Après tout le consubstantiel

Lynne Cohen, Le vide après tout (VII)

Cette chronique s’inscrit dans une série intitulée Le vide après tout , une traversée de l’oeuvre de l’artiste Lynne Cohen à partir de sept photographies : après tout l’artificiel, après tout le matriciel, après tout le substantiel, après tout le factionnel, après toute l’exponentielle, après tout l’existentiel, après tout le consubstantiel


comme un écho de l’art de Dan Flavin

Il y a des affinités étranges entre ce que Lynne Cohen photographie et ce que je regarde. Chaque chose s’ouvre totalement dans mes yeux.
J’y trouve un mur, un format d’image verticale pour une fois, du noir et du blanc, un fond gris, la figure est peut-être le fond, mais justement nulle figure [nul ne figure] : un trait lumineux qui s’élève en filant d’un petit boîtier à deux trous, une longue tige illuminée de multiples taches blanches, une sorte d’ asphodèle
qui évoque une âme simple ayant vécu sur terre de manière effacée.

Il y a des affinités étranges entre ce que Lynne Cohen photographie et ce que les artistes peignent ou construisent. On trouve :

des bureaux à la manière d’Artschwager,
des portraits visionnaires à la manière de Richter,
des cages en fil de fer à la manière de Mona Hatoum ,
des clones trans-schizophrènes à la manière de Gilles Barbier,
des constructions précaires à la manière de Thomas Hirschhorn,
des abstractions chromatiques à la manière de Kenneth Noland,
des nuages à la manière de Magritte,
des boîtes en valise à la manière de Duchamp,
des anges musiciens à la manière de Hans Memling,
une imagerie sinueuse et gaie à la manière de Jeff Koons,
telle variante au mur à la manière de Carl André,
et beaucoup d’autres rappels de pratiques artistiques :
tels éléments ressemblent à des colonnes de Fra Angelico,
tel autre à une horloge murale de Kosuth ...

tel autre enfin ressemble à un Flavin.

Il y a une interprétation inachevable :
Sans fin, convertissant à ce qui est Sans Fin [1]
, à partir du commencement, les sept photographies choisies ne conduisent pas à une “fin”, mais à ce pauvre fond de mur éclairé riche d’une infinité de tonalités nuancées, où chacun peut reconnaître un peu - ou beaucoup - de lui-même et trouver un langage pour dire la lumière.
Il y a des affinités, pas si étranges que ça, électives, sans doute entre quelque chose et quelque chose d’autre, “quelque chose plutôt que rien”, des correspondances, des traces qui marquent par où, dans le temps aussi bien que dans l’espace, des mots sont passés et se sont reconnus en s’associant, se combinant dans une sorte d’assemblage, un appareil, un mur , un petit pan de mur.


La mort de Bergotte devant la Vue de Delft de Vermeer est un des passages les plus
connus d’ À la recherche du temps perdu. C’est d’un "petit pan de mur jaune" que Proust
fait l’événement du tableau. Fatal à l’écrivain fasciné ("il attachait son regard, comme un
enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur"), l’acte de
présence de cette "précieuse matière du tout petit pan de mur jaune" renvoie Bergotte aux
manques de sa propre écriture ("C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. "). L’extase
dans laquelle le plonge cette vue finit par l’emporter dans la mort. Il est significatif que,
dans la présentation que son texte fait de ce "petit pan de mur jaune", Proust le décrit très
précisément comme un détail qui fait son effet à condition d’être détaché, isolé, détaillé du
tableau dans son identité propre : "dans la Vue de Delft de Ver Meer [...] un petit pan de
mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul,
comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffisait à elle-même."
Emblème de l’art de Vermeer dans le tableau évoqué à distance, ce détail va, dans le
temps de la réception de l’œuvre, y devenir un comble de peinture qui défait à son profit exclusif l’unité de la Vue de Delft, et emporte celui qui le regarde.
 [2]

“Pour une histoire rapprochée”, les œuvres de Lynne Cohen sont inséparables de l’artiste qui les lie et les donnent à lire [3] toutes ensemble : il y a le livre intitulé Camouflage. [4]
Seule la septième photographie choisie, celle de la page 11 du livre, semble autre tant elle est verticale et vide : “il y a” l’ Ineffable vide, le Y du « il y a », parce que l’intense “champ de force” qui dilate et fait du vide presque à l’infini (vide qui n’est pas simple récusation du plein), dilate aussi simultanément et magnifiquement et démesurément l’Aspiration à.  [5]

L’aspiration à ...

