De la terre natale à la terre adoptée

             À la question du « qui parle ? », remue.net préfère celle de la trajectoire qui mène celle ou celui qui écrit d’un point à un autre. Que ce point, ou pivot, soit explicitement géographique ou purement symbolique n’est pas si important. Ce qui compte, c’est que l’inquiétude d’écrire soit préservée, nourrie par le sentiment d’avoir trouvé un asile, comme par celui de ne pouvoir quitter ses ruines intimes.

             Langue maternelle triturée par la langue d’adoption, paysage d’enfance bricolé par la mémoire, l’écriture fait feu de tout bois. L’histoire qu’on raconte est celle d’une liberté conquise sur la résignation. Qu’on donne les raisons du départ, qu’on dise les espérances et les déceptions du voyage, qu’on s’en tienne à faire le compte des réussites et des échecs une fois arrivé à destination, loin de cette terre qu’on a quittée par nécessité, quoi qu’on écrive à partir de sa patrie d’adoption, quoi qu’on raconte de la vie qu’on redécouvre et des fantômes qu’on traîne avec soi, on ne se libère pas du passé, mais on se fabrique de nouveaux mensonges. À la différence des vérités, ces mensonges sont à dimension humaine. L’expérience de la perte s’est changée en écriture. On écrit pour apprendre à perdre, et pour essayer de remplacer ce qu’on a perdu par quelque chose d’aussi précieux…

             Partir, c’est traverser la zone homogène de ce qu’on ne comprend pas. Homogénéité de la langue étrangère, des paysages inconnus, étrangeté cohérente dans laquelle on entre comme dans une rivière. On se met nu et on entre dans l’eau. Certains se jettent tout habillés du haut d’un pont. Ceux-là, on ne peut rien en dire, sinon qu’ils ne sont pas vraiment partis, et que le langage a perdu leur trace… Pour les autres, c’est rencontrer la langue commune au moyen de leur propre langue, de leur langue d’écrivain. La question n’est pas vraiment, ou seulement, ou d’abord affaire de langue maternelle. La langue de l’écrivain sera toujours une langue étrangère et son asile, s’il existe, est la foule qui se fait et se défait autour de lui, et en lui, avec caprice. Son écriture cristallise une volonté de s’offrir à cette puissance, et un refus de se fondre dans la masse. C’est une translation de parole en quête d’inconnu mais aussi d’acceptation, subissant à la fois l’accueil et le rejet de cet inconnu.

             Chez Colette Fellous, cette translation se mesure par la durée, par une attente où le désir retourne l’écriture et la métamorphose en assouvissement… désir du mot « France » mis à l’épreuve des promesses de l’enfance et des réalités présentes. Les Forêts noires de Romain Verger partent à la découverte d’un ailleurs métaphorique rassemblé dans le mot « Japon » auquel l’écriture se confronte autant pour se donner la chance d’un récit imprévisible, que pour chercher l’écriture elle-même, cette forêt ou figure du langage en tant que tel.

             Sans transition, et parce que le commentaire doit s’effacer devant la vie prononcée, saluer Cathie Barreau, rappeler les rencontres que remue.net organise depuis 2008 en partenariat avec La Scène du Balcon, et visiter sans retenue À l’écoute : Corps, Textes et Droit d’asile.

             Et poursuivre le voyage à travers les mises en ligne de ces derniers quinze jours. Le 9 décembre, Khadi Hane, « Étrangère dans une ville étrange » emmène la voix narrative de naissance en naissance. Au cours de cette mue du récit, lieux et identités se succèdent, se fondant les uns dans les autres, mais le style demeure inchangé, comme s’il existait une origine incontestable au pouvoir d’écrire. « D’amour et d’eau fraîche », texte inédit de Xavier Bazot, progresse par libres associations, d’Alfortville à Paris-Opéra, de Saint-Simon à Walter Benjamin, du salaire horaire d’une femme de ménage à celui de Fourier et, par extension, à celui de toute personne se mettant dans l’idée d’écrire, confession tendre, amusée et donc parfaitement grave de celui qui cherche son lieu en ce monde (symbolisé ici par un lit). Miguel Angel Sevilla déploie son immense « Tierra de nadie » où l’une des questions qui se pose d’emblée à l’écriture est celle de la barbarie, c’est-à-dire de sa propre destruction, ou disparition, ou impossibilité. Que dire, qu’écrire, comment vivre avec la barbarie devant soi, d’abord en Argentine, puis derrière soi une fois débarqué à Nice. Devant soi, derrière soi, la mort… écrire alors pour tendre une membrane entre ces deux certitudes noires, une membrane sonore sur laquelle courir, rebondir, faire sa vie, « être au moins heureux », ce moins, tout ce moins dilaté par l’écriture personnelle dans laquelle entrent tous les livres du monde qu’il faut apprendre par cœur quand ils risquent d’être détruits par la dictature, qu’il faut porter en soi et sur ses épaules, sans plus faire la distinction entre l’intime et le public, puisque toutes les frontières ont été abolies par l’exil… Enfin, « Moi tout seul » de Ysé Ténédim ferme la marche de cette famille de textes arrimés au mouvement. Jacques Josse nous parle de ce livre où la figure du père et celle du langage doivent trouver une manière de cohabiter. Une cohabitation-confrontation qui trouve dans le texte la justesse d’un accord impossible à tenir dans la vie.

             Chers/chères abonnés/ées, voici donc que se termine la dernière lettre de l’année 2010. La prochaine vous parviendra, avec les bons vœux d’usage, dans les tout premiers jours de janvier 2011. Il sera alors temps pour vous de réserver les dates du 7 et du 15 janvier.

             Le vendredi 7 janvier, au Centre Cerise, à 20 heures, nous nous retrouverons autour de Peter Weiss et de son roman L’Esthétique de la résistance.

             Et puis ce sera le temps de célébrer ensemble les dix ans de remue.net à la médiathèque Marguerite Duras dans le 20e arrondissement, le samedi 15 janvier, de 14h30 à 21h30 : sept heures de rencontres, débats, lectures, performances avec des écrivains que vous connaissez, d’autres non, voici le programme, il finira en musique… Dix ans et ça remue encore !, parole est donnée aux Pionniers du Net, on se quitte sur ce geste, collage de Laurence Skivée.

             Joyeuses fêtes, bonne nouvelle année, on continue, on avance avec vous et grâce à vous.


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18 décembre 2010
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