14. Fin de perpétuité
(Et moi aussi, après tant de mois à vivre avec elle en prison, j’étouffe... Qua vais-je gagner à la suivre dans sa nouvelle vie ? En quittant la Maison centrale, l’ancienne délatrice sort de l’Histoire ; ses épreuves l’ont ramenée dans le sein de l’humanité ; elle va se fondre dans la vie courante, avare d’événements, et le plus souvent dérisoires. D’un individu banal, la guerre fait parfois tout à coup un héros ou un traître, lui ôtant l’ambiguïté propre à tout homme, durcissant son caractère, le simplifiant à outrance, le sculptant dans une pierre dense et dure que le temps n’érode pas. Plus tard, s’il a survécu, repris par la vie courante, charrié par les courants qui agitent le siècle, il est rendu à sa nature, à nouveau trouble et fluctuant, enflammé de petites passions, tiraillé de scrupules, désespérément ordinaire. Mais il n’y a pas d’être qu’on ait longtemps fréquenté auquel on ne s’attache, eût-il été fourbe et criminel. Et je peux quitter enfin le rôle de l’historien, réduit au pain sec des archives et à l’eau stagnante de la vérité documentaire, occupé jusqu’à l’écœurement de dates et de cotes, de relevés d’état-civil, de fiches administratives parfois indéchiffrables, et contraint par conscience à être sec, précis, algébrique. Sans endosser l’habit chamarré des romanciers, prêts à trahir leurs personnages pour une belle phrase ou un bon mot, ne puis-je partager quelques sentiments humains avec mon héroïne, maintenant que la société l’a jugée quitte ? Jusqu’ici, quand j’ai lui ai cherché des circonstances atténuantes, pas plus que ses juges et les soixante-quinze témoins à charge de l’instruction je n’en ai trouvées, ou elles se sont bientôt avérées des mensonges.)
Mademoiselle de Courrèges renvoie donc le taxi qui les attendait, saisit d’autorité la valise et, calquant ses pas sur ceux de sa compagne, qui vacille un peu sur ses talons d’avant-guerre, elles s’avancent sous les murs enfumés de la prison. L’orage de la nuit a fait tomber la poussière qui volait la veille en nuée, le ciel est transparent, l’air poivré, tout s’y découpe avec netteté, sans une ombre. Devant elles la vie renaît, fraîche et innocente un pigeon s’envole sous leurs pieds dans un battement de chiffons sales un rideau de fer roule en tonnerre, découvrant la vitrine laiteuse d’un négoce où deux veuves s’activent au milieu des jarres et des fromages, un chat dans leurs robes, qui se frotte en miaulant, la queue dressée dans un parc, de hauts platanes luisent, étoilés de flammèches, leurs panaches mordorés parcourus de frissons, comme un plumage Chaque pas suscite une autre scène, un mince événement, banal ou privé de sens, mais aussi poignant, après huit ans de cachot, que de retrouver dans un vieux bahut un livre d’images de son enfance, l’un de ces albums à la parole claire et aux couleurs vives dans lesquels on a appris à lire et à nommer le monde, dont on tourne à nouveau les pages en rêvant [...] C’est bientôt la rue des vivandiers, des magasins aux devantures bigarrées, épicerie, primeurs, boucherie, débordant d’odeurs généreuses, exhibant des légumes et des viandes que Simone n’a pas vus depuis huit ans. Elle lit chaque enseigne, explore du regard chaque boutique et, étourdie par tant de sensations oubliées, elle doit s’appuyer sur l’épaule de Mademoiselle de Courrèges. Elles s’assoient à une terrasse et commandent un café crème, que l’ancienne prisonnière boit à petites gorgées, comme un oiseau, tout en dévisageant les passants, fascinée par le spectacle, non moins que si elle était au balcon d’un théâtre.
Puis la liberté ressemble à s’y méprendre à la détention. La sœur a hélé un taxi et elle conduit sa protégée à l’hôpital de Pau, où celle-ci est à nouveau jetée dans un autre siècle, couchée dans l’odeur de suint des malades alignés lit contre lit, sans rideau ni paravent, au milieu d’une vaste salle commune aux murs pisseux, assemblée de fantômes dont l’énergie vitale est réduite à la voix et qui bruit jour et nuit d’appels, de cris rauques ou aigrelets, de toux cassées, de ronflements, de râles indécents, de suppliques désespérées, des limbes plutôt qu’un purgatoire, qui ne diffèrent de l’infirmerie de la prison que par la taille, par la tenue des filles de salle et la dangerosité du lieu : on y amène chaque jour des enfants aux membres tordus par la poliomyélite, qui sont dispersés au hasard et restent là à exhaler leurs miasmes, alités contre les malades sains, sans que les soignants se soucient de la contagion ni d’épargner la vue des bancroches à ceux qui ont encore forme humaine. Simone en conçoit de muettes terreurs, redoublées chaque nuit par des rêves qu’elle veut croire prémonitoires ; si le cruel virus l’épargne, qui sait si l’effroi du mal, infusant dans sa chair, ne va pas seconder celui qui la mine – tout vient de l’âme, dit l’abbé Mouren. [...]
[1] Alias Mireille Provence ; voir : Les trois poules de Mussolini et Prison pour femmes.