Tanganyika Project par Sylvain Prudhomme





« Repensant à cet après-midi de juin 2007 et tapant par curiosité « Paris Château d’eau » dans Google earth, je mesure tout ce que la vue aérienne ne montre pas.
(…)
Rien ne subsiste de l’effervescence des salons, du foisonnement d’affiches collées à la porte des Etoiles depuis leur fermeture, de la bigarrure des bocaux de poivrons et de feta aux vitrines des épiceries slaves. Au lieu de cela, surimposés par endroits à l’image, ici un lit rose, là une paire de couverts en plastique blanc, accolés la plupart du temps à un nom d’hôtel ou de restaurant qui m’était resté inaperçu au milieu des enseignes de salons et d’épiceries, GARDEN OPERA HOTEL, ALFAZAL, HOTEL DU CHATEAU, PACIFIC HOTEL, CENTRAL HOTEL, BELFORT HOTEL, SAUMO, et dont la comique inadaptation au rade qu’il désigne me fait presque éclater de rire, faussant tellement l’aspect de la rue que je mets une minute à comprendre que le nom SAYAN SARL, joint au motif à couverts blancs, désigne simplement le minuscule kiosque à kebabs autoproclamé BUFFET SAYAN où j’achète parfois un sandwich et dont l’enseigne promet à ses clients, pour un supplément d’un euro seulement, la canette sans alcool de leur choix en mêle temps qu’une viande garantie EXTRA VEAU. »


De Sylvain Prudhomme on a apprécié la rutilante machinerie fictionnelle qu’était L’affaire Furtif, sorti ce mois de mars, 2010. Sitôt parue ou presque, la purefiction voit lui succéder ce reportage avec méta. Une enquête en forme de rêverie, dans la veine de ses enregistrements du réel via ses signes visibles, de ce journalisme réjouissant, ouvert, qu’il pratique avec les compères du Tigre : son feuilleton Africaine Queen consacré aux salons de coiffure de ce quartier coloré, le sien, dont il est question ci-dessus.

Utopie fictionnelle (livre d’aventures) en mars, utopie de récit (aventures du livre) en juin – on vous en dit quelques mots tant qu’il en est temps, avant le tsunami de papier de la rentrée de septembre.

C’est un livre d’enquête ordinaires, à hauteur de stylos et claviers – google earthest un allié récurrent du témoin de son histoire qu’est Prudhomme, google earth qui livrant tout (ou presque : et les zones floues soudain prennent sens, celles qu’avaient cartographiées Philippe Vasset dans un livre/un site blanc, ici : ce sont souvent les camps de réfugiés), qui donnant accès à tout en son détail déforme, du coup, et enclenche nos imaginaires.

Ce livre part d’une idée aussi simple que riche de potentialités : donner à lire tout ce qui dans un environnement urbain nous est donné à lire, accumulé, et le restituer intégralement, sans distinctions de genre ni hiérarchisation. Noter tout, en somme – et retrouver au passage ce plaisir qu’est celui-ci, de noter. Cette façon qu’a cette contrainte de dessiller le regard et de donner à notre corps une place : c’est au passage un magnifique dispositif d’atelier, un écart ou une spécification d’entreprises perecquiennes, une contrainte majeure - à reprendre collectivement.

Je parle de plaisir à cet endroit, car le plaisir est aussi celui de l’œil :l’environnement urbain considéré à l’orée du projet est : l’Afrique. L’Afrique avec laquelle Prudhomme a un lien biographique, et dont il ne goûte guère les vues réductrices que nous nous en faisons, souvent, depuis l’Europe. Et face à la difficulté de rendre complètement, cet ensemble mêlé, qui constitue aussi un lieu de mémoire personnel (on y lit de très jolis souvenirs de pêche et de jeux d’enfants, dont il ne saurait se satisfaire : et là google earth est encore un recours pour l’auteur-enquêteur, explorateur modeste) et face aussi au plaisir visuel des affiches multiples, publicités passées ou criardes, qui l’entourent, l’émerveillent et le saoulent. Prendre un (illusoire) contrôle sur son environnement, trouver une méthode pour s’y « retrouver »… l’idée émerge :

« Ce matin-là seulement me vient l’idée d’une collecte systématique. D’un coup ne me suffit plus l’idée de ramasser des bribes isolées : je veux noter chaque mot aperçu, capturer chaque inscription rencontrée, majuscule ou minuscule, bavarde ou laconique, peinte à la main ou imprimée, sur un mur ou en travers d’un pare-brise. A présente je n’ai plus que faire du rare, de l’incongru, du cocasse. C’est l’empilement qui m’attire, le vrac, l’accumulation désordonnée, l’amassement exhaustif et arbitraire : le texte de la ville dans son énormité confuse et triviale, avec ses répétitions, ses trous, ses aveux involontaires, son « globish » mâtiné de swahilismes, sa frime parfois ringarde, sa monotonie – celui qu’elle secrète à son insu et qui habille ses murs mais aussi celui qu’on lit aux vitres de ses taxis et de ses minibus, aux tee-shirts de ses habitants, au flanc des cartons et des bouteilles qu’elle engloutit et recrache. »

Le projet et le récit du projet, et de l’échec du projet, sont ainsi rendus : échec jouissif car ça ne s’arrête pas et envahit, la notation – c’est ainsi que les explorations les plus « chaudes », il les fait au retour d’Afrique, après début d’abandon de son enquête, début de poussière accumulée sur l’idée-merveille, les notations le reprennent au cœur de son quartier parisien : levé la nuit pour noter, frénétique, tout ce qu’il y a d’inscrit autour de lui. Contamination émouvante et inversion des présupposés multiples, quand en regard c’est l’Afrique et un ballet de lucioles, enluminures illisibles dans la nuit douce, qui apportent un peu de paix au graphomane enquêteur.


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Tanganyika project, de Sylvain Prudhomme, éditions Léo Scheer, 2010.
Sylvain Prudhomme est l’un des animateurs de l’excellente revue Geste) et du non moins succulent Tigre.

12 août 2010
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