L’aspiration à lire La Bible qui raconte comment en six jours Dieu créa le monde visible et matériel, depuis “l’artificiel” [Dieu fit le jour et la nuit avec art] jusqu’à “l’existentiel” [Dieu fit le lit de l’humanité masculine et féminine]. Entre le lundi et le samedi, Dieu fit le mardi, jour du “matriciel”, une matrice pour reproduire sa création en plusieurs exemplaires, le mercredi, jour du “substantiel”, une substance effaçable pour réinscrire éternellement les mêmes signes, le jeudi, jour du “factionnel”, des chemins d’une rencontre interminable, le vendredi, jour de l’“exponentielle” Dieu rajouta une inconnue.
Six jours de création, et un assemblage de six photographies de Lynne Cohen, comme autant de pratiques artistiques (par exemple : Andy Wharhol, Marcel Duchamp, Joseph Beuys, Thomas Demand, Peter Doig, Sophie Calle ) pour fabriquer une “histoire minuscule de l’art”, une histoire sans commencement ni fin , un jeu qui ne reflète rien d’autre que justement le jeu étrange des rapports entre les choses, entre la vue et la dénomination qu’elle provoque : Le vide après tout pour le dire à partir du titre d’un long poème de Bernard Noël [6], expérience et expression de l’éblouissement des choses dans l’acte de voir une lumière, sans limites vers l’anéantissement de toute chose vue.
Six photographies pour créer, une pour se “re-poser”. Le septième jour est celui du repos de l’artiste où tout paraît d’une même substance sous une même lumière.
L’événement d’un détail défait tout projet de révéler l’implicite. La disposition d’un tube de lumière fluorescente dont l’épaisseur, le volume et la structure sont déterminés par l’extension lumineuse, fait venir l’éclat d’un avènement : « pink out of a corner ». En irradiant l’espace du mur la lumière le transforme et le dématérialise. Ni révélation, ni explicitation, seulement quelque chose qui est venu.
Le néon [le néant rose né d’une rose is a rose is a rose] a fait sauter le dernier Verrou et ouvert la chambre mentale [cosa mentale].

Le tube de lumière est placé vers le bord droit (ou gauche, tout dépend du point de vue) de la surface, pour un peu il dessinerait une marge, désignerait une pratique de l’écart. Cet emplacement n’est pas indifférent dans le choix du cadrage : la lumière ne vient pas du haut, du centre, mais d’un côté, le “pas de côté”, et se répand all-over [7] en lignes successives et quasi picturales en un moment de contemplation, comme tout à coup Rilke devant la reproduction de La Vierge de Lucques :

« Et tout à coup je désirai, je désirai, oh ! désirai de toute la ferveur dont mon cœur a jamais été capable, désiré d’être non pas l’une des petites pommes du tableau, non pas l’une de ces pommes peintes sur la tablette de la fenêtre - même cela me semblait trop de destin...Non : devenir la douce, l’infime, l’imperceptible ombre de l’une de ces pommes - tel fut le désir en lequel tout mon être se rassembla » [8]

L’artiste aussi pour une fois désire être dans l’ombre, l’être et le néon , devenir l’infime ombre, La première ombre [9], L’Aspiration à plus, à mieux, à au-delà du connu, du dicible, du représentable, du pensable, de l’admirable, à l’au-delà de tout imaginable. [10] Mais un au-delà qui n’est pas anodin.

Mais le moyen que Flavin va choisir n’est pas anodin ; il est -si j’ose dire- chargé. En deçà de la symbolique nourrie que véhicule la lumière et de son rôle historique dans la sculpture [...], il y a l’évidence tactile et visuelle du tube d’éclairage électrique : chaleur et éblouissement. Cet aspect physique du choix du medium, pour secondaire qu’il soit, n’en est pas moins indicatif d’un certain désir originel, mallarméen, de mise à distance du monde et de l’entreprise artistique elle-même. Rendre la sculpture intouchable, c’est en quelque sorte supprimer d’avance un mode de relation physique avec le regardeur qui participe à sa spécificité. [11]

....l’intouchable

La sculpture intouchable présente le désir dans son intense sensualité qui n’est pas re-présentation, mais présentation unique et singulière d’une expérience immédiate de l’absence :
« séparés, on est ensemble » [12]
L’artiste est sur le point de photographier un espace et c’est l’espace qui prive l’atiste de regard. Elle renonce : Extase blanche. [13]
La photographie est ajournée, comme si la chambre voulait rester indemne du langage photographique ou bien peut-être parce qu’il n’y a pas d’intérieur ou d’extérieur à l’œuvre.


