Extrait d’un travail en cours sur Paris, ce texte est publié simultanément sur le site ami nazione indiana.
Lire la suite, La voisine.
H me téléphone de Paris, elle me téléphone toujours de la même cabine, une cabine qui se trouve sur une petite place de Montmartre, je commence à la connaître cette petite place, alors quand elle appelle je n’imagine plus seulement la cabine mais le dispositif téléphonique et le support triangulaire de métal, et quelques autocollants sur la vitre, grattés en partie, les taches mystérieuses sur les parois de verre, les vieux papiers par terre, ou des petites branches brisées qu’une paire de chaussures a traînées jusque-là, alors je m’imagine autre chose encore, dès qu’elle commence à parler j’explore ce qu’il y a autour de la cabine, la petite place, je sens l’animation, des gens la traversent, pour la plupart des petites vieilles, qui tapent le pavé avec la canne comme pour réveiller les morts, et un gamin sur sa trottinette qui trouvera le moyen de se faire du mal, un chat qui saute à travers la grille, poursuivant une chimère, et les platanes, une paire de grands platanes, amples et solennels, qui dressent leurs branches vers le bleu, mais l’église surtout, petite probablement, peu fréquentée, mais qui sonne souvent à toute volée, qui sonne à toute volée avec ponctualité, chaque fois que H appelle les cloches sonnent, c’est comme si les cloches étaient dans la cabine et à peine elle décroche, elles commencent à sonner, du Charles Trenet on dirait, c’est comme si elle me téléphonait d’un scénario de Trenet, lui silencieux à côté d’elle qui écoute, juste en dehors de la cabine peut-être, appuyé à la paroi de verre, roulant des yeux, ses globes gonflés et gigantesques, et moi qui dois être attentif à tout ça j’ai peine à suivre H, je ne sais même pas ce que je dis, et c’est aussi parce que ce coup de fil est bref, il est forcément bref, je ne dis pas très bref, je dois avoir le temps d’entendre les cloches, d’imaginer où les vieilles finiront par s’asseoir, il doit forcément y avoir un banc, et le bruit sec du gamin quand il se retrouve à terre, le bruit sourd du chat maintenant qu’il a atterri dans le jardin, bien amorti par la pelouse, mais avec effort je me concentre sur la voix de H, il n’y a plus rien d’autre, seulement H qui parle, je peux la voir de dos, avec une robe décolletée, et j’imagine bien sa nuque, son dos, la masse des cheveux, je vois à ses pieds des chaussures diverses, même les robes qu’elle porte durant un seul coup de fil sont toujours plusieurs, celle avec les fleurs qui met ses seins en évidence, la blanche qui la rend irrésistible et plus grande, l’amusante, complètement ouverte, à l’intérieur de laquelle je peux m’introduire d’un coup, contre sa peau, mais maintenant je dois l’écouter, je dois prêter attention à ce qui arrive, seulement la voix maintenant, seulement la voix existe, et aujourd’hui H a éclaté en sanglots, pendant que le coup de fil se terminait j’ai senti qu’elle pleurait, elle ne cherchait pas vraiment à retenir les sanglots, mais pleurer peu et doucement, mais ça se comprend tout de même quand quelqu’un pleure, même s’il pleure peu il est toujours triste, si en plus il pleure à des milliers de kilomètres, et même les cloches ne sonnent plus, alors c’est une mauvaise journée, c’est un coup de fil triste, à cause de l’insomnie H ne sait plus comment dormir, elle a désappris à dormir, et donc elle vit trop, c’est qu’elle n’en peut plus, elle est détruite, elle vit toutes les heures, toutes les vingt-quatre heures et de nouveau, après, d’autres vingt-quatre heures, sans pause, intervalle, récréation, et donc elle produit des idées noires pendant qu’elle ne dort pas, elle passe toute la nuit avec des idées noires, et tout va mal, il n’y a rien à sauver dans ces idées, ces idées mêmes ne trouvent rien à sauver de sa vie, elle semble n’être qu’une chose à jeter, un déchet, presque un petit venin, sa vie, qu’elle regarde vers le passé ou qu’elle regarde vers le futur, ou au milieu, entre l’un et l’autre, il n’y a qu’agitation noire des idées, et puis le matin il est très difficile de faire quoi que ce soit parce que le jour passé s’ajoute au nouveau, il pèse sur le nouveau, tous les jours précédents, ceux dans lesquels elle n’a pas dormi traînent dans le nouveau jour et pour quelqu’un qui a désappris à dormir, qui ne sait plus ce qu’est le sommeil, comment on fait, comment le manier, par quel bout entrer