Aude Pivin | A propos de Vol en V d’Étienne Faure
Depuis ses premiers poèmes parus chez Champ Vallon en 2007, Étienne Faure écrit le titre de chaque poème, non pas en haut, mais en bas de la page. C’est le mot de la fin qui me fait penser à cette phrase de Pasolini : La mort accomplit un fulgurant montage de la vie. A la fin seulement car ce n’est pas une expérience de lecture en construction lente, fil à fil, vers à vers, pied à pied, mais un ample mouvement d’ensemble ; c’est en suivant le mouvement que le poème se livre, tissé de plusieurs éléments à différentes échelles (Étienne , l’équilibriste), avant de finir par un trait de plume qui arrête net son sens final, titre ou tête en bas (Tête en bas dont il donna le titre à son recueil de 2019).
Partons du mouvement. Dans rétablissement secteur nord-est, le poète traîne son cœur lourd dans Paris, traversant la ville du Pont Neuf à la Foire du Trône, et, comme dans un manège, il nous entraîne, par une alternance subtile d’accélération et décélération et virages divers, dans le vif du poème où, une fois lancé, il est difficile d’en descendre puisqu’il n’y a aucun point. Des virgules, oui, des points-virgules, tirets, deux-points, aussi, mais pas de points avant le vers final où le lecteur repose les pieds au sol et comprend (alors seulement) où il a atterri.
Exemple :
Inodore, incolore, asexuée,
l’eau de source en cours de trajet parfumée
par les fleurs qu’elle accroche en aval
offre au nez sur trente hectares de lac
des nénuphars, mille pétales en rond quand il pleut
et des secrets que la résine des fûts coupés
insinue comme on marche au bord d’une retenue
rappelant quoi, la vie en double, miroirs d’eau, souvenirs
d’un intérieur en bois revêtu de lin
où la main retombée du banc touchait presque
les lames du parquet en sapin,
rêve ou lac à présent forclos sous les paupières
quand sombre à nouveau la nuit et qu’au repos
les yeux retournés par lente oscillation des ondes
en leur sommeil paradoxal laissent
se refermer la marche en fond circulaire.
au bord d’un rêve à pied circonscrit
Où ai-je atterri ? Dans ce poème, sous les paupières et en plein rêve alors que je démarrais au bord d’un cours d’eau, en pleine nature et parfaitement éveillée. Soudain, au tournant du poème, où seuls quelques mots annoncent – miroirs, intérieur – un retournement, il y a cette main retombée qui cogne lac ou latte, et je bascule brusquement dans une intériorité. Le retournement est total par un effet miroir : la conscience d’où le poème parle contient désormais le souvenir des fleurs et nénuphars. C’est l’éclatement des frontières de cet état de conscience indéfini que procure le rêve, et me laisse dans un entre-deux (entre-trois ? entre-quatre ?) où je ne sais plus quel monde réellement j’habite.
D’une grande constance, cette transformation d’échelles dans un poème sans coutures apparentes, presque sa signature à lui, Étienne .
Il y a toutes sortes d’autres constances si l’on se penche sur le fond : de quoi sont peuplés les poèmes d’Étienne ? De tout, je dirais. De toutes petites choses qui contiennent ce qui fait trembler et battre le monde à chaque instant. Il est l’observateur du détail, du linge qui sèche aux fenêtres, du déménagement d’un piano, des chats (qui circulent de recueil en recueil), mais aussi du plus vaste monde : le soleil, pas moins de huit poèmes lui sont consacrés dans un chapitre, la pluie et les flaques (dix). Mais bien sûr il est aussi question d’autres choses, la mort, le poids de la conscience, un chagrin d’amour. Disons les douleurs, petites et grandes, vécues, observées, sont toutes, pour reprendre le titre de son premier recueil, paru en 2007, « légèrement frôlées ». La pudeur laisse le lecteur libre de sentir, d’approcher ou recréer l’émotion des poèmes : elle est comme diffuse et jamais affichée sous forme d’une plainte ou déploration, jamais lourde. Les poèmes contiennent d’ailleurs souvent un sursaut après la chute, un revirement, comme dans ce V qui signe le recueil et nous envole.
Parfois le poème nous égare comme dans lecture au sec dans le foin. Qui commence par la colère.
Extrait :
Quand la colère est en amont, fourvoyée
dans le désordre de l’alpage, on cherche
refuge, quoi faire – flore et vaches,
inesthétiques champignons – dans la grange
où s’asseoir au sec est possible
Le mot inesthétiques, mot lui-même plutôt inesthétique, un peu trop long, trop bruyant, mot qui heurte un peu, comme un caillou sous la chaussure. Ce mot, marque-t-il la colère ? Je me le suis demandé. C’est la colère de la montagne qui pourrait – on se le demande aussi – rencontrer la colère humaine. Un grondement en tout cas. Auquel répond un besoin de refuge, ici dans une grange et dans un livre, ou comment échapper à l’eau, au torrent d’eau peut-être, en laissant les fils de la pensée se dénouer dans la prosodie du paysage. Mais de cette colère on ne saura rien. Pudeur donc.
Pudeur aussi dans le contour du désir qui se livre par touches, petits éclats de lumières aux interstices de la parole et des regards, mais rarement de manière frontale ou manifeste.
Et de Vénus qui mène au cœur de la
lumière. Là se tient un amour présumé,
elle ne prend pas la parole, d’abord me fixe
de ses yeux d’eau venue des profondeurs
– nulle torpeur, rien qu’eau glacée-,
sortant enfin la langue entre ses dents
pour me redire un mot mordant ;
un ange passe dans les oranges,
ses yeux maintenant mi-clos laissant filtrer
le mince filet de ciel, cœur à prendre.
De la musicalité, il faut aussi dire un mot. Il y a les mots qui sonnent fort à l’oreille comme « crailler », comme « les fla, les ra », il y a les mots qui se font écho par des assonances ou consonances, « d’ébène et de bois », et il y a les mots qui semblent s’enfanter les uns les autres au cœur d’un même vers : « inodore, incolore » ou « songe » « replonge » ou « verbe et vertige. » A travers un jeu musical, les poèmes provoquent à la lecture (même à voix basse) un orchestre sonore qui rythme et emporte le lecteur.
Je ne pourrais pas finir sans évoquer l’humour d’Étienne .
Exemple dans cet extrait :
Les self-portraits des petits maîtres, le pinceau à la main,
surpris par eux-mêmes en pleine activité – se peindre –
un instant s’ébahissent de leur propre étonnement,
autoportraits au crayon et à la plume
d’oie, ego-portrait sur paysage urbain, selfies
de moi et les ruines de Rome, moi et les canaux d’Amster-
dam, moi et le clair-obscur de la vie qui décline,
En lisant ce poème, j’ai eu l’impression de voir surgir un catalogue de vieilles toiles vues ici ou là avec ses autoportraits de petits peintres en mal de reconnaissance et restés ad aeternam dans le recoin d’un musée et dont le poète se moque gentiment. Il m’a fait éclater de rire.
Finalement, si je devais résumer en une phrase mon ressenti transversal de l’œuvre d’Étienne Faure depuis 2007 (pour ceux et celles qui ne l’auraient pas encore lu et hésiteraient toujours à ce stade, et pour varier les plaisirs des comparaisons, après les manèges) : que chaque poème, dans sa fulgurance, sa force, l’essence du monde qu’il contient, est comme une petite sphère chauffée par le soleil, expérience sensorielle proche de celle d’une myrtille qui fait tressaillir le lecteur quand elle éclate sous sa langue.
Vol en V paraît chez Gallimard le 12 mai 2022