Traduire "Odes" de Sharon Olds



Après la parution des Odes de Sharon Olds aux éditions Le Corridor bleu, un entretien mené par Sereine Berlottier, pour remue.net, avec le traducteur et poète Guillaume Condello.

Sereine Berlottier
Vous venez de traduire (de l’américain) les Odes de Sharon Olds, livre singulier et intense, publié en mai, aux éditions Le Corridor Bleu, dans la collection S !NG dirigée par Pierre Vinclair. C’est, à ma connaissance, la première traduction en français de cette autrice, reconnue et primée aux États-Unis, où elle a reçu le prix Pulitzer en 2013. Comment avez-vous découvert cette œuvre ? Qu’est-ce qu’il vous a convaincu de la traduire ?


Guillaume Condello
J’ai immédiatement été bluffé par la qualité de l’écriture, par sa liberté et sa beauté. D’abord, c’est ce qui saute aux yeux, oui, dès le sommaire, c’est une écriture qui est capable d’embrasser presque la totalité de l’existence, je dirais, avec un sens du tragique et une générosité (une tendresse) incroyables.
Il y a déjà ce geste fondamental d’assumer la posture de l’ode, ce retour en quelque sorte à une poésie élémentaire, archaïque ; non seulement pour l’ancienneté de la forme, mais aussi pour les choses louées : arbres, terre, corps, etc. Et en même temps, et ça c’est quelque chose qui m’a beaucoup parlé, elle sait faire émerger cela dans la quotidienneté la plus banale – plus exactement : non pas « émerger », mais retrouver, découvrir, en ôtant toute la couche de fausse connaissance et d’habitude qui la recouvre. Ce n’est pas un texte hors du temps, éthéré : on y parle de chaines de cafétérias, d’événements historiques clairement situés, etc. Tout ça, cette banalité, se confronte au risque d’être « anti-poétique » de contrevenir à certaines normes de ce que devrait être le « poétique », comme s’il consistait en un domaine d’objets spécifiques. Et ce faisant elle construit dans ses odes des épiphanies : on voit ce que l’on connaissait déjà, comme on ne l’avait pas vu, et pourtant on le reconnait, c’est toujours la même chose, mais transfigurée.
Ça va de pair avec une écriture que je trouve très forte, très puissante dans sa simplicité apparente. On entre dans le poème sans difficulté particulière : en un sens, elle parle le langage de la tribu, la syntaxe « normale » n’est pas malmenée, il y a de la ponctuation, etc. Et pourtant, il y a des accélérations, des vitesses différentes qui vous prennent et vous empêchent de vous arrêter et de vous demander ce qu’elle est en train de vous faire, il faut relire, et c’est reparti pour un tour, c’est toujours les mêmes tourbillons. Le vocabulaire technique (scientifique) alterne avec les tournures familières, etc. Et on glisse au milieu de tout ça, sans solution de continuité, mais avec des variations. Elle mêle les registres avec une aisance désarmante. Elle est capable de passer d’une envolée lyrique incroyable à une notation humoristique ou – plus difficile ! – l’inverse, etc. C’est tout ça qui m’a séduit, cette capacité, pour le dire sans doute un peu vite, d’embrasser l’existence, avec son tragique et son absurdité, sa beauté aussi et ces motifs légitimes de joie, tout ça dans une même voix assez souple et généreuse pour faire place à tous ces aspects, sans les maquiller, de leur dire une sorte de grand « oui » (même si ces poèmes peuvent parfois s’opposer très clairement aux figures de l’intolérable). Et au milieu de tout ça, elle danse, c’est de la joie pure, sur la corde tendue entre l’irénisme niais et la haine ou le désespoir.


