Yann Miralles | Briser la ligne, Opérations d’Emmanuel Laugier dans Mémoire du mat

Yann Miralles, né en 1981, écrit, et s’intéresse particulièrement à la poésie contemporaine. Jusqu’à ce jour, ses poèmes ont été publiés en revues papier.


Qu’est-ce que chacun ferait désormais de son
pauvre moi – de sa ligne brisée ?

Charles Baudelaire, Salon de 1846.


 


              Dans les premières lignes d’un poème extrait de Mémoire du mat (2006) [1], dernier livre en date d’Emmanuel Laugier, nous lisons : « parce que / ensemble tenir il faut / et le dire / et le faire » [2] – où le « parce que » semble répondre à quelque invisible et inaudible question, et le poème entier se détacher sur le fond d’un dialogue connu du poète seul. Sans aller jusqu’à accorder à ces quelques mots une valeur programmatique, et délaissant pour un temps tout le co-texte (et la matière du poème elle-même), il importe de souligner l’évidence qu’ils indiquent : le poème est ce qui tient ensemble le dire et le faire [3]. Or, que font les poèmes d’Emmanuel Laugier, et singulièrement ceux présents dans ce livre ? Leur aspect vertical, leur brièveté, nous invitent à répondre : ils brisent la ligne [4]. Nous tenant à cette première proposition, mais essayant de pénétrer plus avant la complexité de ces textes et la pensée du poème dont témoigne Laugier, nous devons toutefois tenter de discerner leur manière d’opérer : pour briser la ligne, ces textes procèdent à la fois à une division, à une soustraction et à une multiplication. On aura reconnu, pour les deux derniers termes, une référence au concept de rhizome mis au jour par Deleuze. Il ne s’agit évidemment pas de voir dans l’œuvre de Laugier la mise en pratique d’une philosophie, pas plus que de comparer l’une et l’autre. Il s’agit beaucoup plus simplement d’essayer de montrer que ces poèmes disent ce qu’ils font et font ce qu’ils disent (pour peu qu’un certain discours politique n’ait pas tout à fait altéré la force d’une telle affirmation) – à savoir donc : diviser, soustraire, multiplier.

***

 

Diviser.

              L’histoire récente de la poésie française attribue à la pratique du vers et du poème longs, au verset, à la multiplication des liants syntaxiques (et, or, mais, etc.), voire à l’aspect narratif d’un poème, l’idée d’un déploiement et, sinon d’une célébration des choses terrestres, du moins d’une adéquation au monde (qu’on songe aux œuvres de Claudel, Saint-John Perse, Senghor, Oster…). Inversement, le vers bref, les blancs typographiques, les ruptures syntaxiques, traduisent habituellement une distance entre le sujet et le monde, un manque, une faille. Nul doute qu’il y ait là beaucoup à redire. Néanmoins, une telle histoire – et de tels présupposés – existent ; et l’œuvre d’Emmanuel Laugier s’y inscrit, même si on ne trouvera chez lui aucune célébration d’une hypothétique communion de la parole et du monde ni aucune déploration de quelque Eden originaire perdu. Pas d’hypostase, pas de ton élégiaque donc, mais le simple constat de la radicale hétérogénéité du Voir et du Dire, des mots et des choses. Il n’y a qu’à observer ces poèmes où « faire entrer cela simple » du monde extérieur vient buter contre « la phrase qui va / maintenant / se couper » (p. 31), où les multiples rejets disent sans cesse la difficulté d’un contact avec le monde, par la vue et par les mots : « c’est cela que je vois / de déplié là / ou c’est lui qui parle / c’est moi qui / cherche ou comme / à dire » (p. 23), et où la ligne cassée (la coupe) correspond donc à l’expérience d’un réel et d’une mémoire morcelés, à un espace et un temps eux-mêmes coupés (« l’élasticité de mes dires / en moi terminent / et raccordent le fil décousu de / cela même qui a raviné une fois / un jour / […] pour un encore / pan de temps », p. 13). Les exemples sont nombreux et disent tous une primordiale division – celle de la parole et d’une expérience de la vie (la mémoire, le rapport au corps) avant tout, celle du sujet et du monde aussi. Et mieux que dire : ils la font.
              Cette division se note tout d’abord par le traitement de « la main » – le terme en lui-même et ce à quoi il réfère. Nous passons de : « un espace entre là où je passe la main / et où je la retire » (p. 48), où le mot est placé en contre-rejet et où il est question de retrait par rapport au monde, au rejet de : « il y a un petit passage / pour la main » (p. 67), jusqu’à l’annulation de tout contact avec le dehors et de tout déploiement : « plus de main pour rien / […] / pour aucun allongement de ton corps » (p. 74) [5]. Quoi qu’il en soit, les textes d’Emmanuel Laugier semblent bien montrer que – plus encore que « le monde » ou « les choses » – un Dehors (ce que le poète, reprenant les mots de Blanchot, appelle « une région non-dirigeante ») leur est refusé, puisque « dehors va » et « sort du cadre d’un plan » (p. 76), « deven[ant] ce qui n’avait pas cessé d’être en face » (p. 51). Demeure donc toujours « une / extériorité vraiment / en dehors de tout et presque / du dehors même » et qui va « insistant [autre verbe qu’aime employer Emmanuel Laugier – j’y reviens plus bas] en face » (p. 81).
              La division se marque aussi par l’emploi du mot « fragmes », où s’entend le signifiant de la coupure et du morcellement (le fragment) qui donne son titre à une suite dédiée à Jacques Dupin – autre poète de la division (si cette expression a un sens). Et les motifs qui disent la division sont nombreux. C’était, dans le premier livre d’Emmanuel Laugier [6], un quartier de viande coupé en deux, l’angle d’une rue, une vulve, et même la lettre V, signe graphique de l’écartèlement. C’est, dans Mémoire du mat, « un bol à thé // fêlé de part en part » (p. 28), « un trait vert tiré / foncé au milieu du menton de fatima » (p. 43), un couteau (p. 95 et p. 96), ou plus généralement « la coupure / nette épistémologique » (p. 96) qui, voisinant avec un chou tranché de part en part et les multiples références à la décapitation (voir par exemple p. 31 ou p. 35), prend une valeur curieusement concrète.
              Cette division, nous l’avons dit, encore faut-il la faire. Il semble bien que les traits verticaux et horizontaux, fréquents dans les textes de Laugier, aient une telle fonction. Il serait trop long de tout citer, tant les occurrences abondent. Je me limiterai à quelques remarques et quelques exemples, particulièrement signifiants :

