#4 Où étiez-vous ?
Couloir
Où étiez-vous, Norma Jeane Dougherty, l’inspectrice stagiaire des parachutes de la Radioplane, L.A ? Vous étiez dans un puits à plier de la toile, dans un trou à sniffer du vernis, dans une boîte, dans une cage, à la traîne, dans un box et au domicile conjugal à vieillir à vitesse grand V. Vous étiez dans la même usine que votre époux avant qu’il n’intègre la marine. Vous étiez là où sa famille vous avait déposée en attendant son retour. Vous aviez été ballottée sans arrêt depuis la naissance, jamais au bon endroit, toujours gênante pour vos mères de substitution, tantôt bigotes tantôt obnubilées par Hollywood. Abandonnée une fois, puis deux, puis dix. À vous conformer sans cesse à de nouveaux modèles. Vous étiez à l’église, dans une salle de cinéma, à l’orphelinat, à l’asile pour rendre visite à votre mère, la vraie, Gladys, étiquetée folle. Vous étiez à nouveau au cinéma puis à l’église, un objet qu’on déplace, un corps dont on ne sait que faire. Vous étiez dans la main qu’on serre, qu’on ne veut plus lâcher. Dans les regards, les paroles des garçons qui, en sortant du lycée, prenaient la peine de vous raccompagner, faisaient le trajet à pied pour le plaisir d’une discussion. Vous étiez ouvrière mais jamais là, toujours ailleurs, programmée pour devenir mère, ménagère, la nouvelle Jean Harlow selon qui vous avait en charge.
Jean Harlow : le modèle de Gladys et de Grace, sa meilleure amie qui, de temps à autres, vous traçait la route de la gloire à venir, vous initiait au maquillage, camouflage et révélation, décidait de votre garde-robe. Vous aviez retenu la leçon. C’est ainsi que le pull rouge était deux tailles trop petit, choisi pour, que ses mailles laissaient voir les dessous que vous portiez encore. En ville ou sur la plage, depuis longtemps déjà vos tenues frisaient l’indécence. La mode de la mini, vous ne l’avez pas attendue. Vous étiez là, nous devions donc nous rencontrer, en conclut Conover.
Où tu étais ? Qui le dira ? Tu étais dans la fuite peut-être, dans le désir sans fin d’occuper une place et d’y échapper. Depuis peu, il t’arrivait de voyager, Tennessee, Canada, Chicago avec les membres de ta famille – quel mot. Devant une caméra lors d’une réunion amicale, à faire comme les autres semblant de défiler, à ôter un manteau, à tourner sur soi-même, dépassant tout le monde tu étais là, tu les éclipsais tous. Toi seule en robe lavande paraissait en relief. Sur la pellicule, les autres restaient plats.
Où étais-tu, Norma Jeane à 18 ans à peine ? Tu étais tout entière dans ce sourire trop grand qu’on va t’apprendre à corriger, un sourire qui allonge le nez, paraît-il. Dans le désir de ton mari, dans vos versions contradictoires. Dans l’envie de bien faire et dans celle d’en finir, de claquer la porte, de partir. D’apprendre à cuisiner sans jamais savoir maîtriser la matière – ce que racontera ta légende. De ranger la maison en semant le chaos – on dit qu’un jour tu as fait entrer une vache parce qu’elle était mouillée de pluie. D’en avoir terminé avec cette station debout, sur la chaîne, qu’on t’impose, avec cette impossibilité de marcher, de courir, de sauter et la drague pénible des ouvriers de l’usine. Où étais-tu ? Dans cette échappée, et dans leur reconnaissance aussi. Tout entière dans leur œil parfois, comme au temps du lycée, et parfois pas du tout. Dans l’idée d’être ailleurs, à Sunset, oui. Dans celle de les dépasser tous. Qu’ils t’adoptent pourtant, pour toujours, sans condition aucune.
Tu étais dans le creux de leurs bras, dans le lit de leur chambre. Invitée, respectée. Pas à l’arrière de leurs voitures, bêtement, comme les autres filles. Tu te glissais dans leurs blagues, dans ces ripostes moqueuses que tu commençais à élaborer – comment les retourner, ces vannes, ces saloperies, pour en faire des louanges ? Tu étais dans les sifflets des camionneurs où tu voyais des compliments. Tu étais, très exactement, à l’intersection de l’applaudissement et de l’insulte. De quelle arme disposer pour parvenir à l’équilibre ?
Sourire.
Prenez ma carte : vous viendrez. Je vais m’arranger avec vos supérieurs. Vous pourrez poser sans quitter l’usine, du moins pas tout de suite si ça vous rassure. J’ai besoin de photos couleurs, une publicité pour un magazine. Vos dents sont parfaites, votre peau aussi, ça ira très bien. J’ai besoin de vous en extérieur, sur la plage, partout. Vous ne pouvez pas rester ici. Vous allez venir sur Sunset boulevard, Norma Jeane. Nous autres, photographes, nous vous avons cherché partout. À partir de maintenant, nous saurons tous, et pour toujours, où vous trouver.