SB
Les poèmes qui composent ce recueil sont répartis en sept sections. Il faudrait citer tout le sommaire qui offre une belle ouverture au livre et introduit d’emblée à ce dont il s’agit : célébrer (comme c’est traditionnellement le rôle de cette forme ancienne et fondatrice qu’est l’ode), dans une liberté entière, des objets, des situations, des parties du corps, des émotions, des lieux ou des êtres... Pour donner une idée de l’ébouriffante étendue de ce territoire, on citera quelques titres de poèmes : ode à l’hymen, ode au clitoris, ode au pénis, ode de la loyauté rompue, ode à mes amis encore en vie, ode aux trente-huit derniers arbres visibles à New York depuis cette fenêtre, ode à mon cou de vieille
Dans la quatrième de couverture, l’éditeur définit ces poèmes comme des "épiphanies bouleversantes de justesse". Avec ce mot, nous voici précisément au bord de l’apparition, de la célébration de ce qui surgit, dans sa fragilité même (épiphanie dont Martine Broda écrivait, dans L’amour du nom qu’elle était à ses yeux "la question même du haut lyrisme"). Et ce qui m’a d’abord frappée, c’est l’énergie, la vitalité et la joie (dont ne s’exclut pas une pure gravité) qui émane de ce chant, très souvent adressé (et dont l’adresse constituerait en quelque sorte la force motrice). Ainsi, dans l’ode au décolleté fané (...) Je veux louer / ce qui disparaît et qu’on ne peut jamais rattraper. / Je veux vivre assez vieille pour avoir l’air / à peine humaine, je veux les aimer / autant l’une que l’autre, la naissance et sa fille et / mère, la mort.")
Avez-vous également été sensible à cette dimension ?


Guillaume Condello
Oui, c’est très juste. C’est un peu ce que je disais avant : une poésie qui embrasse tous les aspects de l’existence sans en rejeter aucun, qui est capable d’accepter le tragique de l’existence, son absurdité et sa violence aussi, parce que cela fait partie, justement, de ce tout, et de sa beauté. Ça ne signifie pas nécessairement qu’Olds ne sait pas prendre position contre certaines choses intolérables (elle s’attaque au racisme, aux violences, notamment à l’encontre des femmes, et des enfants, etc.) mais, lorsque le poème commence à parler, ce n’est plus pour dénoncer, c’est pour tenter de prendre langue, comme on fait, parfois, avec l’ennemi : la première étape pour le convertir ? Vous parlez de l’adresse. Je crois que c’est une manière de faire quelque chose dans le poème, de rendre le poème performatif (l’échec est toujours possible, évidemment, mais ce n’est pas tout à fait le problème ici). Parler à sa mère jeune, pour l’apaiser quand sa propre mère la battait, c’est réparer un aspect négatif du monde, adresser une « Ode à la terre », c’est convertir le regard à une plus grande écoute de la nature, etc. Sharon Olds est une grande chamane : elle sait communiquer avec les choses, inanimées ou non. Il n’est pas nécessaire de croire en l’existence d’âmes ou d’esprit pour pouvoir interagir avec des éléments imaginaires, et produire des effets sur soi-même et ses auditeurs. Je crois que les Odes de Sharon Olds sont un très bel et puissant ensemble de communications chamaniques, une manière de s’adresser au réel, ses puissances diverses (la pensée, le corps, les autres, les membres de la famille, etc.), et de trouver un moyen, en prenant langue avec lui, de le faire venir, advenir à soi, de le pacifier… C’est sans doute ce que fait Olds, là, pour moi. Nos sociétés « modernes » n’ont guère plus de place pour les chamanes, pour ceux qui savent s’adresser aux choses et aux êtres privés de parole – sinon en art.
Et puis, d’un point de vue très pragmatique : l’adresse dans le poème pose le lecteur en situation de communication, tout comme Olds est en situation de communication lorsqu’elle écrit ce genre de poèmes. Ça change tout, d’écrire pour, au lieu d’écrire sur : on se situe sur un pied d’égalité, voire même en position d’humilité. Le poème est un instrument, qui ouvre sur autre chose – mais un instrument qu’il faut savoir manier avec beaucoup de dextérité, sinon ça fait flop. Lisant un « tu », un « je », ces poèmes nous font faire l’expérience d’une démultiplication du moi absolument terrible et enrichissante. On a souvent reproché à Olds l’égotisme de son écriture, on la classe souvent dans la catégorie des « confessionnalistes »… les étiquettes n’ont pas toujours grand sens en général, et encore moins pour ce livre : ici, alors même qu’elle évoque presque tout le temps des anecdotes qui lui sont arrivées, elle n’a affaire qu’à l’universel, elle le montre dans l’expérience singulière (car où le trouver sinon – dans le ciel abstrait des Idées ?). Quoi de plus universel, de plus fondamentalement humain que l’expérience de la mort imminente des amis, de la naissance, de la perte de sa virginité, du fait de se trouver près d’un arbre, de ressentir du désir ou du dégoût, etc. ? Ce n’est pas pour rien que ces poèmes sont si souvent adressés : le chant a depuis longtemps été, et reste, un instrument pour communiquer avec ces choses avec lesquelles on ne peut pas communiquer.


