Déposséder et user du destin d’autrui, par Laurence Werner David (1)


Je me souviens de l’histoire de l’écrivain Binjamin Wilkomirski, prétendu rescapé des camps de Maidanek et d’Auschwitz dont j’avais lu le livre : Fragments : une enfance 1939-48 publié chez Calmann-Levy en 1997.
Le livre avait été traduit en neuf langues, avait reçu trois grands prix dont le prix de la Mémoire de la Shoah, et chacun d’accueillir Wilkomirski comme nouveau témoin des camps, écrivain d’un livre qui deviendrait un grand classique sur la Shoah. Elie Wiesel s’enchanta. Au festival de Salzbourg la romancière autrichienne Elfriede Jelinek fit une lecture de l’ouvrage. Mais en novembre 98, après une investigation assidue, un journaliste zurichois décréta que Wilkomirski était un faux nom. Que celui qui se cachait derrière ce pseudo s’appelait en fait Bruno Grosjean, qu’il n’était ni polonais, ni juif mais fils d’une Suissesse qui l’avait abandonné vers ses trois ans pour que l’adopte la famille Doesseker.
Wilkomirski a toujours nié ces accusations mais l’enquête poursuivie par l’historien Stefan Mächler a confirmé son imposture.
Le livre est retiré du marché. On peut encore parfois le trouver dans une bibliothèque de quartier.
Ce texte a-t-il fait du tort aux vrais survivants et rendu suspects tous les livres relatifs à la Shoah, alimentant les thèses et les sites révisionnistes ?
Que représentait le destin juif pour Wilkomirski ?
Il semble que dès l’adolescence, Bruno Doesseker réinvente son parcours : enfant suisse qui serait juif, séparation d’avec ses parents pendant un massacre qui a lieu à Riga d’où il s’échappe vers la Pologne puis il est transféré à Maïdanek, dans un camp. Puis dans un autre camp : à Auschwitz. En 45, il est hébergé dans un orphelinat à Cracovie. À sept ans, il est adopté par des Suisses. À trois ans près, les fins de chaque histoire coïncident. Wilkomirski dira : « La vérité légalisée est une chose, celle d’une vie en est une autre. »
Du côté de la vérité légalisée, il y a la mère biologique de Bruno, ayant appartenu aux Verdingkinder (orphelins suisses qu’on plaçait chez des paysans et qu’on vendait aux enchères comme des bêtes de ferme, nous dit la sociologue Elena Lappin). Mère psychiquement vulnérable qui abandonnera Bruno très tôt pour le confier à un service d’adoption.
Cet insupportable passé maternel le hantera définitivement et particulièrement après la mort de sa mère qu’il apprend au début des années 80 (il a alors quarante ans) et qui le projette dans une dépression sans retour.
Tout son livre est hanté par les orphelins, les mères à qui on a amputé un enfant, par l’abandon et la maltraitance.
Quand on lui posera la question sur la langue, quelle est la langue que vous parliez ? Wilkomirski répondra toujours : le sabir babélien appris en Pologne dans les baraquements pour enfants.
À y regarder de près, aucun événement du récit de Wilkomirski ne peut être vraiment identifiable. Sa contrainte, c’était qu’aucun ne le fût pour que naisse la refondation du roman familial. Vient même en premier l’oubli ou la méconnaissance de la date exacte de sa naissance.
Fallait-il, pour que la chose devienne parfaitement vraie à lui-même et que l’horreur de la perte de la mère biologique s’adoucisse, qu’il donne en pâture à admirer ses fantasmes probablement psychotiques, s’incarnant en Juif de la Shoah, orphelin, rendant son trajet biographique plus communautaire, du coup symboliquement beaucoup plus intense et universel ?
La découverte du faux de Binjamin Wilkomirski n’est pas la seule : L’Oiseau bariolé de Jerzy Kosinski, texte de 1965, raconte les déboires d’un enfant sur les routes de Pologne durant la Shoah. Il s’agit en fait d’un texte là encore d’imagination, partiellement né de traumatismes réels.
