Jean-Marie Barnaud | Le dialogue Joë Bousquet /Simone Weil

Cette communication, donnée lors des journées « Simone Weil-Joë Bousquet », Carcassonne, 28-31octobre 2000, a paru dans les Cahiers Simone Weil, tome XXIV, n°4, en décembre 2001.

Dialogue Jean-Marie Barnaud et Philippe Rahmy le vendredi 30 mai, Centre Cerise, Paris 2e.


  Mesdames, Messieurs,

  D’abord, préciser le point de vue d’où je regarde, et lis les œuvres de Bousquet et de Weil ; celui à partir duquel je les rapproche, et mêle leurs « irisations », pour reprendre un mot de Bousquet qualifiant la manière dont, en poésie, se communique le sens.
  Ce point de vue est, prétend être, celui d’un poète.
  Je reconnais qu’il faut beaucoup d’audace pour oser le risque de se maintenir sur un tel site quand il s’agit de se confronter à de telles œuvres. Mais, quel que soit le poète, quelles que soient sa qualité, son poids, son envergure, j’ai la certitude qu’il ne peut se vouloir poète que pour autant qu’il sait maintenir vivace en lui la conviction que la poésie est une affaire d’existence, et que, par conséquent, la question qui le hante est celle-ci : « Comment vivre en poésie ? »
  Il y a ceux qui trichent. Et ceux qui ne trichent pas [1]. De ceux-là, le nom se perd très vite. Restent, parmi ceux-ci, de grandes figures illuminantes, Rilke, par exemple, dont Bousquet disait qu’il incarnait le poète qu’il aurait voulu être, et puis Bousquet, lui-même, et Simone Weil.
  D’où la légitimité de les interroger du point de vue de la question « Comment vivre en poésie ? ».
  Légitimité qui ne fait évidemment aucun doute, s’agissant de Bousquet ; et qui n’en fait pas plus s’agissant de Simone Weil, dans la mesure où celle-ci situe fréquemment, et de façon privilégiée, ses références d’excellence, en matière de grandeur spirituelle, à côté de la philosophie, dans la poésie : comme on le voit pour l’Iliade ou la poésie occitanienne.
  Je voudrais donc montrer comment l’aventure spirituelle, telle que la vivent et la dialoguent ces deux êtres, offre une réponse possible à ma question.
  Et s’il fallait une autre justification à la légitimité de ma démarche, il suffirait de rappeler comment, comme d’une manière symbolique, ce mois de correspondance [2] s’ouvre et se clôt par le don du poème : Simone Weil envoyant, dans sa première lettre, « quelques poèmes au cas où il m’arriverait de mourir », et concluant in extremis la dernière par le post-scriptum qui joint le poème de Herbert.
  On ne fait de tels gestes d’abandon et de confiance, en des temps si sombres, qu’à l’endroit de qui ils paraîtront nécessaires.
  Implicitement sollicitées par cette correspondance, voici deux œuvres dont le face à face éclaire l’acte de poésie, et me suggère, à propos de la question que je posais, trois thèmes de réflexion :
  1. Le thème du renoncement.
  2. Le thème du décentrement.
  3. La question du simple.

 