SB
Le corps est très présent au cœur de ces textes. Corps de femme, de fille, de mère, corps de vieille, corps d’amant, corps souffrant, corps d’ami mourant, corps désirant, opéré, consumé (ode de la hanche perdue, ode à l’appareil reproducteur féminin, ode à la barbe naissante, ode de la merkin, ode coupée en deux...). Corps fait langue, avec un usage souvent malicieux de l’image, de la comparaison, et un appétit dans la description qu’on pressent nourri à l’usage des dictionnaires, dans un rapport savant et joueur à la langue et à ses étymologies. On pourrait citer par exemple "Cher mot, ça me touche - comme un bébé / touche sa vulve, quand ses bras sont assez longs - que tu sois sur la même page que vulgaire ou Vulgate./ Mais il y a aussi voyelle, et / vacuole, ce creux dans la veine / rocheuse, doublé de cristal. J’aime l’origine / de ton nom, *wel-, tourner, rouler (...)". Ou encore dans l’ode O multipliant les O « On entend greed, « avidité », / dans le vieil anglais graedum, « avidement » . Cet aspect a-t-il constitué un défi particulier pour le traducteur, dans le passage d’une langue à l’autre ?


Guillaume Condello
Ces passages ont effectivement été des défis pour la traduction – et pour la même raison, ils ont été particulièrement enthousiasmants. Dans l’ode O multipliant les O, par exemple, Olds s’amuse à retracer une étymologie (greed / graedum / gredags / *gher- ) autour de laquelle elle laisse se déployer des associations d’idées, qui ne seraient pas compréhensibles si en français je n’avais pas tenté de jouer le même jeu. J’ai donc suivi le fil : avidité / avidement / avoir l’estomac vide / brûler d’envie de). Idem, pour « l’ode au mot Vulve », Olds joue sur deux usages de feel for : feel for something, chercher à tâtons, et feel for somebody : compatir avec quelqu’un, avoir de la peine pour cette personne, mais aussi être amoureux de quelqu’un. Il fallait trouver un verbe unique en français qui puisse faire entendre les deux sens, ou presque. Ici j’ai joué avec « toucher », même si on perd un peu au passage (« ça me touche », ce n’est pas exactement pareil que « j’ai de la peine pour toi »).
Mais il fallait trahir, c’est le drame éternel de la traduction, pour pouvoir rester fidèle, à un niveau un peu plus profond, qui est celui de la logique de ces textes, la manière dont ils fonctionnent. Olds n’est pas une théoricienne (c’est elle qui le dit !), elle travaille à l’instinct. Mais pour comprendre ces textes, je crois qu’on peut formaliser un peu et dire qu’elle a tendance à croiser, ou tisser, deux lignes, plus ou moins perpendiculaires, l’une narrative et l’autre verbale. Sur un axe on aurait le thème, l’anecdote, avec sa logique narrative propre, pouvant intégrer l’association d’idées (quand elle se produit pendant l’événement raconté, ou bien pendant l’acte d’écriture). Sur l’autre, ce serait une logique purement verbale, fonctionnant par associations sonores, allitérations, paronomases, proximité étymologique, rythmes et schémas d’accentuation, etc. Et tout se passe comme si le poème était la résultante de ce jeu de forces entre la logique verbale et la logique narrative, comme s’il était le lieu où ces deux logiques s’articulaient, dans un combat, ou une danse.
Inversement, pour le vocabulaire technique, principalement médical et anatomique, c’était assez facile de suivre Olds. Elle joue énormément sur cette apparente froideur qui s’attache habituellement à l’usage des termes techniques, qu’elle utilise de telle sorte qu’au lieu de réifier le corps, leur précision intrinsèque se transforme en geste d’attention, en tendresse pour l’objet qu’ils nomment. C’est comme si Olds apprivoisait un langage qui était censé être au plus près du corps, mais qui, habituellement nous en dépossède (c’est le langage de la médecine et de la science, non celui du corps vivant, désirant, souffrant, etc.). Elle le ramène à la maison. Du coup, pour la traduction, même lorsque les termes techniques utilisés en français ne sont pas les mêmes (ce qui est tout de même rare, dans la mesure où le latin est très présent), l’effet d’apprivoisement du langage technique fonctionne plus facilement, et ne présuppose pas d’invention particulière pour le traducteur (sauf lorsqu’il se trouve pris dans cette logique verbale dont je parlais plus haut).