Comme l’écrivait Doubrovsky, inventeur du terme autofiction : « Avec celle-ci, le lecteur passe d’un pays à un autre sans bien s’en rendre compte, à tel point qu’il est difficile, voire quasiment impossible, de dire quand il est, ou n’est plus dans le roman. »
À l’autre extrémité du spectre, il y a la fiction qui parfois dans d’autres écrits d’autres contemporains, se mêle à un phénomène réel, la plupart du temps historique, sur lequel je reviens (et bute) sans cesse lorsque je lis, lorsque moi-même je commence à construire la trame d’un récit (ou d’un roman). Et le phénomène réel en question n’est jamais, ou très rarement lié à la petite histoire d’un individu, à la biographie intime d’un être particulier : plus radicalement, là où donc je bute, ce sont sur ces textes de fiction qui rejoignent ou tentent d’élaborer un récit à partir de réalités tragiques de notre temps et de notre histoire. Là, en l’occurrence, où il y a eu crimes contre l’humanité, mon goût pour la fiction littéraire, ma confiance en la fiction se retrouvent à chaque fois brutalement bornés – et ces limites ne sont pas sans créer un tabou qui m’étouffe en tant qu’écrivain.
J’ai trop peu lu de témoignages et encore moins de textes de fiction sur les génocides, hormis ceux sur l’extermination des Juifs par les nazis, pour me rendre compte véritablement si mon malaise se singularise particulièrement avec le massacre de la Shoah. Ou si n’importe quel drame génocidaire réintégré au cœur d’une fiction littéraire provoquerait une réserve et une colère aussi grandes. Si un écrivain contemporain place son récit romanesque au cœur du génocide arménien ou cambodgien, ou au cœur du massacre des Tutsis au Rwanda alors qu’il n’est ni un rescapé, ni même un témoin extérieur, il me semble pour l’avoir malgré tout éprouvé avec quelques livres sur ces massacres-là, que mon appréhension vis-à-vis de ces textes de fiction reste la même. Et pourtant je ne suis pas sans pressentir, même nébuleusement (à chaque fois que je lis, à chaque fois que j’écris), que dès lors qu’une question de morale affleure dans le domaine du dispositif littéraire, l’intention et l’intensité de la langue ont pouvoir de plonger en deçà d’elle la question des thèmes qu’aborde un auteur.
Reste que j’ai plus lu de livres sur la Shoah que sur n’importe quel autre génocide, n’importe quelle autre guerre, n’importe quelle autre horreur planifiée, et que ces livres, témoignages ou récits d’auteurs pour la plupart rescapés des camps, personne ne me les a déposés de force dans les mains. Que ce crime précisément devait, adolescente, déjà, singulièrement me toucher et pendant mes étés allemands ne rien libérer de mes angoisses.
Mais comment ? Est-ce une chose qui m’appartenait en propre, relatif à mon nom et à mes origines floues et restées obscures, même après une longue discussion un hiver il y a deux ans auprès de la sœur aînée de mon père : mémoire de la famille ? À mon lien par ailleurs avec une famille allemande, chez qui, entre 1986 et 1999, j’ai passé mes étés ; à une capacité d’identification à la souffrance de l’Autre qui à mesure du temps m’a abandonnée ; à la conscience (jamais perdue, elle) que nous avons tous droit à un destin ? Le droit de déposséder et d’user du destin d’autrui, ou d’utiliser le destin d’un peuple pose de facto un problème décisif dès le moment où nous « décidons » de créer une œuvre.
Quelle place viendrait occuper la forme romanesque dans un cas de figure extrême tel que la Shoah ? À qui profite cette forme ? Au lecteur ? À l’auteur ? Peut-elle emprunter les mêmes feintes et subtilités qu’une histoire (de plus) qu’on raconte ?

La Shoah n’a vraiment commencé à occuper les consciences des Européens et du monde qu’à l’aube des années 70. Quelques années auparavant, en 61, le procès d’Eichmann a déjà amorcé une première prise de conscience. Difficile, à partir de là, d’ignorer la spécificité propre au génocide juif au cœur du processus de la barbarie nazie. La Shoah semble avoir un rôle à part dans la constitution de l’événement génocidaire sur un plan juridique tout au moins puisque les notions de « crime contre l’humanité » et de « génocide » ont été mises en place à partir du génocide des Juifs. En 94, dans le but assumé d’attirer l’opinion sur les pogromes au Rwanda, un historien dans Libération avait titré son article : « Nazisme tropical », espérant ainsi sensibiliser plus fortement l’imaginaire collectif européen.
