Extrait d’un travail en cours sur Paris, ce texte est publié simultanément dans sa version originale, La vicina, sur le site ami nazione indiana.
Cette voisine est une vieille, elle a sur le visage, dans les manières, dans l’indolence mauvaise, méfiante, dans l’insistance du regard lancé de derrière les barreaux de sa grille tout ce qui la rend vieille, le mutisme, la maigreur du corps, comme si elle était bidimensionnelle, une silhouette de carton, les cheveux courts et délavés, non pas gris mais blancs, non pas les cernes mais les poches, à savoir des renflements bleuâtres sous les yeux, la voisine dont je ne sais rien sinon qu’elle est vieille et qu’elle se conduit d’une façon totalement adaptée à la vieillesse, sans illusions, complaisances, élans, mais sécheresse et surveillance, car presque toujours, quand elle est visible, elle apparaît dans la même pose, appuyée tel un forçat aux barreaux de la grille, les coudes qui dépassent, le regard fixé sur moi, du côté opposé de la rue, moi sortant, essayant de m’extraire de la petite porte du jardin, celle qui racle par terre, qui branle, ferme mal, je suis presque certain de la trouver à sa place, la sentinelle, avec toute sa vieillesse hostile ou dans le meilleur des cas obstinée et muette, qui me dévisage, et moi alors je lui rends son regard, je me fais enquêteur, policier, obtus, parfois surgit l’idée abstruse de traverser la rue et de lui demander ses papiers en soutenant qu’il s’agit d’un contrôle ordinaire de police, puisque moi-même, bien qu’elle ne l’ait jamais soupçonné à cause de mes habitudes de vie apparemment désordonnées, je suis un policier, et pour cette raison me sens légitimé, et même obligé de l’interroger, de lui demander depuis combien d’années elle est devenue vieille, et combien d’années encore elle pense persévérer dans cette comédie acide de la vieillesse, il serait peut-être temps d’arrêter, être vieux, c’est bon, mais on peut aussi se retirer chez soi, dans son propre séjour, tirer les rideaux et s’assoupir sur le fauteuil le plus confortable… Finalement je renonce à mon plan, je me dirige vers la voiture, et alors j’exécute quelques gestes automatiques, à peu près toujours les mêmes, j’enlève ma sacoche en essayant de ne pas m’empêtrer dans sa bandoulière, de ne pas l’accrocher avec le frein à main, je saisis la ceinture de sécurité, j’introduis la clé dans le démarreur, je débloque la direction et, regardant dans le rétroviseur latéral, je ne peux ignorer que la vieille est toujours à sa place, par conséquent je me penche vers elle, l’observant par la vitre qui se trouve du côté opposé au conducteur mais la vieille a cessé de me dévisager, souveraine, hautaine, elle s’est mis d’un coup à scruter ailleurs, comme si mon cas ne l’avait jamais intéressé, mais nous savons tous deux que ce n’est pas vrai, que tout cela fait partie d’une diversion, je sais bien que je l’intéresse, je suis encore trop jeune pour ne pas l’intéresser, elle sait bien que les jeunes, à plus forte raison quand ils ne sont plus très jeunes mais désormais quadragénaires, réservent des surprises : ils peuvent devenir fous, revenir à la maison avec un bras cassé, être agressé dans la rue par des hommes encapuchonnés, ils peuvent être persécutés par une femme qui les attend toujours à la sortie, prête à leur gueuler dessus à la moindre réaction, même la plus calme et affectueuse, la vieille ne peut pas feindre que je ne le sais pas, tandis qu’elle attend de mourir et avec patience erre dans les recoins de sa vieillesse, elle cherche avec une certaine constance paisible mon point de déséquilibre, elle veut me voir tomber dehors, ramper sur le seuil, elle veut mes hurlements, mes pleurs, une barbe de plusieurs jours, une ambulance devant la maison, une cuite violente, avec agression ou infraction grave aux règles de la civilité, comme le jet d’une pierre contre la fenêtre du voisin. Je sais bien ce qu’elle s’attend de moi. Elle n’a pas tous les torts, d’ailleurs, cette vieille, elle veut que je sois à la hauteur de ma plus très récente jeunesse, elle voudrait me voir en fuite, effrayé, confus. Tout cela est déjà en train d’arriver mais je surmonte les frayeurs avec beaucoup de nonchalance afin qu’elle n’en surprenne aucune trace dans mon regard, quand je sors sur le trottoir, de même pour la confusion, c’est quelque chose que je me suis habitué à suspendre, comme un match de sport collectif qui, malgré la frénésie, s’arrête au coup de sifflet de l’arbitre, au moins pour un instant, ainsi de mon état mental quand je dois m’exposer à son inspection visuelle, même de loin, alors je monte dans la voiture, ou je me dirige le long du trottoir avec une extraordinaire présence d’esprit, sans hésiter, ou déraper, ou poser le front contre les troncs des châtaigniers qui poussent le long de la voie. Et même si j’ai une nécessité concrète, urgente, irrépressible de courir, de brouiller mes traces, d’échapper aux griffes de personnes pour moi grandement dangereuses, en somme, bien qu’il soit dans mon intérêt de cesser de penser à autre chose qu’à la fuite, afin que me reste quelque frêle espoir d’en sortir indemne, quand tout, autour de moi, est en train de s’écrouler, eh bien malgré tout cela je ne cours pas, au contraire je m’attarde sur le seuil du jardin, comme à la recherche d’une raison possible de retourner sur mes pas, c’est la seule manière, me semble-t-il, même si elle a des conséquences catastrophiques sur ma future vie, de ne pas satisfaire ses soifs de vieille, soifs qui bien qu’elles soient naturelles, d’une certaine manière automatiques, mécaniques, de fer comme les lois de nature, ne doivent pas, en même temps, et pour aucun motif, être satisfaites. C’est une de mes batailles quotidiennes. Peut-être la moins politique, la moins glorieuse, mais certainement la plus difficile, et moi, jour après jour, la tête haute, je la mène.
Traduction : Laurent Grisel et l’auteur.
La vicina / La voisine a été présenté au mucem dans le Musée Vivant réalisé par Robert Cantarella. La prochaine exposition du Musée Vivant aura lieu les 16 et 17 novembre 2013 au Musée de la Chasse à Paris dans le cadre du Festival « Paris en toutes lettres ».
De la même série, dans notre revue d’été 2013, nous avons publié H me téléphone de Paris.
12 novembre 2013