Un nonpareil - 1. Une traversée
Voici, je crois, un grand livre. J’ai rarement fait une telle expérience de lecture. Hervé Micolet a publié des recueils et des récits dans les années 90, puis il s’est tu – retrait fécond. D’une écriture tenue, mais d’une très grande liberté, inscrit dans un temps long, tirant sa substance des mythes de l’Antiquité mais ancré dans notre monde, à la fois thrène, chant, discours, élégie, débat du deuil maternel, louange de la nature et nostalgie de l’amour, ce recueil foisonnant est un nonpareil. Je m’y suis accordé d’instinct. Il m’est parfois extrêmement proche, et même familier, parfois au contraire si énigmatique qu’il défie le commentaire. Le refermant, je suis resté paralysé. Comment réduire ce maelstrom à une courte note ? De plus habiles que moi, le lisant mieux, sauront l’analyser et au besoin l’élucider. Je me contenterai d’ouvrir un chemin dans cette forêt luxuriante en en donnant à lire quelques extraits glanés en route – non florilège, mais traversée – et, dans une seconde partie, de rassembler quelques idées notées au vol.
« …avec une serpe / couper l’arc de ronces… »
Comme chez les vieux poètes, Les Cavales commencent par une invocation à « l’Alme Vénus » :
À la ceinture, déesse oiseuse,
déesse interlope partout confondue,
alors Grande Mère de 30 000 dieux
comme on le laisse dire également,
Nature en tout physique si tu parles,
si tu t’y mets toi aussi, tuo
quoque, ton propos nous frappe
qui chante les faveurs et les dons
avec les douces consolations
de la vie. […]
Ayant introduit le poème dans les règles, Micolet érige un vaste Tombeau pour sa « jeune mère », tourbillon de pensées et de sentiments qui naissent, s’enchevêtrent, s’éteignent et renaissent à intervalles. Aucune métaphysique ici ; c’est un livre totalement incarné, enraciné dans le monde réel, d’un matérialisme absolu, à la manière de Lucrèce, plusieurs fois cité ou évoqué en filigrane. Le ciel est vide, nous sommes faits pour les vers – et le fils endeuillé s’en prend aux prêtres, « oiseaux à charognes » et autres cafards. Cette morte de mai, restée les yeux ouverts, dans lesquels le monde continue à se refléter, va retourner à la Nature aveugle et indifférente, comme tout être « après qu’il a parcouru son Tout, le laisse / à l’état égal où ce tout se perpétue ». Un orage de questions agite l’auteur durant la veillée funèbre. Faut-il fermer les yeux de la défunte ? Que faire de ce « saint déchet » ? L’ensevelir répond-il fermement (« une croix avec un cœur ferronné / à la tête d’un lit seulement de terre // dans un coteau au bon côté »), par respect pour ce qu’il fut, plutôt que le réduire à « [ce résidu que les vases tièdes / contiennent sans mal…] ». Et contre les « gens du deuil économe » qui exhortent l’orphelin à se reprendre, il affirme hautement son devoir : se faire la « boîte-reliquaire » de la disparue : les morts, « leur âme va se propageant / en nous. » Que puiser dans ce fleuve tempétueux pour le rendre sensible ? Une adresse à la morte :
avec des oiseaux pour grands prêtres,
sans rites mieux éprouvés que
des rites d’enfants ou de premier peuple,
sans rien que petites choses qui entraident
et qui nous voulons aider à vous
au seul moyen de nous-mêmes
après qu’il a fallu vous obéir, comme arc tendu
contre l’arc de l’œil, iris en iris,
comme arc-boutant sous cette poussée
sans fond, croyant que se liguant
à vous dans un même effort
on pourrait ce miracle, sans quoi
le cadavre va dans le faiseur.
Puis Micolet revient vers la terre des origines, les collines de la Loire et les hauteurs du Forez, qu’il rêve « telle une belle enfant / avec des morosités, [qui] s’offre // à nous en manière de Jardin / de délices », une Arcadie où trouver « le sommeil au sein des peines / & des soucis ». Mais ce retour est aussi une blessure : « Dans ce pays elle avait vécu elle aussi, // rien n’est brutal et sauvage comme une mort / au lieu délicieux qui nous est si cher »). Le monde semble affecté par sa disparition ; les paysages d’autrefois ont vieilli, vigne arrachée, loge au toit effondré, et là-dessus « un soleil ancien / dont le souvenir est poussif ». À cette palinodie de la terre natale, j’arrache un éloge (éminemment politique) de l’hospitalité et le refus de toutes les appropriations : la terre n’est à personne (coupons la radio !), elle ne nous est pas une Mère, « car nul ne naît de la terre, / où qu’ils soient sont toujours venus // les hommes… ». Et aussi, au milieu d’une sorte de sermon sur l’inconstance noire, je note cette pensée que tous les biens sont hérités, toute maison un tombeau – et cela est cause de mélancolie :
que loger dans une chair si vite à passer,
le temps crèvera cette ampoule, folie
cherchée aux dangers sur les terres
ou les mers ou dans les airs, folie
le train de cette vie endiablé
dans l’oubli des pensées de la mort,
ces desseins qu’on se donne en foule
et les trhesors chez soi qu’on ramoncelle,
trésors de ceux dont par la mort la vie
fut ravie, en toute maison
qui n’est jamais qu’une maison des morts
et fait sentir, de la mort,
son remords. […]
Deux femmes seules et leurs trois filles, « déesses de mère en fille, / Sorcières véritables », règnent encore sur ce pays, ménadisant Chez Nicole, une auberge mirifique qui est tout le village et toute la contrée, laquelle, plutôt que dans la Loire, semble située dans la Fable :
et d’autre part des Nymphes inspirées
des formes humaines il y en avait beaucoup
& des vieillards silènes, et le Père
surgi par la coulisse faisant son entrée
avec de bizarres gestes des mains
qui bénissent et des baisers à la russe,
déjà se régalant d’évohés. […]
Dans ce sombre écheveau de la matière maternelle est tressé un long fil coloré. À l’amour de sa mère, que Micolet a quelquefois senti de nature si terrible qu’il pouvait attirer le malheur (« je vous y aimais très tôt / avec une fureur funèbre… »), un autre amour succède insensiblement, l’amour « à tête folle », l’amour « diviseur de sexe » – l’Amour, enfin, enfant de Vénus, celle qui a ouvert le livre. Et remonte du fond des années le souvenir d’un amour ancien, enseveli dans une nature que l’on ouvre à la serpe, où une « diablesse // sitôt nue y resplendit / sans effort. »
voilà donc Amour & ses supplices,
[l’abîme qu’on a au cœur, la plaie
qui ne peut que grandir], voilà
qui te rongera le cœur avec toute assise,
Amour architecte combattu du dieu
qui défait les toitures, Amour qui nous grimpe
sauvagement dessus, et déjà, debout à peine,
l’on chute en ruine. […]
Cette épopée intime finit (provisoirement : ce volume sera suivi d’autres) dans la mélancolie, compagne de la mort ; « …si bien vont-elles / ensemble appariées… » qu’on essaie en vain de la chasser :
alez vous ant, ainsi qu’aux communs
où la Folle a son logis, où est le bout de la ruse,
fous le camp et retourne aux trous des enfers
gardés du triple Chien et de Nuit noire,
au trône de la reine noire d’Éthiopie
qui siège dans les flammes, ouste,
raouste schnell, fermez-lui
l’huis au visage. […]