Stéphane Lambion | De quelques réseaux

1.

Jeudi deux septembre deux-mille-vingt-et-un, j’emménage àMarseille dans le premier appartement venu (propriétaires débordés, réponses rares et visites pixellisées : je prends ce qu’on me donne). Ironie du sort : je m’y installe pour commencer mon livre sur les rapports entre poésie et maladie et voilàque la salle de bains, côté sud-ouest, donne sur un hôpital (la Conception) tandis que le salon, côté nord-est, donne sur un autre (la Timone). Dans ce quartier choisi presque àl’aveugle, les ambulances défilent sans arrêt ; plusieurs fois par jour, les hélicoptères menacent de briser les carreaux des fenêtres tant ils les font vibrer. Agir vite : làest toujours la question.

Bistrot du coin gauche (Conception) : infirmiers en pause, parlent du dernier patient admis dans leur service, de tel autre patient qui n’en finit plus de prolonger son séjour, de leur envie de prendre un break.

Bistrot du coin droit (Timone) : étudiants en médecine, posent devant eux des polycopiés massifs, discutent de leur intérêt pour telle matière, de leur ennui face àtelle autre, rient de pathologies scabreuses.

Partout autour de moi, la maladie est précisément ce que j’essaye d’en faire :

un sujet objectif (défini de façon indépendante et autonome)

plutôt qu’un objet subjectif (indéfinissable hors de la manière contingente et unique dont il m’affecte) :

parler de la maladie

un café dans la main gauche
un croissant dans la main droite.


2.

Jeudi vingt-trois septembre deux-mille-vingt-et-un, bistrot du coin gauche : àla table voisine, un patient en autorisation de sortie – la permission des malades – parle au téléphone et, de temps en temps, lève les yeux vers moi qui ne suis plus àMarseille

mais àParis, en route vers l’hôpital Saint-Antoine avec Anne-Marie et Hubert Lucot (P.O.L, 2013, six-cent-soixante-douze pages qui m’accompagnent depuis deux semaines déjà) : je les aide àporter les dossiers de radios d’A.M, on a rendez-vous pour faire le point sur l’évolution de la tumeur ; j’accélère le pas pendant que H.L. me donne tous les détails mais

quand il parle de la maladie d’A.M, je sais qu’il parle aussi du cancer de Derrida (p. 257), de la tuberculose de Modigliani (p. 269), de mon infarctus (entre les lignes) et de la dépression du patient d’àcôté (au-dessus des lignes) : il parle de tous les malades, de toutes les formes de

maladie : sujet objectif qui repose sur un réseau d’objets subjectifs,

terme creux s’il n’avait tout une chair qui le nourrit,

partout connectée : de Marseille àParis, des infirmiers aux étudiants, de la Timone àla Conception, de Derrida àmon voisin de bistrot qui tient son croissant dans la main droite tandis que je le regarde, de temps en temps, mon café dans la main gauche.

2 octobre 2021
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