 Les traits horizontaux (tirets) tantôt séparent des éléments syntaxiques, créant ainsi une division à l’intérieur même de la phrase (pour exemple p. 51 : « aplat ou bien – une petite boîte noire »), tantôt sont au commencement même d’un poème (par exemple p. 29, 31, 33), comme si celui-ci devait être séparé impérieusement du précédent.

 Il y aussi d’autres traits horizontaux placés au bas de blocs de texte (dès la deuxième page du livre, par exemple) et qui les isolent des blocs qui suivent. Un tel trait vertical se trouve précisément à la fin du dernier poème de Mémoire du mat, comme si, par cela, il y avait la monstration qu’une matière verbale (celle des poèmes) devait s’achever ainsi : par la nette séparation d’avec la parole du reste des jours (hors du livre).

 Il faut préciser que ces traits horizontaux sont de deux tailles différentes. Peut-être peut-on y voir l’expression d’une plus ou moins grande division (entre le sujet et le monde, entre les textes eux-mêmes…), selon les poèmes et leur situation dans le livre ?

 Ces traits sont parfois doublés (p. 63 ou p. 105), accusant la division.

 Enfin, on retrouve également des traits verticaux (des slashs) qui séparent des mots répétés (« est serré/serré », p. 17), deux mots différents (« « brouillés la bande/le lecteur », p. 74, « dans ton oui/dire », p. 108, « moment été/suivi », p. 123), ou des éléments syntaxiquement liés habituellement (voir p. 105). Ces traits verticaux, on les retrouvait surtout dans le titre d’un livre antérieur, Son/corps/flottant, et ils créaient ainsi une indistinction ; fallait-il en effet lire ces trois mots comme formant un seul groupe nominal, ou devions-nous les diviser (auquel cas « son » serait à lire comme un substantif, et les mots suivants comme une explication de celui-ci) ?
              Il y aurait dans ces traits bien plus qu’un signe typographique – une marque qui est dans le corps du texte la figure même de la division. Comme le serait encore l’inscription, fréquente, des chiffres dans les poèmes (le 2 qui divise, le 4). Où se lit à la fois une violence contre la lettre et ce qui tient ensemble le dire et le faire (écrivant ces chiffres, le poète montre et fait la division).

 

Soustraire.

              Le trait vertical, dans l’emploi que nous en faisons, n’est pas seulement le tiret qui sépare et qui isole des mots ou des éléments phrastiques. C’est aussi le signe de la soustraction (-). A la p. 115, nous lisons :

cela trace une ligne – 1
et une autre croise – 2 (p. 115).