  1. Le renoncement

  a) le renoncement à la littérature

  Joë Bousquet n’a cessé de dégager son œuvre [3], et ce mouvement est surtout sensible dans la dernière partie de cette œuvre, de la distinguer des normes, des conventions, d’une littérature.
  On peut observer ce mouvement dans l’histoire de Traduit du silence, donné à Paulhan comme on n’a jamais donné un livre à son éditeur, dans un geste de repli, comme en se voilant la face : débrouillez-vous de ce fatras, Paulhan, « tirez-en le livre » que vous voudrez, faites comme si j’étais mort : pour moi je suis ailleurs. On l’observe aussi dans la manière dont le texte lui-même commente sa propre genèse à travers les apartés de Joë Bousquet : « Cette fois-ci, je ferai une œuvre propre, parce qu’elle ne sera qu’accessoirement littéraire » ; ou bien : « il n’y a pas de genre littéraire qui ne soit la fausseté même » ; ou encore – et cette fois-ci c’est à propos d’une correspondance : « quand un homme a mis tout son cœur dans ses lettres, il n’est pas du tout flatté d’apprendre qu’il écrit bien ».
  En effet, la question n’est pas de bien écrire, mais d’être au plus près de soi-même, de sa vérité, de ces « instants qui sont la forme accessible de l’absolu », et dont aucun des « faiseurs de récit » ne saurait rendre compte.
  À la question obligée, que l’on pose si souvent aux écrivains : « Pourquoi écrivez-vous ? », Bousquet a cette réponse : « J’écris pour être compris et non pour être lu. » Ce qui situe la communication littéraire à un niveau d’exigence qui rappelle le projet rimbaldien : trouver une langue qui soit celle de « l’âme pour l’âme ».
  Eh bien, nous sommes ici tout proches de la fermeté avec laquelle Simone Weil dénonce les jeux où se compromet la parole lorsqu’elle cède aux fascinations d’un pouvoir quelconque, d’une rhétorique de convention ou, comme le dit ailleurs Joë Bousquet, d’un « humanisme de convention. » Parole - masque, parole artificielle, sorte de divertissement au sens pascalien, qui détourne l’âme de la pensée de sa condition. L’Humanisme, donc, comme mensonge ou tromperie.
  Nous savons que c’est autour de la question du malheur et de la pensée du malheur que se rencontrent Simone Weil et Joë Bousquet. Et si leur entente fut d’emblée cette sympathie qui permet à deux êtres de se renvoyer mutuellement la question « quel est ton tourment », c’est que l’un et l’autre refusent que ce « tourment » reçoive la consolation d’un secours, d’une sublimation, qu’autoriserait la création littéraire : « Je crois que chez tous peut-être, mais surtout chez ceux que le malheur a touchés, et surtout si le malheur est biologique, la racine du mal, c’est la rêverie », écrit Simone Weil dans la lettre du 12 mai, formule qui répond à celle de Bousquet : « Rêver sa vie, dirait un poète qui ne serait rien de plus… » ce qui laisse entendre qu’il y a une manière restrictive, étroite et fausse, d’être poète, et c’est celle justement que Simone Weil dénonce comme « simplement du romantisme, de la littérature. »
  Non : les vers – les vers authentiques, dirais-je – ne sont pas des sentiments, mais des expériences, pour reprendre la formule de Rilke dans Les Cahiers de Malte [4].

  b) le renoncement à soi

  Voilà la première leçon, Mesdames, Messieurs, que le poète reçoit, frontalement, de ce dialogue, et qu’il entend comme une injonction à se détourner du souci d’un hypothétique salut par les Lettres [5].
  Il s’agit de renoncer à une consolation qu’autoriserait, au terme d’un mouvement d’ascèse prétendument libérateur, une soumission à un ordre esthétique ; renoncer, donc, et, selon le mot de Char, « habiter [sa] douleur », c’est-à-dire encore la figure que prend pour chacun son propre tourment, autrement dit la figure de la finitude, laquelle est le partage de tous.
  Et ce mouvement-là, ce retournement catégorique, qui abandonne la posture de l’homme social au profit de ce que Joë Bousquet et Simone Weil appellent « l’homme réel » [6], le « pays du réel », ce retournement qui fait dire à Bousquet qu’un « homme grand, c’est une vie manquée », qui suppose, selon Simone Weil, une nouvelle « distribution du sentiment de la grandeur », c’est celui-là qu’on retrouve encore chez Michaux lorsqu’il assume jusqu’à la dérision d’être aux yeux des autres « nu, et ras, et risible » : un clown. Il y aurait matière à méditer sur le corps grotesque et disloqué du clown. Sur sa fonction provocatrice.
  « Je voulus m’empêcher de devenir quelqu’un, écrit Joë Bousquet [7], avoir le plus de réalité possible sous les espèces d’un être que nul ne pourrait définir. Je voulais être une épave. » ; ou encore : « Échapper à la nécessité d’incarner au milieu des hommes une figure prévue [8]. »
  Telle est la condition pour devenir, selon la formule de Joë Bousquet, et que Simone Weil ne pourrait que contresigner, non pas « grand », mais « très » poète.
  Mesdames, Messieurs, multiples seraient les points de rencontre autour de cette exigence du renoncement, qui n’est plus seulement renoncement à une gloire littéraire de convention, mais renoncement à soi, soit, mouvement de retrait, d’effacement [9] : « Même dans l’art et la science, si la production de second ordre, brillante ou médiocre, est extension de soi, la production de tout premier ordre, la création, est renoncement à soi », écrit Simone Weil [10].
  Bien loin de voir toutefois dans ce geste de retrait une quelconque grimace, puritaine ou janséniste, de résignation, une sorte d’assèchement, une médiocre précaution, une « pauvreté de la vie », selon l’expression de Nietzsche, il faut y voir la source de la joie, ce que dit Joë Bousquet fréquemment, ou d’allégresse, pour reprendre la formule de Rilke dans une lettre à Yvonne de Wattenwyl : « Tout ce qu’il me sera encore donné de vivre, beaucoup de gens en parleront sur le ton de la résignation, - pas moi, mais déjà je sais que c’est précisément cela, ce qui en moi est apparemment déjà disposé au renoncement, qui sera le chemin de mon allégresse définitive [11]. »

