Cheminer de concert
La machine est lancée, celle du déploiement d’un nouveau monde de fiction. Mon roman et moi, nous marchons du même pas. Bientôt il va me dépasser, un jour il faudra que je coure derrière lui pour ne rien en perdre une miette mais pour le moment, c’est aussi intense qu’énergisant : nous cheminons de concert. Toute cette histoire préexiste-t-elle à mon écriture dans mon monde intérieur, ma conscience reliant ses bribes que j’écris au fur et à mesure que des éléments extérieurs la révèlent, ou sont-ce les éléments extérieurs qui créent du lien entre des bribes nées de mon monde intérieur, pour tisser petit à petit le réseau solide de leur histoire ? En tout cas, les deux hémisphères de mon cerveau cheminent de concert, eux aussi.
Au début, chaque fois que j’allais travailler au CDI du CNES, accueillie par l’Observatoire de l’Espace, j’observais les oiseaux sur l’esplanade des Halles. Maintenant, c’est tous les jours que je leur prête une attention accrue, et à tous : bandes de corneilles, merles déchaînés, moineaux des gares, perruches sifflantes, mouettes au double sens maritime et cosmique. Intimement liés à la chair de mon roman en cours, les oiseaux participent à mon cheminement quotidien comme clés narratrices, preuves vivantes et point de vue autre qui crée des brèches où de nouveaux élans de fiction s’engouffrent.
Le printemps explose, palpite de tout son vivant et les pissentlits fanent, révélant les galaxies qu’ils contiennent. Tout ce que je regarde m’évoque le cosmos, les étoiles : les feuilles de lierre, les première fleurs jaunes dans les sous-bois, les barreaux rouillés d’une fenêtre, l’imprimé d’un ciré d’enfant, un signe à la craie sur le trottoir. Je marche et j’écris, j’écris et je marche dans le parfum sucré des glycines et des marronniers.
Fleurissent aussi sur le papier les mondes intérieurs des lycéen.nes du groupe d’écriture que je mène au lycée Lavoisier, rassemblé par leur enseignante de français engagée. Chacun.e s’approprie ces explorations côte à côte, toutes antennes dressées, de nos rapports au vivant non humain, du plus proche au plus lointain : nous, ici et maintenant, tournoyant simultanément dans l’espace infini. Ouvrant les réserves du lycée, la proviseure nous prête des livres anciens, des bulletins d’anciens élèves qui s’adressent à nous par-dessus les cent ans qui nous séparent, au bord d’une autre guerre. Les lycéen.nes partagent à voix haute ce qui s’écrit dans leurs carnets. L’une sourit de sa découverte : “Ça ouvre, d’écrire”.
Journée de la Cosmonautique, la spationaute italienne Samantha Cristoforetti s’envole pour l’ISS, l’Observatoire de l’Espace me prête un fond personnel énigmatique, singes, matière noire, débris spatiaux, oiseaux et cosmonautes peuplent mon quotidien, je poursuis mes échanges avec des chercheurs en hibernation animale dans l’optique de vols habités longue durée, avec des spécialistes de la dénomination d’objets spatiaux en hawaïen, je lis, je regarde des documentaires et j’écris tous les jours, retrouvant le groupe d’exploration lycéenne : la salle C12, notre fusée partagée. Toutes et tous, nous cheminons de concert. Et je lève la tête et je regarde le ciel derrière lequel, à toute heure, la nuit règne : la nuit infinie de l’espace vers lequel tout me mène.