Outre la problématique de la ligne, que nous suivons pas à pas, ces quelques mots mettent en évidence le signe typographique du trait ; et l’on ne sait décider s’il s’agit là d’un tiret servant à numéroter des lignes (les vers), ou du signe moins qui tendrait à soustraire la ligne (« une ligne ») à elle-même, à lui ôter à chaque fois un élément (on y entend un écho du« écrire n-1 » de Deleuze). Cette indécision sert même notre propos : le trait matérialise ce qui se passe dans les poèmes d’Emmanuel Laugier, c’est-à-dire à la fois un processus de division et un processus de soustraction.
              C’est à ce deuxième aspect qu’il faut s’intéresser maintenant, même nous devons garder à l’esprit que les trois opérations (diviser, soustraire et multiplier) ne sont jamais dissociées. Un autre texte dit encore : « il n’est plus cela du corps 1 – mais / soustrait et clair dans la ligne claire du poème » (p. 34). Le trait ici se situe après le chiffre, excluant donc a priori l’interprétation du signe moins. Et pourtant, la négation avant le mot « corps », l’adjectif « soustrait » et la répétition de « clair(e) » invitent à voir dans ce poème une véritable expérience de la soustraction. Le paraphrasant encore, on pourrait dire : le corps n’est pas celui d’une personne réelle, il est comme gommé, lissé, rendu lui-même « ligne » pour entrer dans cet ensemble de lignes qu’est le poème.
              Il est intéressant, à cet égard, de comparer la manière dont Emmanuel Laugier et James Sacré, autre poète, traitent du Maroc. On sait que Laugier y est né – et la mémoire de son enfance marocaine se retrouve dans des pages de Mémoire du mat comme elle le faisait dans Et je suis dehors déjà je suis dans l’air ; Sacré, de son côté, y fait de fréquents séjours et a écrit au moins trois livres qui en sont les témoignages [7]. Mais chacun l’évoque de manière très différente. Alors que chez Sacré, se lit la volonté de décrire au plus près la réalité marocaine, et plus généralement celle d’engager une réflexion sur les rapports de l’écriture au lieu et à la mémoire, pour Laugier, les références à la réalité du pays (« la pièce marocaine », p. 11, le thé, « la tranche du gâteau […] / semoulée », p. 94) sont assez sporadiques et semblent ne renvoyer qu’à des objets ou des moments non spécifiques au pays. La minuscule à l’initiale de « fatima » (p. 43), comme c’est le cas pour les mots « amériques » (p. 51) ou « maroc » lui-même (dans Et je suis dehors – p. 11), le montre : ces mots ne s’offrent pas tant comme la désignation d’un être précis ou de pays réels que comme de simples signifiants. Ainsi, le Maroc, dans les textes de Laugier, n’est pas vraiment un pays qu’on pourrait définir historiquement, sociologiquement, géographiquement, etc. mais une « forme vacante » à investir. Plutôt qu’une écriture qui tenterait d’épuiser tel lieu, tel moment, tel être (comme cela peut être le cas chez Sacré), on découvre donc la volonté de couper court à tout déploiement – de soustraire sans cesse ce qui peut se présenter devant les yeux ou à la mémoire du poète.
              Le souci d’Emmanuel Laugier de ne s’intéresser qu’à quelques motifs – toujours les mêmes selon les livres –, et sur lesquels il revient sans cesse (le bol à thé, l’ouvrier agricole, le simple d’esprit, mais aussi le crâne, la boîte, etc.), s’explique sans doute par ce processus de soustraction. Contre une écriture du déploiement et de l’abondance, le poète met en place une pratique généralisée de la répétition. Il est celui qui « enten[d] une voix qui fredonne / répète le même air contre un mur » (p. 19), qui tente de dire « le clignotement d’un noir de thé » (p. 25) et qui « commenc[e] / […] / dans la répétition des sommeils » (p. 98) – je souligne. Ses textes font place à la répétition de motifs donc, mais aussi à la répétition de mots : « revenir / revenir » (p. 27), « appuyer / appuyer » (p. 120) ; et le poème p. 104, significatif à cet égard, propose même quatre blocs de textes séparés par des doubles traits verticaux et dans lesquels se répètent les mêmes termes : « page », « rouge », « devient », « continue », « surexpose », mais mis en ligne avec des variantes d’un bloc de texte à l’autre.
              J’insiste sur les variantes. Car si la répétition est prégnante, elle n’est pas pour autant synonyme de bégaiement ou d’aphasie, et entraîne dans son sillon d’infimes (mais réelles) différences. Dans l’importance accordée à la différence et à la répétition (et nous retrouvons une fois de plus deux mots chers à Deleuze), s’offre à la fois une pensée de l’écriture (la ligne est soustraite, se répète, et diffère) et une vision du monde (le réel est soumis à un « éternel retour » qui laisse place néanmoins à des variations). Il faudrait peut-être lire l’alternance des « oui » et « non », en particulier dans la dernière séquence « pour M. CH », la mention du « tournis » et du « lasso » (p. 32), la fréquence du verbe « tourner » (par exemple p. 21 et p. 79, où il est répété respectivement cinq fois et trois fois), l’invention du verbe « circonvolutionner » (p. 53) à partir du substantif « circonvolution » (p. 35 ou p. 121) ou les nombreuses figures « concentriques » (p. 79), comme la volonté de faire du poème un « tourniquet » par lequel se dit l’infinie succession – et même simultanéité – de la différence et de la répétition. Contre tout déploiement.
              L’expérience de la coupe, dont nous avons déjà parlé, ne semble pas dire autre chose ; il s’agit toujours d’une opération de soustraction. Aussi les lignes sont-elles brèves, parfois un seul mot, voire un monosyllabe (« là », p. 71, « or », p. 81, « ras », p. 84 par exemple, et des onomatopées : « clic », p. 64, « bong », p. 93) ; la phrase est comme happée par une force descendante. C’est pourquoi certains poèmes du livre, significativement, se closent sur l’évocation du procédé cinématographique du « fondu au noir ». Manière de figurer la disparition ou « l’oubli » (c’est aussi l’un des derniers mots d’un poème, p. 48), symbole d’une soustraction totale. Nous lisons par exemple : « l’espace / de poèmes fondus au noir » (p. 13) ; et plus loin :

tout le noir
fondu ici
exprès (p. 36).


Cette dernière occurrence montre bien que le poème fait ce qu’il dit : alors qu’il est question de « noir » et de « fondu », la ligne s’amenuise visuellement ; il y a trois mots, puis deux, puis un seul ; et les deux dernières lignes marquent aussi une diminution du rythme (trois syllabes, puis deux syllabes).
              Ce processus d’amenuisement, de soustraction, est plus visible encore dans les poèmes où les mots eux-mêmes se voient coupés. Ainsi le rejet du deuxième élément du pronom indéfini, habituellement soudé au premier : « quelque chose ou quelqu’ / un » (p. 36) ; ainsi aussi tel mot composé coupé en eux : « dans l’électro- / encéphalographie » (p. 116). L’expressivité de ce processus atteint même un pic, dans la coupe d’un mot à la première syllabe (et première lettre) :

la quasi forme d’un o
dorat (p. 111),


de même que dans l’attente du « à » de « jusqu’à », qui ne viendra jamais – et c’est même une consonne qui suit l’apostrophe (ce qui n’existe pas en français) :

va derrière ton dos et jusqu’
là pas sûr même (p. 59).


