Ciné-plage

Étienne Faure lu par Tristan Hordé.


Étienne Faure est toujours attentif à la distribution des poèmes — une partie a déjà été publiée partiellement dans des revues — qui constituent un recueil. Dans Ciné-plage, cent poèmes sont répartis dans des ensembles comme s’il s’agissait de rimes, avec 6 groupes de chaque côté d’un groupe de 10 : 6 / 8/ 8 / 8 / 8 / 10 / 8 / 8 / 6 /8 / 8 / 6 ; s’ajoute un poème titré …˜’Continuons’’ qui inscrit le tout dans la suite de « l’ancestrale chaîne ». Comme dans les précédents recueils, chaque poème est le plus souvent constitué d’une seule phrase, syntaxiquement sans écueil : seuls deux enjambements coupent un mot ; l’un permet d’obtenir un alexandrin, « que protège un manteau que protège un imper- / méable » (31), l’autre introduit un motif récurrent. Il est à la fin du premier poème qui a pour sujet la lettre d’amour : le texte amoureux s’écrit partout sur la feuille, y compris « dans la marge à la verticale », pour en dernier lieu s’exprimer « presque à l’en- / vers sur le papier ».

On relèvera aisément dans Ciné-plage cette manière d’opposer deux approches, y compris dans le titre d’un ensemble : « Entrée sortie ». Elle apparaît comme une forme d’organisation du texte, porteuse d’un sens distribué par ailleurs autrement. Ainsi, lors qu’est évoquée la possibilité — la tentation — de se jeter dans le vide depuis le sixième étage, à la chute fait pendant « rester sa vie en retrait », et le mouvement vers le bas, c’est celui du soleil qui « s’abat ». C’est encore avec ce jeu des contraires que s’exprime le sentiment de l’échec, la position — romantique — de l’impossibilité de s’accomplir, puisque « peu amène est la vie / qui nous fait revenir de tout, de rien ». Ce sentiment se développe en particulier dans le domaine de l’amour.

L’exergue, emprunté à Rilke (« Je vous embrasse les mains »), place en effet le livre dans un climat amoureux, mais en même temps introduit quelque chose de retenu, de distant, ce que supposent d’ailleurs la lettre (…˜’Du courrier sous la porte’’, titre du premier groupe de poèmes), le thème du souvenir (les souvenirs sont gardés dans des boîtes), celui du théâtre, de l’évocation de grands disparus (Kafka, Apollinaire), etc. Alors que le motif lyrique de l’amour est quasiment absent des recueils précédents, il est ici surtout abordé comme vécu dans le passé ; les lettres emprisonnent l’hier et les sentiments (« toute une vie d’amour sur papier »), elles-mêmes dans des boîtes rouillées, ou dans un carton ouvert dans un cimetière, et elles ne donnent à lire que des moments révolus (« ils étaient, ne sont plus, a . i. e. n. t »). Les feuilles d’automne s’apparentent à des « fragments d’amour au terreau destinés », le ciné est toujours ici en noir et blanc et sur la plage les promesses sont « inaudibles », emportées par le vent ; quant aux serments qui font rimer amour et toujours, ils sont gravés sur l’arbre, donc « enfermés », même si c’est dans un cœur. Etc.

C’est dire que le …˜’mourir de ne pas mourir’’, qui a parcouru des siècles, n’est pas ici revivifié. L’automne est évoqué avec Apollinaire, mais le vocatif …˜’ô’’, élément rhétorique associé à l’apostrophe (cf « Ô lac ! », Lamartine), est mis au rencart avec l’anagramme « ôtaumne », et d’Apollinaire n’est cité du poème …˜’Signe’’ que « saison mentale » : on y lit aussi les vers « [Automne] Les mains des amantes d’antan jonchent ton sol / Une épouse me suit c’est mon ombre fatale ». Quant à Kafka, le narrateur le donne comme « tenant l’amour, cette traverse / pour félicité provisoire ». Ce qui domine en effet, ce n’est pas ce qui s’établit, mais ce qu’emporte le vent, ce « dieu du rien » ...

Donc, rien de ce qui fut, y compris l’amour, ne demeure, et les formes variées de la destruction des choses sont données dans Ciné-plage. La plus visible concerne les lieux. Ici les hameaux disparaissent, dévorés par la ville, « au bord de l’effacement final » ; là, pour s’échapper dans l’imaginaire les enfants bâtissent un château de sable, il sera emporté par la mer et l’ordre des adultes se substituera au rêve. Les mots eux-mêmes, par lesquels serments se prononcent, « s’écoulent périssables » : ils sont comparés au verre qui, usé par les marées, redevient grain de sable. La mort est à l’œuvre, et elle est bien présente dans plusieurs poèmes autour du vin, non le vin baudelairien mais cependant celui lié à « la fragilité des choses », à l’oubli.

Il y a quelque chose de sombre dans Ciné-plage, dans l’ensemble de la poésie d’Étienne Faure, non quelque chose de noir qui serait convenu, pour faire poétique : bien au contraire, le texte renvoie constamment à la réalité, à ce que l’on voit, à ce que l’on entend. Quand on lit : « on voyait cela, c’était le monde », ça l’est en effet. L’observation est constante, même quand elle s’exprime par un retour au livre, par exemple avec « le livre / entrebâillé des mouettes » pour figurer le vol de ces oiseaux. Il faut également insister sur le fait qu’Étienne Faure maintient toujours une distance vis-à-vis de ce qui pourrait être perçu comme tragique, notamment par l’humour. Un moucheron se noie dans le verre de vin ? le titre du poème commente cette mort : « Il l’aura cherchée » ; plus discrètement, distance est prise ici et là par la répétition : à propos des yeux, « qu’ils se fassent / face », ou d’un personnage, « réduit dans un réduit à calculer (...) ». Mais le visuel de la couverture dit l’essentiel du recul pris : il s’agit de la vue d’une plage, photographiée de telle sorte que l’on voit d’abord de petites figurines disposées un peu au hasard avant de reconnaître des personnes sur le sable.

Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon, 2015, 144 p., 13 €

2 février 2016
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