SB
Je lis, dans l’Ode pour les trucs de fille :
« Et puis il s’est avéré qu’on partageait des trucs avec les garçons –
l’alphabet n’était pas qu’à eux –
et on pouvait faire des incursions dans leur territoire,
on pouvait avoir ce qui était à nous parce que c’était à nous,
et un peu de ce qui était à eux, parce qu’on
s’en saisissait. (…) »
Il y a tout au long du recueil une réflexion sur le genre, le féminin et le masculin, mais aussi la transmission, l’expérience d’être fille - et fille battue par sa mère -, d’être sœur, femme, mère, amante, vieille femme, et l’inscription dans la fabrique du poème de cette expérience, qui passe, on l’a dit, par une forte présence du corps. Cet espace, le poème l’explore, le questionne et l’adresse, de manière ouverte. A plusieurs reprises on note la présence d’une voix « critique », qui met en doute (« Mon compagnon dit que ce que j’écris / sur les femmes ne concerne que moi – » ou encore « Quelqu’un l’a dit que quand j’écris / sur les hommes j’en fais des objets »), ou qui interpelle le lecteur, la lectrice (« quand on pense à la manière dont les femmes s’en sont sorties »).
Quelle est votre lecture de cette dimension du texte ?


Guillaume Condello
En lisant votre question, ce qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est « l’Ode de l’harmonie  ». Olds y parle de sa pratique du chant. Pour moi, ce poème est un art poétique. Elle y parle de la manière dont elle cherche le « déchant », un contrechant qui vient adoucir le monde d’hommes et de pères, dominateurs : « C’était un monde de pères,/surplombé par une voix maternelle./Le monde était leur aire, baignant dans leur ombre,/mais sous notre lumière. » C’est dire que les poèmes d’Olds sont intrinsèquement polyphoniques. Ce serait sans doute trop peu de dire qu’ils sont féministes, si on veut entendre par là une poésie militante, qui n’aurait d’autre ambition que de soutenir des thèses : Olds décrit des situations vécues, et il se trouve que c’est une femme. Vivant dans la société dans laquelle elle vit, elle ne peut qu’en montrer les composantes, et la domination des hommes en est une, importante. Elle ne cherche pas à donner la parole aux sans-voix, à être leur porte-parole, comme on pourrait le dire d’une poésie de veine épique (je pense par exemple à Hikmet, Akhmatova, etc. qui parlent pour ceux qui sont privés de la parole, qui reprennent dans leur parole celle des opprimés), elle est une voix tellement singulière qu’elle touche à l’universel, à toutes les dimensions de sa condition, dont celle d’être une femme (et blanche, hétérosexuelle, mère, etc. toutes dimensions qu’elle interroge dans de nombreux poèmes, et aussi le rapport que cela implique avec celles et ceux qui ne tombent pas dans les mêmes « catégories » qu’elle). Sans doute les voix féminines ont-elles été si peu été entendues en poésie qu’il semble utile de préciser qu’elle est une femme… ? Un jour sans doute on ne s’y arrêtera plus.
Il y a une autre dimension, à mon avis, de cette polyphonie chez Olds. On a souvent dit que sa poésie était ancrée dans la domesticité, le quotidien et le banal ou le « prosaïque », celui du corps notamment (en rabattant ça sur la sphère supposément « féminine »). Mais la poétesse aussi bien que le poète vivent dans le monde, un monde banal, comme tous les autres. Et le poème, comme dans l’ode de l’harmonie, c’est précisément ce moment où une voix s’élève un peu au-dessus, ou dans un écart avec le monde, pour consonner avec lui. Je crois qu’Olds tient beaucoup à cette dimension, et que c’est pour cette raison, précisément, que le poème devient la dramaturgie de ce rapport impossible avec réel. Et pour moi, la présence de ces voix « critiques », c’est la présence de ce réel extérieur au poème, avec lequel le poème compose, consonne, se débat aussi, parfois. Il y a d’ailleurs de nombreux poèmes où Olds tente de réparer des choses, comme dans « L’ode sur la baie de San Francisco » par exemple, où elle s’imagine en train de parler à sa grand-mère, pour calmer cette violence qu’elle avait fait subir à sa fille. Je crois que si Olds met souvent en scène ces voix dans le poème, c’est parce que le poème a affaire à sa propre genèse à partir du banal, et à toutes les voix qui le peuplent, que le poème ne peut embrasser le réel d’où il s’extrait qu’à la condition de recueillir en lui les voix multiples qui l’entourent à la naissance.