 

  2. Le décentrement

  a) le « point du silence »

  Rilke parle, dans cette citation, d’un « chemin vers » (l’allégresse définitive), et donc d’un mouvement vers quelque chose qui n’est pas immédiatement donné, et que, sans aucun doute même, la vie ordinaire refuse.
  Le renoncement n’est pas une fin en soi ; il est une propédeutique, une manière de se disposer à entendre et à regarder différemment.
  Rappelons d’abord quelle est, sur cette question, l’analyse de Simone Weil.
  « Notre âme, écrit-elle, continuellement fait du bruit, mais il est un point en elle qui est silence et que nous n’entendons jamais [12]. » Ce « point du silence » vers quoi mène le renoncement, il est aussi point d’origine, pour Simone Weil, condition de toute expérience spirituelle : c’est parce que nous savons faire silence que « le silence de Dieu [peut entrer] dans notre âme » [13] ».
  C’est à partir de ce silence, dès lors habité, que s’opère, comme au terme d’un second retournement, une requalification de toute l’existence ; Dieu ayant rempli la place la plus intime de nous-même, c’est en lui que « nous avons désormais notre trésor et notre cœur ». C’est lui qui est la mesure de notre âme. Alors, devenu autre, « l’espace s’ouvre devant nous comme un fruit qui se sépare en deux, car nous voyons l’univers d’un point situé hors de l’espace [14] ».
  Car nous voyons l’univers d’un point situé hors de l’espace : on peut appeler : décentrement l’expérience spirituelle ainsi décrite.
  Or il me semble qu’elle rejoint l’expérience poétique de Joë Bousquet ; que l’une et l’autre dialoguent, à travers les termes mêmes que leurs auteurs utilisent, sans que pour autant, on le verra, on puisse les confondre.
  C’est bien à partir du silence que parle Joë Bousquet, même si l’écriture ne communique de ce silence qu’une traduction, pour reprendre le titre du livre publié par Paulhan ; c’est depuis ce lieu de silence que, « bizarrement », écrit Joë Bousquet à Simone Weil [15], on peut donner à la pensée « un objet » tel que « l’âme ait en ce monde un centre de gravité par rapport à quoi les faits et les êtres redeviennent des images de la vie profonde ».
  Ce « centre de gravité », pour l’instant, je le compare au « point situé hors de l’espace » de Simone Weil.