L’extérieur commençant là où la lumière ne porte plus, juste au-delà de ce que Flavin appelle très joliment les extrémités qui trompeusement se dissolvent (illusively dissolving ends). En dépit de l’organisation formelle de chaque structure, la forme est finalement induite par la lumière fluorescente qu’elle dégage. Le tube - ou la somme des tubes- diffuse la lumière plus qu’il ne la donne à voir (d’ailleurs comment la lumière se ferait-elle voir autrement que par son allégorie ou son effet ?) » [14]

Pourtant il y a l’Interdit de la langue et tout cela qui va avec pour une artiste dont au commencement est la sculpture. Post tenebras, lux ; au commencement était le Poème :


le temps a ridé cela
a-t-il soufflé pesé pressé
mais qu’appelle-t-on le temps
qui travaille hors de vue [15]

Quand Lynne Cohen [16]
montre ses œuvres dans les musées, les galeries, les expositions individuelles [17] ou collectives [18] ce sont des « photographies encadrées » dans des cadres de formica [des sortes de sculptures “minimalistes”] : simili-marbre, simili-granit, simili-bois, simili-couleur avec le plus souvent une marie-louise portant une inscription nommant le type de lieu photographié : auditorium, living room, men’s club, classroom, salle d’attente, spa, laboratory, factory, corridor, salle d’exposition, salle de tir, salle d’observation, etc.
Aucun nom géographique ou historique du lieu [19], mais une épaisseur pour le dire : « Le visible n’est pas de la surface, il est naturellement du volume. » [20]
Une salle nue qui ouvre sur l’horizon d’une machine à écrire égarée dans des reflets de vitres est peut-être un lieu de travail, mais peut-être pas ? Dan Flavin répond par anticipation dès 1962 : « Mes icônes ne célèbrent pas la gloire du Seigneur dans de riches cathédrales, ce sont des assemblages restreints à la gloire de salles nues. »

Aussi ce Vide, différent de tout autre vide, mériterait-il un autre nom. Auguste, englobant autant qu’excluant, saturant, solennel parfois, avant tout « INTEMPOREL » (ainsi il semble), absolument non localisable (qu’on ne sait si on le rencontre en soi ou aussi au-dehors). [21]
Une photographie en écho à l’art de Dan Flavin parce que l’usage fait du néon, qui est certes lié à un moyen d’éclairage « standard », produit une lumière qui est tout sauf innocente. Les tubes fluorescents s’opposent à l’objet tangible des oeuvres d’art traditionnelles parce que c’est d’eux que se déploie l’énergie lumineuse qui va capter le transitoire d’un regard porté sur un mur : Vide béatique.
Vide qui est délivrance.
En se répandant dans l’espace, le bain lumineux abolit les limites entre le cadre et l’intérieur du cadre, le lieu et le non-lieu, le champ et le hors-champ, l’image et l’inimaginable.
L’oeuvre devient ainsi un lieu d’expériences perceptives liées aux déplacements du spectateur, un passage, une traversée, une semence, un tissu, un texte, c’est-à-dire une méditation complexe sur le(s) sens.

Les œuvres de Dan Flavin sont réellement impalpables, inpréhensible, pourtant sans contestation on ne peut pas poser le regard sur elles. Le mode de relation émotionnel, sensitif et tactile souvent rattaché aux sculptures n’est pas possible. Intouchables aussi les photographies encadrées de Lynne Cohen et cette photographie, sans cadre, encore davantage. Pour un peu voir serait finalement ne rien voir et l’œuvre, petit pan de mur, emporterait celle qui la regarde dans le néant. Le néon n’existe pas dans le sens qu’on l’entend. Nulle ne peut être vraiment regardeuse sans expérimenter concrètement la lumière. Des hésychastes font de la vision expérimentale de la lumière le but de l’oraison :
Nullement dans l’irréel, et plus du tout dans le réel ; dans un autre, dans un plus grand réel. [22]

Plus que la linéarité des tubes de néon et des effets d’inclusion du spectateur dans l’espace de l’oeuvre (qui sont caractéristiques de l’art minimal ), un "réel commun" (plutôt qu’ objectif) est ici le signe d’un mysticisme latent. Certaines oeuvres subtilement colorées de Flavin semblent proches de la peinture de Rothko et, dans les photographies en noir et blanc de Lynne Cohen, on a aussi Les Yeux dans la couleur. Les couleurs non plus ne sont pas immuables, elles ont une histoire qui remonte à la nuit des temps, une Genèse.

la beauté s’élève tout à coup sous le crayon
c’est une projection du bout des yeux
le souvenir posé à plat d’une chose
qui n’existe que par désir ou désespoir
puisqu’on ne l’a trouvée nulle part

le septième jour n’a jamais lieu  [23]