SB
Il y a dans ces poèmes une belle variété de formes rythmiques dont votre traduction rend compte d’une façon remarquablement vive et fluide. Il me semble que c’est souvent le flux de l’enjambement qui domine. ("Le frisson de l’enjambement" écrit-elle dans l’ode de mes jambes, et je suis tentée de faire une double lecture de ce vers.) J’y sens une tension maintenue entre tout ce qui, dans le poème, fait lien, et l’accueil de la séparation, des ruptures ou des déliaisons. Je lis ainsi les vers qui ouvrent l’ode de la loyauté rompue : « Je veux revenir à ce jour, quand elle / s’est rompue, en moi, cette loyauté / envers la famille, lorsque j’ai été déliée - / ou me suis déliée - de ceux qui sont pleinement humains, / et me suis mise à flotter, comme une astronaute / sans attaches. Je veux revenir à cette heure (...) » Est-ce une interprétation exagérée ? Que pourriez-vous nous dire de la prosodie de Sharon Olds en anglais, et de son passage vers le français ?


Guillaume Condello
La prosodie d’Olds privilégie la coulée du vers à l’imposition d’un schéma régulier, et elle emploie principalement le vers libre. Les coupures en sont d’autant plus importantes, puisqu’elles ne sont pas imposées par une métrique et une prosodie contraintes. Ce qui m’importe le plus dans la prosodie d’Olds, ce sont donc les variations de rythme, la syncope, les passages où tout coule puis se bloque, etc. Oui, vous avez raison, elle joue évidemment avec le double sens de « l’enjambement » : il y a une jouissance (dans le texte aussi, d’ailleurs) dans la contemplation de son propre pouvoir tant physique (ces nouvelles jambes qui l’élèvent au-dessus de sa mère) que métrique (les variations de rythme). Il a donc fallu pas mal travailler pour trouver des équivalents de ces variations de rythme, des enjambements semblables, etc. Le problème de la prosodie accentuelle/syllabique ne s’est pas posé en termes de reproduction impossible d’un schéma (pentamètre iambique qu’on transposerait en alexandrins, etc.), mais en termes de transposition de vitesses : comment rendre les variations de vitesse de l’anglais en français, quand les mots anglais sont bien souvent plus courts (une à deux syllabes) que les français ? C’est surtout là que j’ai eu à travailler pour ne pas allonger quand Olds voulait accélérer, ni d’ailleurs raccourcir quand elle voulait ralentir.
Une difficulté récurrente du texte était liée à l’inversion adjectif/substantif, puisque Olds fait souvent passer la césure de fin de vers entre les deux avec rejet ou contre-rejet. Elle se sert de ce procédé non seulement pour introduire des ruptures de rythme, mais aussi en quelque sorte des ruptures de rythme dans le sens : parfois, un mot en fin de vers semble être un substantif, mais le début du vers suivant change la donne ; on y trouve un substantif, la fin du vers précédent portait donc un adjectif. C’est donc aussi au niveau du sens qu’on a une sorte de balancement, de rythme syncopé. Et puis parfois ce sont des accélérations fulgurantes, avec des enjambements qui se prolongent sur plusieurs vers. Accélérations et ralentissements, vers très longs parfois, au milieu de vers de longueur semblable, etc. : ce qui compte avant tout, c’est la danse, l’articulation entre la logique verbale et celle de l’anecdote.
Je m’aperçois que je n’ai pas répondu sur la question du lien, des ruptures. Je suis tout à fait d’accord avec vous ; et cette dimension est présente tant sur le plan rythmique que thématique. Qu’il s’agisse d’une ode à sa hanche perdue, à l’utérus d’une amie, à sa sœur ou à des toilettes sèches, c’est toujours l’articulation des parties du corps entre eux, des individus, des matières, etc. qui est au centre du poème. Elle a dit d’elle-même qu’elle était par nature une panthéiste et une païenne. Difficile de concevoir les choses comme séparées si tout est divin. Mais elle montre aussi le lien qui existe entre tous les éléments du tout, par la manière dont certaines choses peuvent se glisser entre, faire écran, séparer et couper. Ce que je disais sur les variations de rythme, les accélérations et les ralentissements prend son sens ici : c’est dans la manière dont elle casse et lie en même temps la phrase sur plusieurs vers qu’elle donne à sentir la force et la difficulté du lien, c’est dans la douceur de la phrase que contredit le caractère heurté, par moments, du rythme que l’on peut sentir l’ambivalence des sentiments provoqués par ce qu’elle est en train de présenter.