Nombre d’analystes de la Shoah affirment qu’il y aurait un caractère pragmatique commun à la plupart des crimes génocidaires et que la Shoah serait différente car totalement irrationnelle, un génocide sans raison, unique et indicible.
À cela dans son texte Ce qui reste d’Auschwitz, Agamben a répondu que la Shoah était sans doute un phénomène unique : « À Auschwitz, on ne meurt pas, on ne produit que des cadavres. Des cadavres sans mort, des non-hommes dont le décès est rabaissé au rang de production en série. Et cette dégradation de la mort constituerait justement, selon une interprétation possible et assez répandue, le scandale spécifique d’Auschwitz, le nom propre de l’horreur. » La mort elle-même a été dégradée, salie. Et rien n’en permettrait à jamais d’en saisir le pourquoi ni les conséquences car, comment le diront Primo Levi, Antelme, et d’autres de retour d’Auschwitz : « C’est l’humanité même de l’homme qui a été remise en question. »
La Shoah, crime unique dans l’histoire des génocides ? Probablement. Mais Agamben refuse l’idée qu’Auschwitz appartiendrait au domaine de l’indicible. À l’opposé d’Adorno qui, au cœur d’un désespoir absolu, a pu dire : « Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures. »
Ce serait trop aisément abdiquer contre les bourreaux. Les parer d’une gloire abjecte et incompréhensible. Avec la Shoah, le témoignage devient un « genre » majeur de l’écriture de l’Histoire avec toute l’ambivalence et l’ambiguïté que le témoin qui écrit peut ressentir : quelles limites accorder et donner au témoignage, à la fiction, aux strates de la mémoire ?
Partout dans les récits des rescapés il y a expression d’un doute :
– soit parce que celui qui raconte se sent obligé de témoigner,
– soit parce qu’il pressent que d’autres déportés, morts dans les camps, auraient pu mieux et plus justement témoigner de la catastrophe,
– soit, avec une ambivalence plus grande encore, il doute non pas du message à transmettre mais de la position à tenir, craignant la sacralisation de la Shoah. Accepter sa subjectivité pour ceux qui témoignent de la Shoah est parfois insupportable.
Comme l’écrit encore Agamben : le témoignage est le paradoxe d’une force qui accède à la réalité à travers une impuissance, et une impossibilité qui accède à l’existence à travers une possibilité de parler.
D’un côté ceux pour qui l’expérience dans les camps reste indicible : « Après Auschwitz on ne peut plus écrire de poésie » (Adorno) ; ou encore : « L’Holocauste est l’événement ultime, le mystère ultime, à jamais incompréhensible et intransmissible » (Elie Wiesel). De l’autre (il s’agit alors souvent d’écrivains de la deuxième ou troisième génération de rescapés), il y a ceux qui redoutent, en fétichisant ainsi la Shoah, d’être des victimes éternelles et par conséquent de s’accorder aux yeux du monde la garantie d’être irréprochables, susceptibles d’être des juges absolus.
Se victimiser serait se résigner à rester au stade où l’oppression était acceptée comme partie incluse de leur destin, là où étaient les Juifs avant Hitler.
Il y a, par exemple, chez David Grossman et chez Aharon Appelfeld une tentative récurrente à caricaturer ou à repousser le portrait de la victime des camps – une tentation même à vouloir confondre jusqu’à certaines limites le bourreau et la victime. Primo Levi dira même que victimes et bourreaux étaient pareillement ignobles et que « la leçon des camps, c’est la fraternité dans l’abjection ». Eichmann ne dira-t-il pas qu’il a agi en obéissant « comme un cadavre » ? Pourtant, nous rappelle Agamben, il y a une différence cruciale entre victimes et bourreaux, inoubliable : « Tandis que les victimes témoignaient de leur inhumanisation, du fait qu’elles avaient supporté tout ce qu’elles pouvaient supporter, les bourreaux, torturant et assassinant, sont restés des honnêtes hommes, ils n’ont pas supporté ce que pourtant ils pouvaient supporter. »
Est-ce cette peur, ce dégoût d’être victime (ou de la victime) qui offre le droit, la possibilité et la nécessité pour l’écrivain rescapé ou témoin extérieur de faire basculer le récit du côté de la fiction ?