  b) distance et totalité

  Car il s’agit bien, pour Joë Bousquet aussi, d’un second retournement : tout se passe, là encore, comme si, ayant fait contre toute logique (familiale, ou sociale), de sa blessure - de son tourment – l’origine de sa vie ( « l’homme n’est pas l’enfant de sa mère, mais de sa propre vie »), il pouvait désormais lire, interpréter son destin dans la perspective d’une clarté, ou, mieux : d’une totalité, d’un absolu, dont il serait lui-même tout à la fois le lieu unique d’incarnation, et le lieu comme désarticulé, démembré, son témoignage : « Rien ne peut être retranché de ce qui est ; et mon union avec le tout fait de tout ce que je vois l’éclatante vérité de tout ce que je suis. »
  Cette vision, depuis une « vérité » que Joë Bousquet peut nommer ailleurs Dieu, le divin, elle seule est rédemption du monde.
  Mais, et voici la différence : une rédemption qu’il ne faut pas entendre au sens chrétien [16], ni donc sans doute à celui de Simone Weil. « L’univers », et « la balle » qui a provoqué la blessure, n’attendent pas le « pardon » dont Simone Weil parle dans la correspondance [17], pour être justifiés. À cette balle, à ce monde, peut-être est-il seulement nécessaire d’offrir une parole qui, les accueillant, les justifie, s’il est vrai, comme le dit Joë Bousquet, que la poésie est « l’accueil qu’un homme fait à sa vie ». Mais une parole elle-même fragmentaire, car on ne peut s’installer dans aucune totalité.
  Quant au regard d’autrui, s’il « s’ouvre [lui aussi] au sein d’une pensée » - c’est-à-dire depuis la totalité – alors seulement il est capable de me voir dans ma vérité : « Ce n’est plus l’homme qu’ils aiment en moi, mais l’œuvre de Dieu. » En revanche : que les autres se montrent incapables de ce retournement, et « ils ne [sauront] me voir, tant je [serai] éliminé de l’ordre des vivants ».
  Les autres peuvent être pour moi l’enfer : et c’est lorsqu’ils m’objectivent dans ma différence. (Simone Weil assimilerait cette négation-là au jeu aliénant de la force.) Mais ils peuvent être aussi l’éternité, dès qu’ils me regardent depuis ce même ciel sans limite qui devient alors notre commun partage.
  Quelques grandes expériences sont les vecteurs d’une telle requalification de la vie ; l’amour avant tout, dont le bouleversement qu’il provoque en moi opère le même renversement de perspective. L’amour est manifestation de cet absolu à partir de quoi ma vie prend sens. La blessure, en particulier, « redevient », par la grâce de l’amour, et sous son illumination, « le signe d’une volonté éternelle ». Comme dans la poésie des troubadours, maintenant, c’est lui qui est le maître : « Je ne suis plus le père, mais l’enfant de mon amour. »

  c) la « clairvoyance » poétique

  Dans la vie ainsi requalifiée, la conscience du temps est tout autre. La chair blessée, la chair de la finitude, « s’éveille à une profondeur hors du temps ». Cet éveil-là confère à l’âme ce que Bousquet nomme une « clairvoyance ».
  Qu’est-ce qu’enseigne la clairvoyance ?
  Elle est conscience de l’éternel. Pour la clairvoyance, on ne peut plus « calculer le temps à l’échelle de l’homme ». Le temps est celui comme d’un éternel retour. Il fait boucle ; « son origine, écrit Joë Bousquet, apparaît comme une forme de sa fin. »
  Et, c’est là, Mesdames, Messieurs, que se réalise, par un travail sur la langue, le projet poétique de Joë Bousquet. Les grandes émotions de la vie ayant vérifié l’hypothèse de cet absolu hors du temps (plus peut-être comme une hypothèse pour interpréter la réalité de ma vie, réalité dont l’émotion poétique fut aussi le pressentiment) le travail d’écriture commence par être une entreprise de rectification, de réévaluation, du langage. Parce qu’il veut être invention d’une parole autre. Et la rendre « divinement inutilisable », comme le dit Rilke de Rimbaud.
  « Je ne suis pas le père, mais l’enfant de mon amour. » Cette phrase que je citais se poursuit ainsi : « et la poésie qui est née avec lui n’en est encore qu’à ravager le langage qui était le mien ». En effet, comment, non seulement communiquer une telle expérience, mais aussi, avant tout, lui donner de l’être, si ce n’est par la parole. Et tout le travail du poète réside donc dans son effort pour rendre à la langue la dimension de la totalité, à la hauteur de l’hypothèse que je disais, fût-ce en la fracturant : « Ma conception prête au langage une réalité supposant la totalité du réel autour d’elle [18]. »
  Ou encore : il s’agit de « rendre clair le langage des vérités éternelles ».

