Voyage en Laponie ou manières de faire des mondes
Et comme j’avais tellement entendu parler de la poule de K. [1]
, je pensais que cela méritait de sortir un peu du chemin pour l’observer. De loin je la voyais aussi hypnotisée que la fameuse gallinacée à l’intérieur du cercle de craie tracé autour d’elle. À quelques pas de l’oiseau ansériforme j’étais étonné de l’entendre faire « coin-coin ». Malgré l’effet de surprise, la cane — car à la manière dont elle enfouissait son bec dans ses plumes, je vis très vite qu’il s’agissait d’une femelle — trouva la voie d’une alternative à son repos. Quand je croyais arriver à son niveau, il m’était déjà impossible de l’examiner comme il faut. Pour échapper à son sort de malheureux volatile objet de mes observations, elle s’en alla nager plus bas sur la rivière, où on trouve des poissons jaunes. On sait que les plumes des canards sont imperméables à l’eau – et aussi à la critique. Près de l’eau, à côté des galets encore tout chauds de la présence animale, je trouvai une mousse rare d’un vert Véronèse exquis. Les pierres sont presque toujours de gneiss blanc et noirâtre et le changement de regard, produit par le reflet de l’eau sur elles, me donnait une position à part.
L’inévitable incertitude de mon voyage, fut-elle celle de la “science naturelle” qui dirigeait mes pas, me semble aujourd’hui d’un grand mérite. Les savoirs du naturaliste, sous quelque variante qu’ils se présentent, tendent souvent à privilégier une pureté piscicole qui n’est qu’arbitrairement détachée de son contexte d’appartenance. Le goldfish appartient à un genre grégaire. Les mâles avancent deux par deux, par groupe de quatre individus guidés par une femelle transparente nageant à reculons. Les propriétés attribuées aux poissons jaunes ne sont généralement pas objectivement identifiables. Quand y a-t-il Carassius Auratus ? Concevoir à nouveau le problème peut aider à clarifier des sujets aussi controversés que le rôle du symbolisme dans l’image ou le statut “en tant qu’art” de la photographie. Mais je laisse ça en place et continue mon trajet. En chemin je trouverai bien une grande pierre rougeâtre avec de gros grains de micas, assez brillante pour m’indiquer à moi aussi la voie d’une alternative à la méthode de recherche. Les ressources de l’évolution créatrice sont insoupçonnables. La réversibilité est une caractéristique majeure de mes Propositions paysagères [2] : « un pas en avant, deux pas en arrière. »
Vers le soir, j’arrivai à Papaver Country. La grande tache rouge du champ de coquelicots désignait mon ardeur fragile. Certaines femmes lapones lubrifient l’intérieur de leurs cuisses avec la graisse d’un oiseau qui ne se nourrit que des graines alcaloïdes de la plante. Sur un côté, coulait un fleuve venant de la campagne. J’arrivais donc après le coucher du soleil à l’intérieur du grand tapis couleur ferveur. Aussi loin que je remonte dans ma vie de botaniste, les fleurs sauvages m’offrent une image de la réalité qui est comme son double. La vieille tradition de la mimesis m’influence encore quand je regarde des images. La facilité avec laquelle je suis enclin à souscrire à l’hypothèse de la représentation devrait pourtant m’inciter à la prudence. La ressemblance que la fleur rouge est supposée mettre en œuvre ne joue pas un rôle décisif ici. Les Manières de faire des mondes [3] des scientifiques ne sont pas tellement éloignées de celles des artistes. Il y a aussi beaucoup de charme, d’étrangeté, de marques rouges et de métaphores dans les productions de la science. La présence ou l’absence des effets narcotiques des pavots ne permet pas de qualifier ou de disqualifier quoi que ce soit comme esthétique.
Mon voyage en Laponie m’a montré à quel point l’usage symbolique des choses peut être varié. Le plus souvent les conventions font apparaître comme “naturelles” des choix de points de vue indissociables de la subjectivité du regardeur. Seul le conventionnel est explicite et fait la validité “absolue” de l’image. Les modes de “dépiction” de la photographie (la façon dont l’image dépeint ce qu’elle montre) présentent des ombres humaines appuyées sur une barrière de sécurité, projetées sur de grandes dalles pour usages intensifs en extérieur, en grès cérame “pleine masse” dont la teinte à cœur, la même qu’en surface, rend invisibles d’éventuels impacts. Deux puits de jour rappellent que la lumière éclaire aussi les profondeurs les plus sombres. L’illusion consiste à croire que j’ai une manière juste de reconstruire le réel. C’est juste cette image qui privilégie ce mode de construction de l’espace. Mon regard comme espace empli d’un toucher visuel est inévitablement désigné par ma forme de vie et demande aux regardeurs une grande disponibilité. Je suis l’auteur du Species Plantarum et des ombres humaines sont venues voir mon travail gigantesque. Mon plus cher ami qui se laisse volontiers séduire par
une petite salade à l’angle de la rue Montmorency et de la rue Beaubourg parle de ma description de toutes les plantes connues en termes de “bouquet”, de “jardin”, de “poème”, de “paradis retrouvé peut-être”. Alors, j’invite vos regards à errer comme des ombres sur les plantes de hasard trouvées dans les espaces publics à proximité d’un lieu propice à l’épanouissement de tous les sens.
Photographies copyright Jean-Paul Thibeau
[1] Il s’agit de “la poule de Kircher” bien sûr et d’une référence au livre de Jean-Pierre Cometti. Le philosophe et la poule de Kircher. Quelques contemporains, Éd. de l’Eclat, Paris, 1997.
Mais, le “ narrateur ” est ici le Carl von Linné du Voyage en Laponie ( Voyage en Laponie, Minos & La Différence, 2002. Mise en français de Turid Wadstein-Gette et de Paul-Armand Gette ) et pour ne pas “en faire trop” avec les anachronismes, je n’ai gardé que l’initiale du nom.
[2] Paul-Armand Gette, Propositions paysagères ou les Divertissements de l’auteur en Provence, Crestet Centre d’art, Actes Sud, 1994.
Une manière de penser en même temps à deux artistes qui me sont chers : Paul-Armand Gette et Jean-Paul Thibeau (qui vit en Provence), et à Laure qui m’est plus que chère.
[3] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Folio Essais 483, 2006. Titre original « Ways of Worldmaking », 1978.