              Une telle violence se retrouve également dans l’arrêt de certains poèmes sur des mots inhabituels, laissant la phrase comme en suspens : « façons n’écarte rien à l’avant / où trop » (p. 33), « bloc petit et noir / d’oubli en chaque » (p. 48), « intangibles grains de quelques » (p. 65), « même tourner quel » (p. 79). Et que dire encore de : « la place est faite / pour » (p. 61), « ce n’est plus toi qui parle mais » (p. 88) ou « long étrange oui tel / que » (p. 107), sinon que la ligne est brisée, la phrase comme soustraite à elle-même ?
              En vérité, ces différentes figures de la soustraction semblent aboutir, non à une disparition totale ou à un anéantissement (ce serait accorder aux poèmes de Laugier une vision par trop morale ou négative – comme on parle d’une « théologie négative »), mais à ce que l’on pourrait nommer une « esthétique du pli » [8]. Pour jouer un peu avec les mots, nous dirons en effet que chez Laugier, la ligne se voit sans cesse pliée et dépliée. Les mots d’ailleurs sont fréquemment utilisés, du premier au dernier poèmes du livre : « en rêve déplié / et plié » (p. 9), « poème / déplié » (p. 10), « d’un dépli fin » (p. 24), « du pli de son pied » (p. 29), « là que le pli fait du décousu » (p. 58), « les jambes pliées » (p. 124), etc. Ce que permet le pli, c’est d’abord de dé-subjectiver – ou du moins dépsychologiser – le sujet du poème. Celui-ci n’est pas tant Emmanuel Laugier (les éléments biographiques n’ont qu’un rôle subalterne), un point d’où tout part et vers où tout converge, qu’un pli qui permet la rencontre d’un dedans et d’un dehors, « la collision du Maintenant avec l’Autrefois ». Pli de l’espace et pli du temps. C’est pourquoi le poète alterne dans ses textes les pronoms : je, tu, on. Il évite ainsi tout ancrage et fait du sujet une instance en déplacement constant, qui cristallise un instant puis déjoue toute fixation. « [L]e vide entre le rien et la voix / […] / tu le sais que rien / ne fait pas le retour carbone / de la voix restée pourtant / là au fond / à continuer / […] / ce seul bruit à toi / revenu / ne cherche rien mais / en toi seulement l’écho / va derrière ton dos et jusqu’ / là pas sûr même / recommence » (p. 59), « il y a l’insistance d’un fait où voir / n’est plus à ta place » (p. 45), « le mot qui fait / l’à peine poudre ou voile / dans l’œil ce / réflexif moment où / inversé / ce n’est plus toi qui parle » (p. 88) : dans de nombreuses lignes, la figure humaine est comme décomposée et recomposée, le sujet de l’énonciation et le sujet biologique ne coïncident plus, et le sujet du poème se voit plié. Il en est de même pour l’expérience que le sujet fait du temps : tantôt il se voit transformé par le temps (« sur le bout des doigts / dans le pavot / t’assomme rouge / dans le rouge d’un seul et même / temps / te plie » (p. 77 – je souligne) ; tantôt il devient lui-même du temps (« pourvu qu’aujourd’hui / fasse un pli qu’il / renverse quel / qu’il soit et recommence / […] / avec du temps plié avec du temps même / pourvu », p. 57).
              Mais au final, c’est dans et par les mots eux-mêmes que Laugier montre et fait son esthétique du pli, ses lignes devenant « de simples pliages / ressassants » (p. 72). Le poème qui commence par ces mots constitue lui-même une configuration du pli, qui se joue dans la dernière ligne : « où il arrête ». C’est comme si le texte entier (il fait 12 lignes) trouvait une condensation extrême – un pli – dans ces mots qui disent l’arrêt, la fin – l’opération d’une soustraction. Pour le voir, il faut remonter le cours du poème, et comme en pratiquer le dépliement. C’est ainsi que le son vocalique [u] de « où » reprend les mots de fins de lignes « bout » et « tout » ; le [i] (« il ») se retrouve dans « pliages », « suivre », « domino », « insiste » (deux fois), « cliquetis », « rien », « relié » ; et le mot « arrête », dans ses signifiants, accueille – et résume – toutes les lignes du poème : « pliages » (l. 1), « ressassants » (l. 2), « vrai », « ça » (l. 4), « pas la », « suivre » (l. 5), « la lenteur » (l. 6), « insiste », « chutant » (l. 7), « cliquetis » (l. 8), « insiste » (l. 9), « avec rien » (l. 10), « bord relié », « tout » (l. 11), par les phonèmes [a], [r], [t]. Une telle attention aux signifiants et à la prosodie, pour laborieuse et fastidieuse qu’elle puisse paraître, n’en demeure pas moins éclairante : le poème fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait – à savoir le pli.
              On pourrait ajouter, pour finir, que le pli-dépliement se pratique aussi sur l’ensemble du livre. Par quoi nous voyons que le terme du pli est bien un mot-clé de Mémoire du mat. Ses signifiants se retrouvent ainsi, comme un paragramme, dans nombre de mots fréquemment répétés : « place », « plan », « parle », « simple », « lilas », « lire », « il y a », « fil » (et bien sûr nous ajouterions lignes). Et il encadre même l’ouvrage, puisque les premières lignes (« déplié », « plié », p. 9) trouvent un écho dans la dernière ligne (« passes l’épingle », p. 124 – je souligne). Ainsi, c’est comme si le mot se dépliait lui-même, rendant évidentes à la fois une figure de la soustraction (le livre et le sujet du poème sont comme « un pli de vie », retranchée de toute expansion et de tout déploiement) et une figure de la multi-pli-cation.