  d) le dépassement des contraires

  Le paradoxe, l’oxymore, comme trope pour rendre compte de l’expérience des contraires, caractérisent l’expression poétique de Joë Bousquet. Il se retrouve aussi constamment chez Simone Weil. Il y a là comme un apparent hermétisme. Cependant, il n’y a pas hermétisme dès que l’on regarde les contradictions de la vie depuis ce « centre de gravité » à partir duquel les contradictions, et le tourment qu’elles engendrent, peuvent être assumés dans une parole, et devenir par là même sources de liberté : dira-t-on source de salut, pour employer un terme à forte connotation, et qui nous rapproche de Simone Weil ?
  Pour elle, on le sait, l’essence même du poétique, ce qu’elle appelle volontiers sa « vertu », réside dans ce « lieu pur où les contraires sont un » [19], « où la douleur est joie, où la joie est douleur […], ce lieu aussi [où] sont montés les vrais poètes ; [d’où] la vraie poésie descend » [20]. On sait avec quelle force elle reprend cette idée dans l’article consacré à l’inspiration occitanienne, dans Les Cahiers du Sud : « Ne jamais faire de violence à sa propre âme ; ne jamais chercher ni consolation ni tourment ; contempler la chose, quelle qu’elle soit, qui suscite une émotion, jusqu’à ce qu’on parvienne au point secret où douleur et joie, à force d’être pures, sont une seule et même chose, c’est la vertu même de la poésie [21]. »
  Le « point secret », selon Simone Weil, et le « centre de gravité » selon Joë Bousquet sont bien pour chacun, à la fois la condition de l’expérience poétique, et le lieu spirituel à partir duquel la « nécessité » peut être pensée, acceptée, voulue.
  C’est sans doute le moment de leur dialogue où ils sont le plus proches.
  À cette différence près, et c’est aussi certainement un abîme, que, pour Simone Weil, le salut suppose une expérience et une rencontre d’une autre nature encore.

  e) Le recentrement, ou la métaphore du nid

  Le temps nous manque ici pour explorer de façon pertinente ce que je nommerai un champ métaphorique de l’appartenance poétique au monde ; champ métaphorique qu’on retrouve à la fois chez Rilke, Joë Bousquet et Simone Weil, et qui se construit sur une commune référence à l’image de l’oiseau : l’œuf, chez Simone Weil, et dont il faut percer la coquille, mais c’est pour se transporter en un autre « centre », « immobile », celui que circonscrit « la parole de l’amour qui, depuis l’origine, nous a dans ses bras ; le « nid », chez Rilke, corps maternel au sein duquel l’oiseau, être aérien et infiniment terrestre à la fois, chante comme s’il portait le monde au dedans de lui-même, l’ayant intériorisé au point qu’il ne fait plus de distinction « entre son cœur et celui du monde » [22] ; enfin, l’oiseau encore, chez Joë Bousquet, le « bel oiseau couleur d’aurore » au cou duquel l’enfant s’est suspendu : « Entre ses grandes et lourdes ailes, il n’était qu’un cœur qui battait. Il lui semblait que c’était lui qui portait l’oiseau [23]. »
  Une fois accompli le décentrement dont je parlais plus haut, correspond, on le voit, au terme à nouveau d’une conversion, d’un retournement, qui coïncident avec un processus d’intériorisation, correspond, donc, un véritable recentrement à partir duquel le monde, enfin devenu poétiquement habitable [24] parce que parlé, communiqué et, dans sa différence, « marié à quelqu’un », nous est rendu. L’homme s’est fait, comme le dit Joë Bousquet : « le cœur de tout ce qu’il prend dans son cœur [25] ».

