Catherine Robert | L’hiver et la chrysalide



« Comme pour chacun de nous, son plus ancien souvenir était sa mère,
ou peut-être l’effort qu’il fit pour se soustraire à sa mère. »

Pierre Michon.






Il s’appelle N’Kumbo. Il est né au Congo-Kinshasa, dans la ville de Goma. Il a grandi près du lac Kivu, du volcan Nyiragongo et de la frontière rwandaise. Les hommes ont quitté le pays en 1997. Après avoir séjourné plus de dix ans en Europe, où son père s’est remarié à Marika la Flamande, il vient d’arriver en Seine-Maritime. Il a le visage dur, les sourcils froncés, la bouche fermée, il est très discipliné et l’écriture avec laquelle il retranscrit les cours dans son petit cahier à couverture violette est un modèle de calligraphie. Ses camarades sont impressionnés par sa stature, ils l’affrontent en l’appelant affectueusement « fiston », ce qui est déroutant puisque sa taille les dépasse tous de deux têtes au moins. Ses aïeux appartenaient à la caste des rois forgerons, ses ancêtres se perdent dans les contes, les peurs et les espoirs.

Je vous offre un voyage, avait dit l’oncle, avant de trouver refuge au couvent de Fataki, leurs maisons brûlées pendant les combats.

Cela avait été le parcours des enfants, la maison blanche, les arbres aux murs, les grains qui crépitent, les réservoirs qui s’emplissent de l’eau débordée des gouttières, la poussière dans les cheveux, les sacs moisis, le bricolage africain et les lys blancs odorants de Mme Mireille qui leur affichait de grandes gravures rafistolées de velcro aux murs de l’école.
Ils sont arrivés à Ostende. Il a habité un garage au milieu d’un étrange jardin, une cloche au lointain, des marionnettes de plâtre et de peaux, la vanité la plus précieuse qui soit, avait affirmé très sérieusement l’oncle. Il a connu l’endormissement angoissé et les cauchemars, le carillon des songes dévoilait une silhouette à la clope, debout sur la terrasse, à l’horizon les collines du Masisi, la justice est rendue au nom du peuple, prêchait l’homme en uniforme après la prière matinale. Le soleil se perdait dans les vapeurs chaudes et les sons étouffés, à Kahembe, sa mère malaxait ses muscles de la pâte élastique du savon noir et lui déversait l’eau froide avec le récipient en plastique. Certains jours, il ne se souvenait plus du visage marqué de la femme, de l’ombre de la tête et des épaules d’une personne à tout jamais inconnue.

Sortez de votre torpeur ! C’étaient les paroles de l’oncle en quittant la Flandre.

Le véhicule roule trop vite, il longe les flamants roses dans la lagune, la pluie débute à treize heures, résonne et dessine des volutes sur les vitres de la voiture blanche qui affiche 13°C, puis 11°C, puis encore 9°C, pendant que défilent des natures mortes, des croquis façonnés, des rideaux de velours, tout lui est connu et encombrant. Ostende, Dunkerque, Calais, Amiens.
Il habite maintenant 27 rue Louise-Michel, la maison aux iris et aux hellébores. Une corde à sauter est suspendue au mur recouvert de branches lianes qui croulent sous les petites roses couleur ivoire. Une véranda emplie de bazar, où nul ne met jamais ni les pieds ni le bout du nez, sauf lui qui n’attend plus rien si ce n’est le fil d’une histoire, celle de sa mère, du temps où les mains s’étreignaient dans une sombre hâte, chaque matin et chaque soir.

N’ayez crainte, vous trouverez plus loin tout ce qu’il vous faut, rassurait l’oncle.

Pour la dernière fois la maison où il croise Gégé, Alan, Marie, Jacques-Édouard, un autre Gégé, Ernesto, Christ, Ophélie et un nouveau Gégé. Encore un transit, déplacés en Afrique, en Europe, corps fuyants et morcelés, sous poinçons et marquages, prenez garde à vous !
Après Ostende et Amiens, Sotteville-lès-Rouen. La rue au nom de chef d’orchestre les abrite, dans un des logements sociaux qui portent des noms de plasticiens. Le soir, les lumières multicolores de la ligne de tram n°2 clignotent, il boit des verres de bière, il écoute Manu Chao avec une fille au chandail écarlate, un visage d’adolescente tout droit venu de la Renaissance.

Elle lui dit s’appeler Rosalind. Sa mère est banquière et son père décédé. Elle a fait ses études à Londres et travaillé à Stockholm. Elle aime manipuler les cristaux qu’elle photographie avec passion. Ses clichés ont été publiés il y a deux ans et récompensés par un prix à Cambridge.

Dans le miroir cassé, un visage contemporain sur un survêtement noir et rouge. La fille l’a regardé un peu longuement, plus tard à la nuit sa main se posera sur lui. Le café déjà fait au réveil, la couette chaude, chaude. La culotte mouillée, pas de sang sur la blancheur immaculée, le désir déserté, la réconciliation.

— Nous sommes dissemblables comme l’arbre et le voile, les liens et l’absence de vent, le bois et la nudité, l’hiver et la chrysalide.
— Tu es belle. Je t’aime.

Il parle de celle qui l’entourait, elle sentait le poisson, elle souriait avec tout le visage, avant que les locataires ne se soient fait la malle. Ni photos d’enfance, ni Fables de La Fontaine encore bavardes après tant d’années, ni dates de rencontre, ni mariage de son père, seulement sa silhouette de tissu, son fantôme d’organdi et dans les cartons tombent lourdement le safran, les balles de tennis, le tournevis, les pièges à fourmis. Téléphone coupé, eau coupée, électricité coupée. Lui, était né dans cette nostalgie des choses mystérieuses et envoûtantes quand les grands-mères criaient leurs sardines et les mères souriaient aux étoiles.
Il s’enfonce dans le fauteuil élimé, il oublie les attentes de distribution de farine, l’eau croupie devant l’église de Bunia, les épidémies chez les enfants soldats, les camps d’entraînement tutsis et les rebelles hutus. Mère, j’habite la naissance de la beauté, j’habite l’avènement du printemps, j’habite la sensualité. Je peux me défaire de toi.

Champagne dans des verres dépareillés, sauts dans les dunes, empreintes sur le sable, la mer déguisée, bonheur d’être ensemble. Deux lignes d’aquarelle.


Le blog de Catherine Robert (en construction).

Le site des Ateliers de traverse auxquels collabore Catherine Robert.


Image Philippe De Jonckheere, Autumn leaves, images numérique d’après tirages aux sels d’argent de négatifs croisés, tirages d’Anne Verley, Portsmouth, 1997.

5 mars 2009
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