Un nonpareil - 2. Un dragon
Ces Cavales (titre des dernières pages, qui semblent appeler le volume suivant plutôt que conclure celui-ci) forment un seul long poème en trente et une sections, que je qualifierais volontiers de chants en référence à Dante, évoqué à plusieurs reprises. Le livre semble puissamment architecturé, mais c’est une illusion. Chemin faisant, Micolet extravague, il emprunte toutes les traverses qui jaillissent sous ses pas, s’abandonne à toutes les sollicitations de son imagination, qui est prodigue,. Son poème est ainsi tramé d’une multitude de scènes, empruntées aussi bien au réel qu’à la fable, et incrusté de miniatures vives, qui prennent parfois les proportions d’un véritable poème dans le poème – ainsi de ce serpent né d’une métaphore (« Amour rampe et sinue ainsi qu’un serpent ») que l’on voit prendre corps et se développer sur une page et demie pour finir Python, non sans abandonner dans sa mue quelques vers magnifiques : « Il se refroidit / jusqu’au fond de soi-même, demeurant ainsi / emmêlé dans son nœud tout l’hiver »
Ces pages charrient tout un pan de l’ancienne littérature, en particulier les mythes de l’Antiquité grecque (la revendication de la tombe, par exemple, rappelle Antigone) et latine. Des poètes de cette époque, Lucrèce est le plus apparent, mais on voit aussi passer l’ombre de Virgile, d’Ovide, du pseudo-Virgile, entre autres. Le livre est également abondamment nourri de l’ancienne poésie française, du Moyen-Age à l’âge baroque (Scève, Jean de Sponde le prédicateur, Marot), influence dont témoigne la personnification des sentiments (« …encore que Fureur / soit parfois sœur de Pitié ») et la contamination de certains mots par l’ancienne orthographe : Austruche, ymage. L’Italie, qui semble être à Micolet une autre patrie, lui a fourni d’autres sources d’inspiration, et Dante d’abord, pour la Comédie mais aussi pour la Vita Nova. À tort peut-être, j’ai également pensé à Pasolini, dont la poésie discursive, le découpage en tercets et le basculement du sens au long des vers m’ont semblé proches de sa manière, quoique d’un ton et d’une thématique bien différents.
celle qui mène la procession de l’apparaître,
qui donne et reprend tout en ordre réglé,
d’allure éternelle et sans fatigue,
et dans le vase terrestre qui nous recueille
Magna Mater le chef de tous les animaux, oui,
à celle qui fournit l’exemple de la création
même aux dieux, qui tire l’œil des dieux
comme un appât étendu à toute la surface
et qui sans arrêt en casse l’échelle,
et la plus grande au vu de son petit,
est-il juste de lui donner le nom de Mère,
et même Grande Mère, hélas, car le tyran
s’en croit le favori. [...]
On l’aura compris, le plaisir (qui est grand) de ce livre saturé d’allusions et de références réside moins dans l’originalité des idées – tentative qui serait vaine : en trois millénaires, tout a été dit, toutes les pensées formulées, tous les sentiments éprouvés – que dans sa langue. Celle-ci, d’une grande inventivité, est d’une extrême variété de nuances ; elle couvre tous les registres, tour à tour drue et savante, tenue et populaire, et même vulgaire au besoin : « Et la Sybille / (romaine) de redire : Vite, vite, // que le temps ne nous manque pas, / magne-toi, fais fissa [bouge / ton cul]. » Car cette poésie savante est aussi, fondamentalement, une poésie orale. Les vers, non comptés, assez courts (inférieurs au décasyllabe), sont écrits à l’oreille. Certains passages ne sont écrits que pour son plaisir : « Aï, ayaï, allaïe, ouille, il est bon, / il est préférable assez longtemps, Melencolia, / que tu la fermes. »
De Dante, Micolet a repris la structure en courtes strophes, de façon très libre : les tercets sont la forme dominante, mais ils sont parfois accrus d’un vers, parfois réduits à deux ou même un seul. Les chants sont faits de longues phrases qui se déploient sur plusieurs strophes, scandées par les rejets et les virgules, dans un mouvement qui rappelle certains poèmes de Jude Stéfan (autre latiniste). Ils ont l’apparence du discours, avec les articulations idoines (et si, et du fait donc, mais, etc.), mais celui-ci est tant coupé d’incises, augmenté de digressions, lardé de citations (entre crochets), semé de bribes en langues étrangères, qu’il ressemble à ce serpent convulsif, « Terrae filius draco ingens », que l’auteur semble n’avoir décrit que pour faire image à son livre.
La lecture des Cavales n’est pas toujours aisée. Le foisonnement de pensées, d’images et de sensations qui agitent le poème peut dérouter. Les allusions littéraires, géographiques ou d’ordre intime dont ces pages sont gorgées peuvent rester obscures. Le sens glisse parfois insensiblement d’un motif à un autre – ainsi, dans l’un des premier chant, Vénus devient Cybèle, puis la Grande Mère, la Nature, et enfin la Mort. La syntaxe, très originale, parfois dézinguée, comme maladroite, réclame une attention soutenue. C’est une poésie qui ne se donne pas dans la vitesse. Il faut descendre lentement l’échelle des vers, ne pas succomber au vertige de ces pages denses, inventer le poème à mesure qu’on le lit, en acceptant de perdre ici et là le fil du sens – on y reviendra plus tard : c’est de ces livres qu’il faut lire plusieurs fois. Mais l’effort est amplement récompensé, le plaisir accru à chaque lecture. Comme la plupart des grands livres.