 

  3. La question du simple

  Il pourrait y avoir, en apparence, contradiction entre, d’une part, l’observation que je faisais plus haut à propos de l’hermétisme de Joë Bousquet et, d’autre part, ce que lui-même dit de son projet poétique : « Rendre clair le langage des vérités éternelles », ou encore : « Je cherche avec des mots le cœur de ce que j’éprouve, comme si mon langage, à la faveur de cette opération, devait remonter à ses sources. »
  Remonter à ses sources, c’est bien dire : là où les eaux sont le plus claires.
  Or, Mesdames, Messieurs, il n’y a pas contradiction entre l’hermétique et le clair, dès lors qu’on n’assimile pas clarté à facilité ; pas plus qu’on ne peut confondre l’évident, le juste, avec le trivial, le banal.
  Et donc, avec le simple.
  Il y a en effet, dans le travail achevé, et achevé à l’intérieur de son propre inachèvement, comme sans doute au terme de toute création artistique, une autonomie de la forme, son évidence en quelque sorte, ce que j’aimerais appeler une justesse du simple, qui sont précisément, comme le dit Joë Bousquet, l’aboutissement d’une quête : « Je cherche avec des mots le cœur de ce que j’éprouve. »
  Les étapes de cette quête peuvent bien coïncider avec les manipulations, les ébauches, les jeux complexes et les soubresauts des formes que travaille l’artiste dès lors qu’il renonce au conformisme, et qu’il dérange par là même l’ordre des conventions ; dès lors qu’il le fracture, ou l’ouvre – ce que dit, dans la phrase que je citais, le mot « opération » ; dès lors qu’il subvertit la prose, qu’il la soumet à l’épreuve de ce « cœur de feu » qu’est la poésie.
  Il n’en reste pas moins qu’un tel renoncement aux normes se nie en quelque sorte lui-même s’il se traduit par un comble de signes dont l’accumulation ostentatoire écraserait autrui : au contraire, ce renoncement-là donne en s’abandonnant, et, selon la belle formule du Chemin de campagne, « ne prend pas. Mais il donne. Il donne la force inépuisable du simple ».
  Ce simple dont l’évidence étonne, et apparaît plus mystérieux encore que tout ésotérisme parce que de l’être, là, apparaît dans son altérité irréductible : « Le simple garde le secret de toute permanence et de toute grandeur », dit encore Le Chemin de campagne.
  Telle est l’expérience de la beauté.
  Et je voudrais montrer, pour conclure trop vite sur ce thème, comment le travail de l’artiste et du poète correspond bien, pour Simone Weil et Joë Bousquet, à une libération, qui fait passer d’une illusion de maîtrise à une expérience du dénuement et de la pauvreté. Laquelle est elle-même, pour l’un et l’autre, la plus parfaite adéquation, la plus grande fidélité, à la beauté du monde [26].
  Le vrai peintre, dit Joë Bousquet, « sait qu’il n’a pas à hériter du réel ; et que le don qu’il a de créer des formes lui a fermé pour toujours le chemin des possessions faciles. Il est pauvre. Il est pauvre. Tel est le secret de sa jeunesse éternelle ».
  On croirait lire ce que Rilke écrit à Clara à propos de Cézanne, lorsqu’il évoque, outre « la conscience tranquille qu’ont ces rouges, ces bleus [dont ] la véracité simple vous éduque » [27], le geste d’effacement, ou de retrait, par lequel le peintre, « avec innocence et amour du réel (en tant qu’il est entièrement indépendant du temps) [28] » fait être simplement la chose, au lieu de la montrer telle qu’il l’aime. « Il vient un moment, écrit aussi Joë Bousquet, où la parole s’enfonce, pour y laisser sa trace, dans l’incorruptible. Notre pensée devient impersonnelle. On dirait que ce que nous créons se trouve assez grand pour se passer de nous et révèle sa grandeur en pensant nous supprimer. »
  Même conception de l’œuvre d’art, chez Simone Weil : en particulier lorsqu’elle parle de l’art roman : « Les êtres sculptés ne sont jamais des personnages ; ils ne semblent jamais représenter ; ils ne savent pas qu’on les voit. Ils se tiennent d’une manière dictée seulement par le sentiment et par la perfection architecturale [29]. »
  La perfection de la sculpture romane est donc le signe de la « pauvreté » jusqu’où nous grandit – et non pas, comme la langue le voudrait : nous réduit – l’expérience de la beauté. Et le signe, pour Simone Weil, de cet état d’ « attente » de Dieu : upomenein, « rester sur place, immobile, dans l’attente, sans être ébranlé ni déplacé par aucune chose du dehors » [30].