SB
Tendresse, compassion, sont des mots qui me sont venus à la lecture. Non pas comme un préalable béat et lénifiant à la fabrique du poème, mais plutôt comme ce que le poème, dans le travail de la langue aurait mis à jour, ce qu’il aurait rendu possible et fait advenir. Je pense par exemple à l’Ode de l’aube sur la baie de San Francisco, réflexion bouleversante sur la maternité, la lignée, le renversement des possibles, malgré la violence. Comme si la compassion était l’un des horizons possibles du poème (et c’est d’ailleurs le dernier mot de l’ode sauvage) ?


Guillaume Condello
Oui, c’est tout à fait juste, et en même temps Olds est toujours consciente qu’elle ne peut faire advenir cette compassion et cette tendresse que sur le fond d’une violence et d’une cruauté qu’il ne faut pas oublier et nier – qu’il faut savoir regarder dans les yeux, et parfois dans un miroir. Je pense à la fin de l’Ode au babeurre, à l’ode du canapé pour la crève, à l’Ode de l’amaryllis, etc. Certains de ses recueils sont plus durs dans le rapport à ses parents, et aux maltraitances parentales. Ce livre, les Odes, est dans une grande sérénité, mais avec toujours autant d’acuité dans le regard. Et c’est d’ailleurs, par un renversement que je trouve extrêmement beau et puissant, dans l’attention la plus grande à ce qui a priori ne semble pas mériter cette attention, y compris à ces scènes de violence, qu’elle trouve le moyen de déployer un regard plein de tendresse et de compassion. Olds s’efforce, en un sens, de réparer ce qui ne peut pas l’être.
Il s’agit bien entendu de sa famille, mais cela va au-delà : elle a toujours sous les yeux le tragique de la condition humaine, sous ses formes multiples ; c’est pour ça que son travail est autant en prise avec le temps de l’écriture, que les aspects les plus, disons, métaphysiques, sont mêlés avec des notations apparemment très banales et triviales – parce que cette tendresse et cette compassion, elles sont à la surface des choses, et que c’est en restant à cette surface qu’on peut la voir. Toute son œuvre est traversée par cette dimension.


SB
Avez-vous, au cours de ce travail, eu l’occasion d’échanger avec l’autrice, sur des questions de traduction, ou sur ses textes de façon plus générale ? Si oui en quoi cela a-t-il (ou non) infléchi votre travail ?