dans le sommeil, elle ne sait plus d’où jaillit le sommeil, elle le cherche, mais on ne comprend pas bien, le sommeil n’est pas un organe que quelqu’un pourrait toucher, masser, soigner, pas non plus un objet personnel qui tôt ou tard finit par réapparaître même si on a l’impression de l’avoir perdu, en réalité il est quelque part, sûrement, mais d’où il vient le sommeil, et surtout comment on y entre, dans quelle position, parce que le sommeil est sûrement ce dans quoi tu dois te glisser, au bon endroit et au bon moment, et H finit par ne pas dormir, elle cherche de nouveau à apprendre le sommeil, même fait semblant, elle simule le sommeil, elle se couche, la tête contre l’oreiller, le drap sur le visage, elle ferme les yeux, elle les garde fermés, comme si elle dormait, mais au lieu du sommeil qui par la suite peut-être apporte les rêves elles sont là les idées noires, elles passent continûment les idées noires et elles remplissent toute la nuit, toutes les heures de la nuit, et elles lui disent que sa vie n’est rien, qu’elle est mal faite, qu’elle est à jeter, que même si elle mourait ça compterait pour rien, et à un moment H a pris le stilnox, le stilnox c’est quelque chose qui te ramène le sommeil, il te ramène le sommeil chez toi, c’est quelque chose que tu achètes, tu le mets dans ta bouche, tu le laisses glisser dans ton corps, et lui te ramène le sommeil là où tu es, si tu es au lit il te ramène le sommeil au lit, il te l’enfourne avec force, il est plutôt résolu le stilnox, il te l’appuie dedans, on dirait qu’il te tombe dessus le sommeil, comme un poids, comme quelque chose qui t’assomme, on dirait un coup sur la tête, comme, dans les films, pour faire évanouir la sentinelle, un coup sec sur la tête, et puis un qui glisse par terre évanoui, et il dort, mais il ne fait rien, il ne laisse pas de bleus, il n’y a pas de risque de casser la tête, c’est le stilnox, mais s’il te met dans le sommeil, s’il t’entraîne dans le sommeil, c’est un sommeil différent du tien, ce n’est pas comme le sommeil que tu avais, le sommeil à l’intérieur duquel tu t’effondrais, c’est un sommeil parallèle, excentrique, quand tu te réveilles, tu te lèves, tu croirais ne pas avoir dormi en réalité, le corps a dormi, tu es moins fatigué, tu as plus de force, comme si tu avais dormi, et en effet tu as dormi, mais la sensation est différente, tu n’as pas connu ton sommeil, le stilnox assomme, il te fait dormir mais il t’empêche de connaître le sommeil, c’est un secret, peut-être s’agit-il d’une question de propriété intellectuelle, c’est un sommeil secret, le remède stilnox t’amène un sommeil secret, il ne peut pas te laisser le connaître, il te prend à l’improviste, dans le dos, et puis il s’en va loin, mais H qui veut connaître le sommeil, qui veut le pénétrer à la lumière du jour, sans secrets, elle a rationné progressivement le stilnox, et maintenant elle ne le prend plus parce qu’elle avait réappris à dormir, mais pas la nuit dernière, ni l’avant-dernière, elle est effrayée parce que pendant deux nuits elle a oublié comment on fait, elle ne l’a plus à l’esprit, elle l’avait sous la main le sommeil, et puis plus rien, disparu, et à sa place les idées noires, pour cette raison elle pleure doucement maintenant, moi je voudrais lui toucher les lèvres, ce n’est pas immédiat je le sais, quelqu’un touche les lèvres et après il doit continuer, poursuivre dans cette direction, jusqu’au moment où tu es sur le corps de l’autre, tout ton corps se trouve contre celui de l’autre, et peu à peu toute ta peau est contre la peau de l’autre, quand il n’y a que la peau la guérison est pratiquement totale, elle est certaine, peau contre peau, c’est le remède ancien, toujours le même, mais ça ne fonctionne pas comme ça, c’est un ancien remède mais difficile, entre nous il fonctionne, il est parfait, mais au téléphone ça ne marche pas, non pas dans la cabine, avec la petite église qui boucle la place, et les vieilles qui dardent les cannes, et les chats qui font des bonds de plusieurs mètres, et les gamins renversés toujours plus écorchés.
Traduction : Laurent Grisel et l’auteur.
D’Andrea Inglese nous avons publié :
— traduits par Pascal Leclercq, des poèmes extraits de Colonne d’aveugles (Le Clou Dans Le fer) ;
— Asphaltes, une série de photos-et-textes réalisée lors de sa résidence à l’association italienne Emilia Romagna.
Poeziba a publié un poème, Passante, dans une traduction de Pascal Leclercq.
21 juin 2013