 

Multiplier.

              Car les poèmes d’Emmanuel Laugier, s’ils se concentrent sur un nombre restreint de motifs et si l’on y retrouve les mêmes mots souvent répétés, en un mot s’ils pratiquent la soustraction, n’en demeurent pas moins obéissants à un principe de multiplication, selon la logique rhizomique qu’expose Deleuze : « Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire, le plus simplement, à force de sobriété […], toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant soustrait) » et il ajoute – mettant en évidence le rapport de la soustrraction-multiplication à l’écriture : « Soustraire l’unique de la multiplicité à constituer ; écrire n-1. Un tel système pourrait être nommé rhizome » [9]. Nulle contradiction donc entre les deux opérations : il s’agit donc de retrancher pour multiplier, et de multiplier par bas. Au lieu de mettre en œuvre (comme nous l’avons déjà dit maintes fois) un principe de déploiement qui les ferait s’accorder à une profusion du monde extérieur, ces textes semblent s’engendrer eux-mêmes. Nous reprendrons même les mots de Georges Didi-Huberman (à qui Laugier dédie justement une séquence de Mémoire du mat, et dont la réflexion – en particulier dans La ressemblance par contact [10] – semble à bien des égards pouvoir être requise ici) à propos de sculpture, mais pour éclairer les poèmes de Laugier : ils façonnent « un mouvement substituant, un travail figural de la substitution qui ne cesse plus […] de s’engendrer elle-même, c’est-à-dire de proliférer » et « s’impos[ent] comme une forme en formation capable d’être à soi-même sa propre origine » (p. 167 et p. 164). Ce mouvement, ce travail, cet auto-engendrement, on les voit dans la mise en page des poèmes ; la phrase est happée, avons-nous dit, mais voilà qu’elle s’étire, notamment par l’utilisation des incises ou des appositions. Elle prolifère donc par le bas. Et l’économie générale du livre montre par ailleurs une prolifération horizontale. Si les différentes séquences de Mémoire du mat ont d’abord été publiées séparément et sous divers titres en revues, elles voient dans le passage au livre leur titre disparaître et ne sont plus repérables que par le nom de la personne à qui chaque séquence est dédiée, écrit au début de chacune d’elles et dans un corps plus petit que le texte. A tel point qu’on pourrait dire que l’ouvrage n’est ni un recueil ni l’addition de textes formant une architecture plus ou moins concertée, mais comme un tout – un seul long poème. C’est sans doute pourquoi, malgré (et avec) les procédés de division et de soustraction, Laugier insiste sur « le continu » [11].
              Une fois de plus, c’est de l’occurrence du mot qu’il faut partir. Aussi découvrons-nous que le continu n’est pas à envisager comme la simple coïncidence du Voir et du Dire, des mots et du monde (auquel cas la figure de la division, étudiée plus haut, serait remise en cause ou simplement niée), mais bien plutôt comme la persistance, le retour, ou l’insistance (Emmanuel Laugier emploie souvent ce mot dans ses poèmes comme dans ses articles critiques) du Dehors ou de la mémoire dans le poème : c’est « dans le poème ouvert », dès la première page du livre, le « son continu du jour » (p. 9) ; c’est la vision de « platanes » dont il faut « seulement compter comment ils continuent / continuant au devant d’aucun / vert italien » (p. 30) ; c’est dans le texte encore « le ton le pas / [qui] continue » (p. 78) ; c’est enfin « ton corps / [qui] flotte et même / ensemencé d’un même peut-être où // continue sans toi » (p. 99). Plus encore que cela, « le continu » est ce qui permet de ne plus opposer l’écriture et la vie, et de prendre acte de leur mutuelle et réciproque transformation. Car de même que tout est langage dans notre appréhension et compréhension des choses, de même le Dehors « insiste » et impose une déformation et une re-configuration du langage.
              C’est pourquoi le blanc entre un poème et un autre, l’arrêt marqué entre deux blocs de texte, sont à envisager comme « une simple contrariété du continu » (p. 30) et « un vide à relier encore autre » (p. 58). Et si nous avons pu noter plus haut que certains poèmes s’achevaient sur des mots inhabituels ou sur une phrase interrompue, nous devons nous empresser d’ajouter que nombre d’entre eux jouent sur la possibilité d’un rattachement logique-syntaxique avec le poème qui suit. Le poème de la page 33, par exemple, s’interrompt sur l’adverbe « trop » ; mais si nous tournons la page, nous lisons : « de colle / sous le costume serré empêche / de même simplifier ». Et nous ne savons pas, dès lors, s’il faut rattacher la préposition et le nom de la première ligne de la p. 34 au poème précédent (auquel cas « de colle » serait le complément de l’adverbe « trop ») ou à ce qui suit, dans le même poème (« de colle » complèterait ainsi l’adjectif « serré » et tendrait à expliquer pourquoi le costume est « serré »). Le même procédé se retrouve aux pages 73-74, entre « tout l’ordinaire temps visible et tel » et « que l’on n’en sort pas / non plus sans que tout / en réserve » ; aux pages 88-89, entre « ce n’est plus toi qui parle mais » et « tout ce clong-clong vide / de jerricane contre ta / jambe répond / à ta place » ; ou entre la p. 107 (« oui tel / que ») et la p. 108 (« vivre dit très bas / même dans les choses »). L’indistinction et la force d’un tel procédé tiennent précisément au fait qu’il faille bien tourner la page avant de voir la phrase possiblement se poursuivre (et le poème avec elle).
              D’un vers (ou d’une ligne) à l’autre, d’un poème à l’autre, donc, tout continue – ou tout est relancé. La première ligne du livre est à cet égard exemplaire. Tout commence par « un jour car un jour ». La répétition de « jour » dans la même ligne, la reprise, tel quel, d’un vers d’un ancien poème (dans Et je suis dehors déjà je suis dans l’air, p. 55), le vague écho d’a rose is a rose de Gertrude Stein, font de cette ligne (et partant du poème entier qu’elle fait débuter) le continu (et la poursuite) d’une parole antérieure – celle du poète lui-même, celle des livres lus ou des conversations vécues. Mais son accentuation particulière (du fait des cinq monosyllabes et de sa structure répétitive) et l’effet « coup de glotte » à l’entame de la lecture (« [?]un jour ») font que, en même temps, cette ligne se détache sur le fond indistinct de cette parole d’avant. L’une et l’autre de ces lectures (le continu et la mise en relief, la poursuite de et l’arrachement à une parole antérieure), pour autant, ne sont pas contradictoires. Elles se rejoignent même dans une certaine poétique de la relance. Ainsi, il s’agit toujours de continuer l’effort du poème, le rejouer encore et encore, faire que « l’écho / […] recommence » (p. 59) pour « encore parler » (p. 63) et « réamorc[er] / ma tête » (p. 71). Ce continu du corps et du discours, il faut donc sans cesse le réactiver : « c’est la seule chose où la main / a passé / et recommence / qu’il faut dire comme ou / lassés / faire » (p. 90 – je souligne). De même, les deux points dans tel texte sont bien plus qu’un signe de ponctuation entraînant une explication logique ou une illustration – ils marquent la relance dans le corps même du poème :