 

  Conclusion

  Mesdames, Messieurs, ma conclusion sera brève. Et consciemment fragile.

  « Comment vivre en poésie ? », telle était la question de départ.
  Face à elle, le dialogue Joë Bousquet /Simone Weil nous rappelle d’abord qu’il n’y a d’authenticité possible que si le poète rejette le confort des conventions.
  Cela admis, il faut entendre encore, dans l’exaltation de ces deux voix, ce que vivre en poésie exige : l’écoute du silence, l’enracinement de la parole dans une intériorité à partir de laquelle la langue, requalifiée, peut enfin dire le monde, l’inscription heureuse ou malheureuse, mais toujours déchirée, du corps dans le monde, la terre devenue, par cette déchirure parlée, habitable.

  La force de ces témoignages vous convainc.

  Mais il y aurait faute – faute comme « mauvaise orientation du regard » - aussi à gommer leurs spécificités, leurs différences.

  L’une, surtout, me retiendra :
  « Je vous mets ci-joint le poème anglais que je vous avais récité, « Love ». Il a joué un grand rôle dans ma vie ; car j’étais occupée à me le réciter moi-même, à ce moment où, pour la première fois, le Christ est venu me prendre. Je croyais ne faire que redire un beau poème et à mon insu c’était une prière. »
  Certes, la poésie a joué un grand rôle pour Simone Weil. Mais comme accompagnement, et sans doute comme exercice spirituel la préparant à une pratique qui, me semble-t-il, est d’une autre nature : celle de la prière. Seule la prière est pertinente à l’expérience irréductible d’une rencontre tout autre : celle de la parole de Dieu [31], laquelle, à nouveau conduit au silence : « Le Christ est le silence de Dieu. »
  On sait que, selon Simone Weil, Joë Bousquet est tout près d’atteindre à ce degré où l’âme consent à Dieu d’un « consentement nuptial » ; cependant elle ajoute : « il me paraît certain que pour vous l’instant limite n’est pas venu ». Même s’il « ne semble pas éloigné ».

  De son côté, Joë Bousquet attend de son amie des révélations d’un ordre différent, celui de la poésie, justement : « Quelle est en vous la poésie de la foi », ou : « vous écrirez de bien belles choses sur l’amour divin. Leur charme est comme prédit dans votre œuvre ».
  Charme, carmen : poème, donc, et non prière.
  Joë Bousquet se tient délibérément de ce côté-là de l’expérience, qui a nom poésie.

  Leur différence prend toute sa dimension dans cette phrase extraite d’une lettre de Joë Bousquet à Pierre Honnorat : « Je n’oublierai jamais notre amie. Ses pensées étaient les miennes. Mais elle se reposait dans les pensées qui m’ôtaient le repos. »

&

  Est-il possible, au terme d’une communication, de rester dans le tremblé dynamique d’une interrogation ?
  Certaines œuvres passent devant vous - ou plutôt, n’est-ce pas vous qui passez sous elles comme sous un ciel rétif, entraîné dans cette distance, emporté par ce feu qui illumine…
  Mais pour une brève flambée. Elles sont, comme le disait Jean Tortel pour évoquer la présence de Simone Weil aux Cahiers du Sud, « à la fois l’écart et la présence ».
  En vérité, le pouvoir des grandes paroles, des paroles de l’excès, est de vous arracher un temps au sol médiocre, puis de vous laisser tout soudain en suspens, seul, avec « un devoir à étreindre », une vie à inventer.

  Elles font signe, puis s’effacent, et elles vous renvoient à votre propre silence.

  De vrai, ce n’est pas tant leur réponse qui importe, que la manière dont elles auront réactivé en vous votre tourment, la question qui vous tourmente. Votre inquiétude, cette inquiétude qui aussi témoigne de votre secrète disposition à la joie.

  Et c’est à nouveau cela, « vivre en poésie ».

Jean-Marie Barnaud,

août-octobre 2000.

23 mai 2008
T T+

[1…ceux-ci peuvent être, par rapport aux normes établies, les « traîtres », selon Deleuze.

[213 avril-12 mai 1942.