31 décembre 2005
T T+

[1Henri Michaux, Ineffable Vide, Editions Unes, 1999, p.19

[2Daniel Arasse, Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Champs/Flammarion,1996, p.241

[3cliquer sur http://www.lynne-cohen.com/ et sur "books"

[4Camouflage ouvrage monographique sur Lynne Cohen à paraître en France début 2006, aux éditions Le Point du Jour ;
et l’exposition éponyme du 13 février au 9 avril 2006 (commissaire Diana Nemiroff) à l’Université Carleton d’Ottawa

[5Henri Michaux, Ineffable Vide, Editions Unes, 1999, pp 16-17

[6Poème dédié à Jean-Michel Marchett, publié dans Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, pages 167 à 195

[7"All-over", terme de peinture apparue vers 1948 où chaque coup de pinceau annule le précédent et le rapport de celui ci avec la surface du fond. Cette technique amenée par Jackson Pollock donnera quelques temps plus tard le “dripping”, qui consiste à laisser dégoutter (to drip), puis couler un liquide plus ou moins fluide (encre, peinture) sur une surface plane, créant ainsi un réseau de lignes sur un espace plat.

[8cité par Daniel Arasse : Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Champs/Flammarion,1996, p.242

[9Agnès Minazzoli, La première ombre. Réflexion sur le miroir et la pensée, Les éditions de Minuit, coll. critique, 1990

[10Henri Michaux, Ineffable Vide, Editions Unes, 1999, p.17

[11Ann Hindry, “Le pur vase d’aucun breuvage ...”
Artstudio, Art Minimal, N°6, 1987, pp. 103-104

[12Le Nénuphar Blanc, Mallarmé, Divagations Poésie/Gallimard, 1976, p.94.

[13« Tantôt je me laisse prendre moi-même au désir de voir, comme tout le monde je suppose. J’oublie les avertissements de nos auteurs, car tout compte fait, en écrivant sur cette chose sublime et terrible, ils s’en protégeaient et ils nous mettent en garde. Alors s’insinue la captation de ce qui est sans nous, la blancheur qui excède toute division, l’extase qui tue la conscience et éteint les spectacles, une mort illuminée - un “heureux naufrage”, disent les Anciens. »
Michel de Certeau, Extase blanche, La faiblesse de croire, Seuil, 1987, Points/essais, p. 310

[14Ann Hindry, “Le pur vase d’aucun breuvage ...”
Artstudio, Art Minimal, N°6, 1987, p.107

[15Bernard Noël, Le vide après tout, Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, page 167

[16À l’heure actuelle, Lynne Cohen est l’une des plus grandes artistes de la photographie. Elle a étudié à la Slade School of Art, à Londres, et à la Ox-Bow Summer School of Painting, dans le Michigan, et détient un baccalauréat en sciences de la University of Wisconsin ainsi qu’une maîtrise de la Eastern Michigan University. Elle a participé à quantité d’expositions individuelles et collectives dans le monde entier, et son œuvre fait partie de 47 collections publiques, notamment celles du Musée des beaux-arts du Canada, de la Australian Art Gallery, de la Bibliothèque nationale de France, du Art Institute of Chicago, du Metropolitan Museum à New York et de la Banque d’œuvres d’art du Conseil des Arts du Canada. Lynne Cohen a enseigné au Collège des arts et dessins de Nouvelle-Écosse, à l’Université Ryerson, à l’École des beaux-arts de Bordeaux, à l’école du Art Institute de Chicago ainsi qu’à la Eastern Michigan University et, depuis 1974, elle enseigne à l’Université d’Ottawa. Née à Racine, dans le Wisconsin, elle a vécu de longues années à Ottawa avant de s’établir à Montréal, où elle réside toujours.

[17cliquer sur "slideshows" dans le magnifique site consacré à l’ensemble de l’oeuvre de Lynne Cohen

[18Lynne Cohen expose du 7 janvier 2006 jusqu’au 11 février 2006 au “Kunstencentrum Netwerk” Aalst, Belgique, avec Bert Danckaert.

[19En tout cas pas sous la photographie. Si des dates sont attribuées aux photographies c’est par nécessité éditoriale et muséographique, non pour documenter le moment de la prise de vue.

[20Bernard Noël, Journal du regard, P.O.L., 1988, p. 99

[21Henri Michaux, Ineffable Vide, Editions Unes, 1999, pp.17-18

[22Henri Michaux, Ineffable Vide, Editions Unes, 1999, p.18

[23Bernard Noël, Le vide après tout, Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, p.179