J’ai écouté une interview d’Imre Kertész, une voix si douce, posée, limpide. Des années de travail, toujours beaucoup de travail en préparation, disait-il à Laure Adler. Il n’a pas encore trouvé « le point sur lequel se croisent ses œuvres… ».
Destin : « Ce qui m’est arrivé je dois le revivre une seconde fois. » « Dès qu’on se met à écrire, on est déjà, quoi qu’il arrive, dans le roman. L’écriture autobiographique est trop monotone. » Il ajoute dans un entretien au journal La Croix (oct. 2010) : « On ne peut pas écrire un bon roman, basé uniquement sur de la souffrance. »
Être sans destin : treize années de sa vie pour écrire ce texte. Treize années pour que Kertész finisse par trouver la clé du langage de ce roman. Il considère son histoire, dit-il, comme un jeu, et dans ce jeu il pense avoir deviné des situations de base à son existence et à celles de beaucoup d’autres déportés comme lui. Avait-il le droit de garder son histoire pour lui seul ? « On m’a pris mon histoire. Qui ? Les hommes politiques, les curés, les profs, les lecteurs de la psychologie humaine. Ce roman est un combat pour “mon” destin. Ce destin sert à nier ou à assumer tout ce qui m’est arrivé. »
Comme l’auteur a vécu lui-même les camps, on se dit que lui saura, en mêlant témoignage et fiction, donner certaines limites à la fiction, et à quel(s) endroit(s).
Lui aussi, comme tant d’autres rescapés de la Shoah, ne supporte guère le mot « innocence », ni le mot « victime ». Dans les livres de Kertész, les personnages ne veulent surtout pas rester des innocents : ils veulent tout au contraire participer activement à leur propre création à venir. Et Kertész va plus loin peut-être que les autres, se fait mal comprendre, ose dire qu’en ce qui le concerne, « Le bonheur des camps de concentration c’est de cela aujourd’hui que je voudrais parler. Là est la monstruosité », ajoute-t-il.
Et en même temps, pour être tout à fait clair et juste, il faut noter que Kertész insiste pour dire que cette beauté, ce sentiment de bonheur, s’il les a ressentis très violemment pendant et après son existence dans les camps, en même temps, il précise qu’entre les détenus qui s’interrogeaient sur la situation qu’ils étaient en train de vivre, tous avaient toujours la même réponse : « Effroyable. »

Nombreux sont les rescapés des camps qui ont dû adoucir ces événements pour qu’ils deviennent acceptables à dire et à transmettre à ceux qui n’ont pas vécu les camps. Nombreux sont les écrivains qui ont vécu la Shoah, qui ont émis cette vérité-là, primordiale : non pas falsifier certains événements liés aux camps, mais atténuer leur caractère indicible et terrifiant pour qu’ils deviennent audibles, supportables.
La position de Kertész, son sentiment de bonheur qu’il décrit dans les camps participe peut-être de ce désir d’atténuer le malheur vécu pour ne plus être dans le clan des victimes, et de cette vérité que dans l’ineffable de l’horreur peut exister et persister, chez certains, le sentiment du beau et du doux détaché de tout contexte.
Dans Être sans destin, très fréquemment, est mise en avant la ligne frontière entre le doute de ce qui est ressenti et ce qui est dit.
On surprend souvent Kertész à écrire « Je me souviens » : incises dans le texte qui seraient, au fond, la marque de ce qui se rapprocherait le plus du vrai, du témoignage clair et le moins discutable du souvenir. Nécessité, malgré tout, de repères entre le rêve de fiction et ce qui apparaît à l’écrivain comme étant pur témoignage.



3 décembre 2011
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