[3Qu’un jeune poète veuille entrer en littérature, c’est un vœu qui paraît légitime : il faut se faire connaître pour se faire entendre, et donc apprendre, d’une part les codes de ce monde, de cette société de gens de lettres où l’on rêve de paraître et d’être quelqu’un, et, d’autre part, les lois qui régissent la production de textes, qui fondent le texte, précisément, comme texte littéraire, et lui donnent une identité repérable en fonction des genres littéraires répertoriés, voire des modes.
  Un des mérites de la biographie par ailleurs assez terne de Freedman est de décrire les petitesses auxquelles son ambition a parfois conduit le jeune Rilke, avant que sa stature, évidemment irréductible à la seule mesure d’une carrière littéraire, ne l’impose comme figure emblématique du poète en soi, du poète pour qui la poésie n’a pas d’autre fin qu’elle-même, soumettant, sans compromission, sans partage possibles avec des valeurs mondaines, la vie du poète à ses exigences.

[4Ce chemin qui mène du souci d’entrer en littérature, de celui d’être un écrivain, jusqu’à la certitude intérieure, l’évidence, que la littérature est peut-être un piège, c’est exactement celui que trace l’aventure spirituelle d’Etty Hillesum. C’est aussi la trajectoire de Rimbaud, s’il est vrai qu’on est plus proche de l’exigence poétique dans le dépassement de la littérature et son « adieu ».

[5Et il retrouve en écho dans sa mémoire ces lignes d’une lettre d’Hölderlin à son frère Karl (le 28 novembre 1798) : « La fleur vivante se fait plus lentement qu’une fleur artificielle ; de même la parole vivante doit mûrir longuement au fond de nous-même avant de paraître, on ne peut la répandre par monceaux comme les choses que l’on secoue de sa manche. »

[6Traduit du silence, p. 24.

[7Ibidem, p. 20.

[8Ibidem, p. 21.

[9Retrait qui correspond, du reste, à la plus proche et fidèle imitation possible de la Création.

[10Formes de l’amour implicite de Dieu, p. 725. Voir aussi la lettre du 12 mai 1944 : « Je suis convaincue que le malheur, d’une part, de l’autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté impliquant toutes deux la perte de l’existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable ; le pays du réel », p. 47.

[11Lettre du 26-09-1919, p. 47.

[12L’Expérience de Dieu et le malheur, p. 716.

[13« De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute « au-dedans » de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute « au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu (Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Le Seuil, 1985, p.195).

[14L’Expérience de Dieu et le malheur, p.716.

[15Première lettre, p. 24.

[16C’est la même chose chez Rilke.

[17Lettre du 12 mai.

[18Traduit du silence.

[19L’Inspiration occitanienne, p. 680.

[20Lettre à Antonio Atarès, p. 687.

[21L’Inspiration occitanienne, p. 678.

[22Lettre à Lou, 20-02-14.

[23Traduit du silence, p. 43.

[24Rêvons sur ce qu’écrit Etty Hillesum : « Je voudrais parfois me réfugier avec tout ce qui vit en moi dans quelques mots, trouver pour tout un gîte dans quelques mots. Mais je n’ai pas encore trouvé les mots qui voudront bien m’héberger. C’est bien cela. Je suis à la recherche d’un abri pour moi-même, et la maison qui me l’offrira, je devrai la bâtir moi-même pierre par pierre. Ainsi chacun se cherche-t-il une maison, un refuge. Et moi je cherche toujours quelques mots » (Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Le Seuil, 1985, p.70).

[25Ibidem, p. 166. Cf. aussi, Pensefables et Dansemuses :

Possédant ce que je suis

Je saurai sur toute chose

Que la chambre où je grandis

Dans mon cœur était enclose
.

[26Sur cette question, voir aussi Etty Hillesum.

[27Lettre du 13-10-1907.

[28À la comtesse Lily Kanitz-Menar, 16-07-1908.

[29L’Inspiration occitanienne, p. 678.

[30Tel est aussi l’ange d’Anthelme. Et les fleurs de montagne qu’évoque Rilke, dans ses lettres à Yvonne von Wattenvyll.

[31Etty Hillesum fait une expérience comparable.