Guillaume Condello
Je n’ai pu, pour l’instant, que la contacter par l’intermédiaire de son agent et de sa maison d’édition… De toutes façons, je dois dire que, si j’aurais eu grand plaisir à discuter avec elle (et je ne désespère pas d’y arriver un jour !), cela n’a pas manqué à mon travail de traduction. L’essentiel était là. Peut-être qu’en discutant avec elle, en un sens, j’aurais été plus dans la dimension biographique ? Et cela aurait peut-être accentué la lecture confessionnaliste qu’on peut faire de son travail. Mais je ne le crois pas, parce qu’encore une fois, ce qui m’a particulièrement marqué, c’est la force de cette écriture qui pour moi va au-delà de la stricte dimension de confession. Et puis, la lecture des autres textes m’a aussi permis de mieux comprendre son travail, et j’ai fait comme tous les autres traducteurs font lorsque l’auteur n’est pas là, lorsqu’il est mort par exemple, je me suis documenté ; et il faut dire qu’aujourd’hui on peut tout trouver sur internet, il y a des lectures, des interviews, des textes où les poètes parlent de leur travail, etc. J’ai emmagasiné un peu tout ça et j’ai travaillé le texte français, pour pouvoir avoir des effets de rythme, de rupture en termes de registres lexicaux, etc. qui puissent rendre un équivalent de l’original. J’ai pris au sérieux le fait que la traduction, en poésie, est une re-création, sur la corde raide de la trahison – et dans une certaine mesure, ça implique de prendre ses distances avec l’auteur.


SB
Comment Sharon Olds se « situe-t-elle » dans le champ de la poésie américaine contemporaine ? Quel « héritage » revendique-t-elle ? Et pour finir, savez-vous si d’autres traductions de cette autrice sont à venir ou en cours ?


Guillaume Condello
J’y faisais allusion : on classe souvent Olds dans la tradition de la poésie confessionnaliste, et du coup on la range du côté de la tradition qui part de Plath, Sexton, Lowell, etc. Olds a clairement déclaré qu’elle se sentait plus influencée par des personnes comme Galway Kinnell, Muriel Rukeyser ou Gwendolyn Brooks que par l’œuvre de ces devanciers et devancières qui, à ses yeux, étaient certes très puissantes et puissants, mais ne correspondaient pas à la voie qu’elle-même sentait devoir suivre.
L’appellation de confessionnaliste est souvent employée de manière péjorative : on y voit une poésie auto-centrée, qui s’étale sur des états d’âme personnels, et qui bien souvent raconte de petites anecdotes qui peuvent bien intéresser celui ou celle qui les a vécues, mais pas tellement le lecteur. C’est peut-être parfois le cas, mais je trouve qu’il y a chez Olds une manière de creuser à la fois dans deux directions opposées qui rend son travail unique : ses poèmes sont bien souvent des anecdotes, oui, narrées à la première personne, et qui sont présentées avec tant de précision dans le détail qu’on y touche du doigt la singularité irréductible d’un moment vécu (c’est déjà un tour de force), mais en même temps elle trouve toujours le moyen de mettre en perspective ce moment, cette anecdote, pour montrer l’universalité de ce qu’elle raconte. En un sens, il y a un côté peinture néerlandaise chez Olds – mais en tellement plus vivant et joyeux, on a tourné le dos à la religion mortifère ! Ayant été éduquée par des parents calvinistes purs et durs, elle a dû reconquérir le corps comme le lieu de la vie et de la joie, et à mon avis ce n’est pas pour rien que nombre de ses poèmes traitent de ces thématiques.
Pour la suite, je travaille à la traduction d’autres livres de Sharon Olds. Je trouve The Dead and The Living très puissant, dans sa manière d’articuler les questions politiques et l’intime (tout comme The Gold Cell). Ce qui est certain, c’est que l’œuvre d’Olds mérite d’être bien plus largement connue en France que ce n’est actuellement le cas.

Sereine Berlottier et Guillaume Condello
Entretien réalisé par mail en septembre 2020.

A lire sur Remue.net : deux poèmes extraits du recueil Odes, en version originale et dans leur traduction française.


Sharon Olds, Odes, Le Corridon Bleu, Collection S !ng, 2020. ISBN : 9782914033855

8 novembre 2020
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