et pas rattrapable pourvu qu’aujourd’hui
fasse un pli qu’il
renverse quel
qu’il soit et recommence
 :
comment de la voix à rien et du rien
à la voix il y ait
ce manteau grand
où flotte on ne sait jamais quel
raccord autre […]


une fois de plus, le poème fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait. Par les deux points, il (se) « recommence » et fait un « raccord » entre chaque élément du texte. Il relance « la voix ».
              C’est dans cette optique que nous pouvons encore évoquer les nombreuses références aux bruits, aux échos et à la voix. Si dans L’œil bande, c’étaient des éléments visuels (une rue, la vision d’un quartier de viande, etc.) qui amorçaient le poème, force est de constater que ce rôle, dans Mémoire du mat, est dévolu bien plutôt à des éléments sonores, que ce soit le « son continu du jour » « frappé net » (p. 9), « un bruit mat / une pierre – / qui ravine devant toi » (p. 16) ou « une voix qui fredonne » (p. 19), « l’écho mêlé de la voix lointaine » (p. 22)… Il ne s’agit pas de tenter de transcrire les bruits dans le poème (même si l’on y retrouve des onomatopées, nous l’avons vu) ni de rêver une adéquation entre les bruits du monde et le langage humain (et ainsi de tomber dans une sorte de cratylisme), mais de partir d’eux, de faire d’eux une amorce de poème, les déclencheurs de la mémoire et de l’écriture. La proximité de deux mots sur une même ligne, lus d’un seul souffle (et au final comme un seul mot), « le ton le pas », le dit bien : les réminiscences sonores sont puissantes pour faire lever le texte. Le multiplier.
              Car l’auto-engendrement du poème dont nous parlions nous pousse à voir dans les poèmes de Laugier une sorte de constructivisme. Ce ne sont pas des sons et des bruits, et plus généralement le Dehors, qu’il s’agirait d’imiter et dont il faudrait rendre compte dans le poème. C’est même le contraire : ce sont eux qui « font pression » (autre expression centrale chez Laugier – voir par exemple p. 102 ou p. 122) sur le langage et qui poussent le poème à construire autre chose, à créer ainsi de l’émotion, de la pensée, à se transformer et par là à transformer toute expérience. Les allitérations et assonances, ainsi, ne sont pas à considérer ici comme des « harmonies imitatives », mais comme le fonctionnement d’un discours. Sa manière d’opérer. Il serait bien sûr trop long de tout citer. Quelques occurrences seulement peuvent nous éclairer : « dans le ravin des chèvres quel ravinement / de liaisons / trébuchantes force / à reconnaître » (p. 12), où les [r], [v], [n] et [s], ne sont pas là pour imiter on ne sait quel bêlement de chèvre, mais donnent à entendre, en accentuant un discours, la force d’un souvenir retravaillé et même recréé dans le poème – un souvenir mis en branle sans doute par le bruit de quelque « ravinement » qui a valeur de « force » pour et dans le langage. Il en va de même pour ce qui se présente comme un souvenir olfactif (p. 27 : « lilas fort » et « sa / douce et entêtante odeur ») dont la force est réinvestie dans le poème par la répétition du même verbe (« revenir / revenir ») et les échos sonores entre « reste », « réenclencher » et « revenir », de même qu’entre « insiste », « reste », « son », « douce » et « sa » ; ainsi que pour le souvenir lié à la vision « d’un trait vert tiré / foncé au milieu du menton de fatima » (p. 43) dont la « mémoire marocaine » se dit dans la paronomase (« mémoire » x 2, « boîte », « noire » ; « milieu » x 2, « même » x 3 ; « inapplicable », « inassignable »).
