’hébreu des textes spirituels ressuscitait des chants anciens, des sonorités perdues. Au sujet du yiddish qu’un autre poète lui inculqua alors qu’il errait en Italie parmi des enfants abandonnés, il écrit : « Celui qui parle la langue des suppliciés leur assure non seulement le souvenir en ce monde mais élève un rempart contre le mal et transmet le flambeau de leur foi de génération en génération. »
La contemplation a joué un rôle crucial dans l’enfance et la jeunesse d’Appelfeld. Au sein de sa famille tout d’abord, derrière la fenêtre de la maison familiale d’où il observe la neige tomber. Puis dans le ghetto où sa rêverie lui vaudra une cinglante paire de gifle de la part d’un vieillard se sentant observé. Pus tard dans les forêts, la guerre venue. Puis durant son service militaire, alors qu’il a dix-huit ans. La mémoire lui revient, des visions étonnamment claires, précises, actuelles. Mais plus encore qu’un monde imaginaire composé de visions, ce qui semble le conduire d’une manière de plus en plus certaine vers l’écriture, c’est la musique, une musique à peine audible, sobre, se méfiant des formules grandiloquentes comme des visages trompeurs, se méfiant également des diktats de la morale, car si il est question de fidélité dans son œuvre, ce n’est pas tant à des principes qu’à un rythme intérieur. Une musique comparable à une langue secrète dissimulée sous une langue officielle, tapie dans le silence et qu’il lui faut apprivoiser pour espérer la voir s’aventurer à l’extérieur de son terrier. Dans les années 1950 c’est le témoignage qui prévaut, la vérité historique avec ce qu’elle peut avoir de didactique. Appelfeld est en décalage, il est en quête de silence et d’intimité, une notion qui n’a pas encore cours en littérature. Il recherche cette matière sensible propre à ses expériences afin d’en extraire ce qu’il nomme une « légende intime ». On lui reprochera de recourir à la fiction sur des sujets aussi graves que la Shoah. On ne comprendra pas son sens de l’économie, ce qu’il nomme sa préférence pour le fait plutôt que pour l’explication. Sa réserve, sa pudeur, sa délicatesse. Rien ne l’irritera plus que l’expression « écrivain de la Shoah ». Il affirme : « Seuls des mots justes construisent un texte littéraire, et non pas le sujet. » Il n’aura pas d’autre boussole, quand bien même son inspiration religieuse pourrait laisser penser le contraire.


