L’Enéide de Virgile : Chantier de l’hexamètre, par Danielle Carlès
Cela fait maintenant plusieurs années que j’ai commencé à traduire l’Énéide, d’abord pour moi seule, dans un moment difficile de ma vie. Avant de le faire lire il y a eu plusieurs versions du livre I. Un premier jet mot à mot, dont je garde le brouillon dans un carton : j’écrivais encore à la main.
Une première réécriture en prose, mais cela n’allait pas. La prose n’allait pas. Mais versifier ? Très vite j’ai décidé que je ne rimerai pas. De fait la poésie latine ne rime pas. Elle pratique très volontiers assonance et allitération, mais pas “à la rime”, pas d’un vers à l’autre, mais à l’intérieur d’un même vers. Donc pas de rime.
Traditionnellement le vers épique, l’hexamètre dactylique est rendu en français par des alexandrins. Sachant que hexamètre signifie “six mesures” et que l’alexandrin est une chaîne de douze syllabes, un certain esprit de calcul y trouve son compte.
Cependant une phrase française pèse bien plus lourd en nombre de mots, donc de syllabes, qu’une phrase latine : rien que l’absence des articles ferait la différence. Il est donc impensable de faire correspondre à un hexamètre un seul alexandrin, sauf à tailler en traduction dans le contenu d’origine. Appliquer strictement cette contrainte conduit à perdre, c’est inévitable, beaucoup du texte. Je ne donne pas d’exemple, ils sont faciles à trouver et à comprendre. Il faut alors, pour avoir une chance de tout conserver, décider qu’à un vers latin correspondront un ou plusieurs vers français, et l’on peut en effet traduire ainsi en alexandrins bien formés un poème latin en hexamètres. D’autres l’ont fait et c’est très bien. Je m’y suis mise.
Mais en réalité ce qui est venu ce n’est pas une série homogène d’alexandrins (non rimés), mais des séries régulières d’alexandrins, de décasyllabes, d’octosyllabes, bref de vers n’ayant pour point commun qu’un nombre pair de syllabes. C’est avec cette traduction photocopiée du livre I que j’ai fait mon dernier cours sur Virgile avant de quitter l’université. Puis les manuscrits ont dormi.
L’idée de l…˜Énéide est revenue grâce à Marie Cosnay et au projet d’une traduction à plusieurs voix. Mais la version mise en ligne et reprise sur Remue.net est encore une autre version (maintes fois corrigée entre temps). Il était devenu pour moi décisif de traduire le plus strictement possible vers à vers et de respecter, autant que la syntaxe française le supporterait, non pas l’ordre grammatical des mots, mais leur place significative dans le vers. À ce stade, j’ai abandonné totalement le compte des syllabes, ne conservant du vers que le sens étymologique de “sillon” (délimité par le retour de la charrue / du chariot / la touche “Entrée” ).
Mais croirez-vous qu’en relisant ces jours-ci le livre I, me vient le soupçon que cela est insuffisant et ne rend pas justice à la poésie latine (outre bon nombre de maladresses urgentes à corriger) ? Et voici donc que je me rajoute d’avoir à respecter une règle de versification, sans trop savoir laquelle.
À ce stade il est bon de rappeler qu’un hexamètre dactylique ne repose pas directement sur un compte de syllabes, comme on le fait en versification française. Le six dans hexamètre s’applique au nombre de mesures, non de syllabes. Et chaque mesure se compose de deux ou trois syllabes, possédant elles-mêmes une durée brève ou longue (simple ou double). À l’intérieur des règles établies, un hexamètre peut donc comporter de 13 à 17 syllabes.
Je prends argument de ce fait pour décider que les vers français correspondants n’ont pas à avoir tous le même nombre de syllabes, ce qui correspond heureusement avec la pratique. D’autre part je ne trouve pas absurde de recréer une impression de régularité en exploitant les mesures familières en français, à défaut de décalquer le rythme dactylique - chose que je suis incapable de faire.
Appliquant ces réflexions à mon texte traduit, je constate que les vers varient assez régulièrement entre 12 et 22 syllabes, mais le plus souvent entre 14 et 20 syllabes. Tout en gardant cette variété, le jeu consiste alors à retrouver les bonnes mesures sous-jacentes, auxquelles notre oreille est habituée : alexandrins, décasyllabes, octosyllabes, demi-alexandrins, en diverses combinaisons, avec césures au bon endroit. Et je retrouve ici La Fontaine, le plus merveilleux auteur français à traduire en latin (oui, j’ai été prof de thème).
Je ne réponds pas du résultat, je refuse de m’interroger sur l’intérêt ou l’utilité de ce travail, peut-être échappant à toute bonne mesure. Je suis dedans et je le tente aussi loin que cela m’amènera.
Cet article a été publié sur le site Fonsbandusiae le 3 mars 2014. Et celui-ci a suivi :
Voici un premier essai, en application de http://fonsbandusiae.fr/spip.php?ar..., le reste suivra, mais je m’interroge sur la présentation : segmenter (I) ou ne pas segmenter (II) visuellement les vers ?
Pour mémoire, la première version - déjà double, puisque j’y tentais également les vers justifiés - se trouve ici : http://fonsbandusiae.fr/spip.php?ar....
I
Je chante les combats et le héros qui le premier,
depuis les bords de Troie,
par le destin poussé à fuir en Italie,parvint à Lavinium
au rivage, et cet homme, durement malmené et sur terre et sur mer,
par une puissance d’en haut, la rage de Junon, en sa colère sans oubli,
eut à subir aussi tous les maux de la guerre,jusqu’au jour de fonder sa ville
et d’installer ses dieux dans le Latium. De là procède le peuple latin
et nos pères albains, et les remparts de la très haute Rome.
II
Je chante les combats et le héros qui le premier, depuis les bords de Troie,
par le destin poussé à fuir en Italie, parvint à Lavinium
au rivage, et cet homme, durement malmené et sur terre et sur mer,
par une puissance d’en haut, la rage de Junon, en sa colère sans oubli,
eut à subir aussi tous les maux de la guerre, jusqu’au jour de fonder sa ville
et d’installer ses dieux dans le Latium. De là procède le peuple latin
et nos pères albains, et les remparts de la très haute Rome.
On retrouve l’ensemble du chantier Virgile ici.