              Cette « boîte noire » à laquelle il est fait allusion maintes fois dans le livre (la séquence dédiée à Georges Didi-Huberman, d’ailleurs, s’appelait originellement « Un cube de nuit sur la table »), nous renseigne pour finir sur l’opération de multiplication et plus généralement sur la vision du poème que met en œuvre Emmanuel Laugier. L’expression en elle-même (« boîte noire ») et la proximité qu’elle entretient avec « la boîte crânienne », le « crâne », la « tête » (voir par exemple p. 46, p. 81, p. 92, p. 107, p. 109, p. 122) – qu’elle désigne donc l’appareil enregistreur qui permet de reconstituer les circonstances d’un accident d’avion ou la partie du corps humain, siège de la pensée et des souvenirs – valident l’idée d’une prégnance de la « mémoire » [12]. L’adjectif « noir », lui aussi fréquemment répété, et le « mat » du titre, – parce qu’ils sont la couleur de l’encre avec lequel on écrit – invitent à associer cette « boîte » au poème lui-même. Pour autant, Laugier ne semble pas faire de celui-ci le simple réceptacle des choses vécues. Ce serait avoir une vision par trop psychologique de la mémoire. Il ne s’agit pas ici d’une faculté humaine, mais d’une force, une fois de plus – non d’un souvenir dont il faudrait éviter à tout prix l’effacement, mais d’une instance (une sollicitation pressante) dont le pronom démonstratif (on ne sait à quoi il réfère) serait la matérialisation : « faire entrer cela simple et / noir / dans la phrase qui va / maintenant / se couper » (p. 31 – je souligne) ; on constate par conséquent que la mémoire est une force qui insiste et qui entraîne un autre régime (au sens physique d’écoulement d’un fluide) de parole. Un autre texte le montre bien :

c’est cela qui me parle et
cela qui vient dans le poème – quelqu’un
avec l’ombre plate de ses mains encore
revenu encore concentré avec
quelqu’un encore disparaissant

(p. 20 – c’est moi qui souligne).
             L’indistinction de la forme qui se présente dans le poème (c’est « cela » et « quelqu’un »), son « ombre » et sa disparition, n’en font pas moins une force insistance, une « survivance », par quoi le passé et le présent se mêlent – la mémoire qui fait « pression » sur le texte et le présent de l’écriture : « il y a le noir proche d’un battement / où tout s’est passé où tout peut-être / l’effort sans vue possible / d’une seule pression t’a fait » (p. 38) et « voilà une page rouge d’abstraction / […] / elle tombe / ou recommence le bord insu / de la vitre de la / plus simple pression / qui te sépare et ne te sépare pas / d’un noir complet tombé » (p. 122).
              C’est la raison pour laquelle le poème selon Laugier semble se révéler comme une « empreinte », selon la définition et la fine analyse qu’en donne Didi-Huberman, c’est-à-dire « une marque par la pression d’un corps sur une surface » mais qui diffère de la trace parce que « son résultat perdure [et] que son geste donne lieu à ‘une marque durable’ » (p. 27). Par l’empreinte, on sort ainsi d’une dialectique présence/absence dans laquelle tout un pan de la poésie française contemporaine s’est complu (que ce soit pour louer un contact direct avec les choses par la grâce des mots, pour regretter une présence perdue, ou pour exalter l’absence et le vide), pour instituer une autre « image dialectique » (au sens de Walter Benjamin) – à savoir « la collision de deux ordres hétérogènes […], la collision en elle [l’empreinte] d’un et d’un non-là, d’un contact et d’une absence » (p. 47) de même que « la collision du Maintenant avec l’Autrefois » (p. 191). Tout ceci opérant, dans l’œuvre d’art (sculpture, moulage, comme poème), ce que Didi-Huberman appelle encore des « survivances » : « choses parties au loin mais qui demeurent, devant nous, proches de nous, à nous faire signe de leur absence » (p. 47) ou l’« anachronisme » (la rencontre dans l’œuvre de temporalités hétérogènes). C’est bien là que ces remarques rejoignent les figures de la multiplication selon Laugier : la prégnance du « noir », du « carbone » ou du « charbon » dans ses textes nous montre bien que le passé n’est pas à reproduire tel quel dans le réceptacle riant et coloré du poème ; cependant, il y survit et impose une forme. Il force la ligne à (se) multiplier sous sa pression. Une de ces lignes, exemplaire par sa position au milieu du livre (et de la page) et parce qu’elle illustre parfaitement notre propos, devrait nous permettre ainsi de montrer une dernière fois ce que le poème fait – et par là même de conclure. Elle se trouve à la p. 49, détachée par un très long blanc des trois lignes précédentes, comme formant à elle seule un poème :

du rien résonné dans du noir résonnant.