3. Le sentiment religieux

Les parents d’Aharon Appelfeld sont croyants mais pas pratiquants. C’est le grand-père qui va à la synagogue. Les questions que pose le jeune Aharon à sa mère la mettent plutôt dans l’embarras. Le grand-père observe le plus souvent le silence, comme lorsqu’à la synagogue, lors d’une prière du samedi, l’enfant voit Dieu s’asseoir entre les deux lions de l’arche sainte et qu’il se tourne ébahi vers son grand-père :
« “Grand-père.”
Grand-père pose un doigt sur ses lèvres et ne me permet pas de poser de questions. »
Un peu plus tard, alors qu’il attend seul devant la synagogue à l’ombre de deux grands arbres, la peur le saisit. Il craint qu’on n’en sorte et ne s’en prenne à lui. Une chose l’obsède : la langue dans laquelle les croyants s’adressent à Dieu. Il ne la connaît pas. Il se sent démuni, « muet ». Alors que des formes de contemplation le ravissent - le bruissement imperceptible de la neige, un panier rempli de fraises - Erdbeeren -, la vue d’un pommier couvert de pommes -, cette forme de contemplation religieuse lui fait mal faute de savoir se relier à ce qui en fait la raison d’être. Son père lui dira qu’il n’y a que ce qui se trouve sous nos yeux.
Il lui faudra attendre la fin de la guerre pour que ce questionnement refasse surface avec insistance. L’orphelin qu’il est désormais veut apprendre à prier. A ce moment-là la prière est méprisée, d’autres choses semblent plus impératives. Bien que sur la route qui conduit en Palestine de nombreux Juifs s’y adonnent, elle semble un luxe. Quand dans un camp de transit, le jeune Appelfeld sollicite les fidèles, ceux-ci le rabrouent. « Qu’est-ce qui te prend ? » lui dit l’un d’eux. Il est si insistant qu’un homme qui se révélera violent acceptera de remplir cette tâche. Il évolue au milieu de trafiquants, d’impresarios exploitant les enfants. Après avoir refusé de se mêler à un trafic de cigarettes et s’être vu menacé, il écrit : « Le désir de prier me quitta. » C’était pourtant plus qu’une lubie.
Un mot revient souvent sous la plume d’Appelfeld, celui de « prodige ». Sa traductrice a-t-elle évité celui de « miracle », trop chargé ? En tout cas il va bien avec celui de « légende » qu’Appelfeld emploie à propos de son travail littéraire. La littérature transforme le monde, elle le fait advenir sous une forme qu’on ne lui connaissait pas avant, même si en apparence il ne change pas. La simplicité d’une langue peut faire croire que les choses dites sont en connivence avec les choses vues, mais comme Klee l’a dit de la peinture, à savoir qu’elle rendait les choses visibles, il faudrait plutôt dire que la littérature rend les choses lisibles, compréhensibles, aimables peut-être, ou du moins supportables. Elle les ouvrirait à ce qu’elles ne sont pas si on s’en tient au registre du donné ou des apparences mais promettent d’être. Il y a du merveilleux chez Appelfeld, c’est peut-être dû à cette prégnance de l’enfance, inséparable pour lui de la perte de ses parents. Durant toute la guerre, il a attendu le retour de ses parents. Il parle à ce sujet de « fol espoir ». On pourrait parler d’entêtement, d’entêtement absolu, comme Deleuze le fait lorsqu’il parle de vie spirituelle à propos de cinéma. Il y a chez lui une attente très profonde, un espoir indéracinable, qui s’accompagnent d’un déchiffrement du monde, vital dans la mesure où il est tout autant interprétation que production de signes engageant l’avenir, préparant demain. Il y a chez lui une pratique du silence, une attention aux sons, aux mots, aux phrases, la recherche d’une langue pouvant répondre de l’impossible, où l’incroyable peut advenir à la fois en tant que vision mais plus encore en tant que construction lente et patiente d’un monde légendaire et tangible, résultat d’un acharnement exigeant sans cesse d’être repris. L’incroyable, c’est la promesse exaucée par le langage d’être à nouveau réconcilié avec la vie, avec le temps. C’est un cadeau, un don du ciel pour parler familièrement, un don de la terre aussi bien, pour autant qu’une continuité est restaurée entre eux. « La littérature, si elle est littérature de vérité, est la musique religieuse que nous avons perdue », écrit-il. Où l’adjectif « perdue » est peut-être plus important que l’adjectif « religieuse », la fonction d’une telle musique étant de rendre le monde habitable, de restituer la vie perdue, et ce quelle que soit la culture à laquelle on appartient. En rouvrant l’espace et en le peuplant de sons qui soient comme autant de présences qui dialoguent.
Ce que peut la littérature, Appelfeld le dit explicitement, c’est rendre présent. Il voit en elle « une aspiration à transcender le temps ». De fait, si la littérature fabrique du présent, c’est un présent particulier où plusieurs temporalités entrent en rapport : le passé, la mémoire, ce qui est mais aussi la rêverie, l’espoir, le futur, l’avenir etc. C’est un présent stratifié, dont les strates apparaissent en transparence, comme le sol en montagne. S’il parle de « présence éternelle », c’est qu’il n’évoque pas seulement un phénomène dont il aurait été témoin mais ce que tel phénomène fit lever dans son esprit et peut-être ailleurs, pris dans un geste qui reste actualisable, comme un trésor à retrouver. Le monde sur lequel ouvre la page ne cesserait d’advenir sans qu’il semble aisé de dire où ça se passe : interface entre la page et le cerveau. Eternelle apparaîtrait la chose que l’on croyait perdue mais qui revient. La chose ? Ce qu’on voit ou entend dans les mots, à travers eux, dans les vides qu’ils abritent, les silences, les murmures. Eternité qui parfois nous fond dessus, nous traverse et nous change (comme quand on dit de quelqu’un que ses cheveux ont blanchi dans l’espace d’une nuit).

Alors qu’il erre affamé dans une forêt, Appelfeld tombe sur un arbre couvert de pommes rouges. Il écrit : « J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Mon corps se souvient mieux que moi de ces pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges. » Ce sont ces quelques pas en arrière qu’il faudrait savoir faire ou refaire, ce recul qu’il faudrait savoir prendre afin que les choses, l’une d’elles, atteigne à ce degré de présence qui témoigne de l’éclosion d’une force excédentaire en soi.
« Finalement je m’assis sur place et mangeai une petite pomme à moitié pourrie qui était tombée au sol. Après avoir mangé, je m’endormis. A mon réveil, le ciel rougeoyait déjà, je ne savais que faire et me mis à genoux. J’ai encore aujourd’hui la sensation de cette position et, chaque fois que je m’agenouille, je me souviens du coucher de soleil qui rougeoyait entre les arbres et j’ai envie de me réjouir. »



Pascal Gibourg

5 octobre 2025
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[1Alors que le conflit israélo-palestinien a connu depuis le 7 octobre 2023 un déchaînement de violence inouï, on peut sinon s’étonner du moins remarquer que dans un ouvrage ayant notamment à cœur d’évoquer l’installation d’un tout jeune homme en Israël en 1946, il soit certes fait mention de ce territoire nommé Palestine, mais jamais de son peuple : les Palestiniens