Vous êtes quelle entité ?

Je commence ma résidence d’écriture à l’Observatoire de l’Espace, le laboratoire culturel du CNES, avec le projet d’écrire un roman très lié à l’espace, et qui s’appellerait "Nager dans la nuit". “Vous êtes quelle entité ?” me demande l’hôtesse d’accueil du CNES à qui je tends ma carte d’identité pour obtenir un badge d’accès, le premier jour. Je suis quelle entité, oui ? Comment répondre à cette question qu’on ne m’a encore jamais posée, moi qui vais travailler pendant toute cette saison sur, entre autres, le vivant non-humain dans l’espace ? J’éclate de rire : parfaite entrée !

Mon lieu de travail, c’est le Centre de Documentation et d’Information du CNES, une salle vitrée au cœur du premier étage, dont les étagères sont remplies de livres consacrés à la recherche spatiale, toutes périodes, tous pays, toutes spécificités. Je travaille seule à la table ovale sur laquelle trône un flacon de gel hydroalcoolique rejoint par mes brassées de livres du jour. La responsable du CDI tape sur son clavier dans le bureau voisin et le personnel du CNES traverse les couloirs ou discute devant les ascenseurs d’en face. Une femme de ménage passe régulièrement avec son chariot aussi, pour vider les poubelles et nettoyer les poignées de portes. Ce premier mois, j’explore le terrain via les trois personnages de mon projet romanesque : l’enfant hypersensible, la femme cosmonaute et la très vieille femme dans son EHPAD envahie de créatures inconnues. Je lis 25 livres de la première à la dernière page, j’en remplis un cahier de notes entier. La figure centrale de la cosmonaute me guide, en écho aux posts pré-nostalgiques de Thomas Pesquet qui va quitter l’ISS.
A la mi-journée, quand les odeurs des plats chauffés au micro-ondes de la cafétéria voisine envahissent le CDI, je sors manger des pelemenis aux champignons dans une cantine russe, pour rester dans cet ailleurs mental. Je reviens lire au premier étage, j’écoute les bribes de discussions dans mon dos ou devant l’ascenseur. La nuit tombe, j’allume la lumière. En fin de journée, je remets tous les livres dans les étagères selon un système de livres voisins que j’ai couchés, pour m’y retrouver.
En parallèle, chez moi, j’explore tous les liens donnés par l’Observatoire de l’Espace, sur leur site ou ailleurs : une mine d’or de ressources images et textes. Le 4 octobre 1957, il y a 64 ans, Spoutnik est lancé dans l’espace, premier satellite artificiel qui lance la course aux étoiles. Le 21 octobre 2001, c’est le second vol de Claudie Haigneré à bord d’un Soyouz, pour la mission Andromède. Le 23 octobre, il y a vingt ans pile, elle est la première femme européenne à entrer dans l’ISS. A côté de l’humain, je fais connaissance des mannequins russes, des taïbots chinois et de Vyom Mitra, future androïde spatiale indienne. Je découvre les projets russes d’exploration lunaire, les premiers vols habités chinois. Je cherche une thèse française du CNAM sur les femmes et l’espace, qui semble finalement n’avoir jamais existé, ce qui en dit long en soi. Je visionne le film muet de la visite de Terechkova à Ivry en 1965, tout le monde l’embrasse, fou de joie, et je regarde les photos d’elle d’aujourd’hui, à la Douma. J’essaie de ressentir son impossiblité de voler à nouveau, contrairement aux cosmonautes d’aujourd’hui, ce que ça peut faire de devenir un symbole statufié vivant.

Au-delà de son extraordinaire puissance, comment contrebalancer le récit spatial mondialiste américano-centré qui écrase et les étagères du centre de doc, et nos imaginaires ? Semaine après semaine, Gérard et Guenièvre répondent à mes questions et m’aident à trouver d’autres lectures, d’autres images, d’autres pistes qui viennent enrichir et développer ma mythologie spatiale primitive faite de chiens des rues pulvérisés, de comètes invisibles ou de Soyouz fumants dans la neige de leur retour sur Terre, cernés par des loups. Dehors, ici et maintenant, les premières feuilles d’automne tombent sur le goudron mouillé comme autant d’étoiles froissées que la foule piétine sans les voir. On change d’heure. Je lève la tête. La nuit tombe si tôt maintenant. Parce que la Terre tourne sur elle-même, dans l’espace infini. Et la pleine lune ne signifie plus la même chose pour moi, chargée de nos rêves de base lunaire et de tous les noms de ses cratères.

16 novembre 2021
T T+