Ce « noir résonnant », on a tôt fait de le considérer comme le poème lui-même – et en effet la parole émet un son et ne cesse de le prolonger, ainsi que le montre l’emploi du participe présent. Le « rien », à la faveur d’une hésitation entre le sens positif (quelque chose, le res latin – le souvenir vécu) et le sens négatif (rien du tout – une absence), se propose comme ce qui fait le cœur même du poème : la mémoire, l’indistinct, l’indéfini – mais dont le son lui-même est relayé et retravaillé par les mots. Plus encore, c’est la position centrale de cette ligne et son rythme (attaque consonantique, parallélisme de la structure, prosodie [d]x3 – [r]x4 – [z]x2 – [n]x3 – [y]x2 – [ã]x2 à quoi il faut joindre l’autre voyelle nasale de « rien ») qui la rendent particulièrement expressive et significative. Disant la résonance de la mémoire – et ce faisant la faisant – (peu importe, dès lors, qu’on le compare à un moule, à une bande de tissu ou à une pellicule sur quoi viendraient s’imprimer une forme, un corps, les jeux de l’ombre et de la lumière…), le poème s’avère en somme une « empreinte [qui] fait de l’absence quelque chose comme une puissance de forme » (p. 55).

***

              Diviser, soustraire, multiplier : telles sont les opérations qu’Emmanuel Laugier met en œuvre dans Mémoire du mat. Mais si nous avons présenté, pour les besoins de l’étude, ces trois opérations de manière successive, nous ne devons pas les prendre dans un sens temporel ou téléologique, ni même les voir comme une référence à quelque dialectique hégélienne. Ce ne sont pas les étapes d’un chemin qui mènerait à une fin ; pas plus qu’elles ne se présentent comme thèse–antithèse–synthèse. Elles se manifestent bien plutôt comme des opérations simultanées et agissantes à parts égales dans les textes. Par la division, la ligne se révèle le lieu de ruptures syntaxiques et métriques qui renvoient à l’hétérogénéité du Dire et du Voir. Par la soustraction, la ligne s’avère brève, sans cesse amputée, où tout « tombe et tient et tombe et tient, ad lib » [13], rendant sensible une vision du monde où le retranchement et « l’éternel retour » prédominent. Par la multiplication enfin, la ligne s’engendre elle-même, crée du continu, et rend tangible une expérience du temps « anachronique » et une expérience de la vie comme « image dialectique », par le recours à l’ « empreinte ». C’est pourquoi les poèmes d’Emmanuel Laugier tiennent d’une main ferme à la fois une énonciation spécifique, une pensée du poème et une expérience de vie. C’est là ce qui fait, aujourd’hui et pour nous, leur valeur [14].

Yann Miralles.

6 septembre 2009
T T+

[1Emmanuel Laugier, Mémoire du mat, Éditions Virgile, Collection Ulysse fin de siècle, 2006.

[2Ibid., p. 114. Désormais, le numéro des pages sera mis entre parenthèses, à la suite des citations. Je renvoie en outre aux études et au compte-rendu du livre faits par Jean-Marie Barnaud (qui accorde une place déterminante à ces quelques vers) sur le site remue.net.

[3Cette expression, et l’ensemble de cet article, empruntent beaucoup à Henri Meschonnic, et notamment à Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses, Armand Colin, 1998.

[4A la suite des réflexions de Meschonnic et Dessons, et bien sûr de l’histoire même du vers en France depuis le vers libre, je parlerai donc dans ces pages de « ligne » bien plus que de « vers » (qui se définirait avant tout par le syllabisme et l’accent à la césure – ce qui, on le voit, n’a pas grand sens pour les poèmes d’Emmanuel Laugier.)

[5Peut-être peut-on lire dans ces lignes un souvenir du Rimbaud de « Mémoire » (« je n’y puis prendre, / ô canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l’une / ni l’autre fleur ») ?

[6L’œil bande, Deyrolle Éditeur, 1996.

[7Une fin d’après-midi à Marrakech, Viens, dit quelqu’un et Un paradis de poussière, André Dimanche Éditeur, 1988, 1996 et 2008.

[8Voir notamment l’étude de Lewellyn Brown sur L’Esthétique du pli dans l’œuvre d’Henri Michaux, Minard, 2007.

[9Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille Plateaux, Minuit, 1980.

[10Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact, Minuit, 2008. Je propose les numéros de pages en italique après les citations, puisqu’il sera souvent question de ce livre par la suite.

[11Le verbe est même répété en début de poème p. 29 : « – et continue – il continue ».

[12Voir par ailleurs sur le site poezibao la belle analyse du titre Mémoire du mat que livre Angèle Paoli.

[13Les mots sont de Pierre Parlant, dialoguant avec Emmanuel Laugier dans un numéro de la revue Inculte (11).

[14Selon la définition qu’en donne Meschonnic : « la valeur devient interne à l’œuvre, et tend à être l’accomplissement même de sa définition. […] [C]’est sa spécificité, et le caractère radical de son historicité qui font sa définition », Traité du rythme, p. 236.