L’écart de sens
Exposition
John Armleder, Michel Aubry
une exposition de Jean-François Dumont,
en deux parties au Parvis de Tarbes.Cf. Le Petit Chose dans l’espace quatre
Préambule
premier épisode
troisième épisode
dernier épisode
Le Petit Chose dans l’espace quatre
Épisode n° 2 L’écart de sens
« Tu habiteras une chambre d’imagination »
pour décorer une pièce de son palais. Son travail achevé, il invite l’empereur
à venir examiner l’ouvrage. Enchanté par ce qu’il découvre, l’empereur
se retourne vers le peintre pour le féliciter et lui témoigner sa gratitude.
Mais celui-ci n’est plus dans la pièce. Il est entré dans son paysage,
où il figure un personnage. »
Emmanuel Hocquard,
Dix leçons de grammaire,
École des Beaux-Arts, Bordeaux, 2002, p.19
À l’heure où j’écris ces lignes, c’est le petit matin du grand soir. Demain les tables d’impression n’écriront plus jamais leurs histoires singulières sur les taffetas des Indes orientales. La fabrique de foulards appartenant à la famille du Petit Chose n’imprimera plus en diverses nuances des mouchoirs et des fichus de cou.
Le passionnant terrain d’observation et d’expérimentation du fils du patron, avec ses coins secrets, ses pots de rouge turc à base de garance donnant aux tissus une tonalité d’une profondeur inégalée, ses machines au bâti de bois et au cylindre de cuivre dessinant avec netteté, précision et simplicité des raccords, son magasin de modèles avec la réserve des rouleaux d’étoffe aux motifs floraux du grand grenadier dont les fleurs s’épanouissaient au soleil dans le fond du jardin…, l’ île de Robinson deviendra autre chose. Lui-même ne s’appellera plus master Crusoé. Il ne sera plus cet homme singulier, vêtu de peaux de bêtes douces comme des soieries lyonnaises.
Malgré cette faculté de se représenter mentalement des objets non présents, ce matin, il n’y a plus qu’à faire le foulard autrement. « Faire le foulard, se dit d’un voleur, qui, dans la foule, dérobe les mouchoirs » (Émile Littré).
Douleur ! la fabrique n’est plus la fabrique ; c’est un couvent de carmélites, où les hommes n’entrent jamais. Pourtant le Petit Chose croit toujours voir ce qu’il ne voit pas. Comme l’artiste de James Joyce, il s’assoit à l’écart, se lime les ongles, les ronge peut-être. Comme l’artiste de L’anecdote du peintre chinois [dont on peut lire la retranscription ci-dessus en exergue] il est occupé à produire sa propre disparition du tableau. Et quand on sait le degré de lucidité quotidienne nécessaire aux ouvriers et aux artistes pour résister à l’injonction thorézienne « produisez, produisez », l’écart de sens entre usine et galerie n’est pas écart de direction.
Tout cela pour dire qu’ à cause d’un refus d’obéissance atavique et d’un dérèglement local trop long à exposer ici [la pièce manquante se trouve à l’intérieur d’un Club Ouvrier], il y a quelque chose à dénouer. Mais ne sachant comment s’y prendre et trouver les mots pour le dire, le Petit Chose se cache derrière des tapis afghans à motifs guerriers. À l’intérieur de cet écart pensant [thinking out of space], à l’étroit, indéfiniment dilaté par la convocation de tant de beau monde, par ordre alphabétique : Armleder, Aubry, Dumont, Gustavo (né à Florence un 18 juin), Melnikov, Renoir, Rodtchenko, Von Stroheim (….), il change de place, et s’ installe à son aise dans la loge des clowns Fratellini que Rodtchenko « reconnaissait comme de vrais artistes ».
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, il lâche tout et s’approprie les accessoires, costumes et objets qui font partie de l’exposition et servent à se faire des films : « la descente à Tarbes de Rodtchenko pour rencontrer John Armleder, la descente à Tarbes d’Eric von Stroheim pour visiter le musée des Hussards et la rencontre improbable de tous ces personnages réels et fictionnels », à Tarbes.
Petit Chose apprend que le musée Massey fut créé en 1860 —il sait qu’Isidore Ducasse entre en octobre 1859 au Lycée impérial de Tarbes. Petit Chose lit sur le “Guide du Routard” qu’en 1870 l’évêque du diocèse du Bigorre et quatre carmélites du carmel de Bagnères-de-Bigorre fondèrent le carmel de Tarbes —il sait que cette même année meurt le comte de Lautréamont. Réduit à une humilité de catastrophe, il sait aussi que Les Chants les plus désespérés ne sont pas les plus beaux, comme le croient les pèlerins de la ville voisine de Lourdes. Le temps de maintenant l’atteste, Tarbes est véritablement la ville du poète « né d’excellente humeur » et de « l’indubitable vivant » (Les Chants de Maldoror - Chant V).
À l’heure où j’écris ces lignes, donc, c’est le grand soir du petit matin et Petit Chose est coupé en deux par une crampe d’entendement. Il se dissimule à nouveau derrière les tapis afghans à motifs guerriers. Une spectatrice cultivée se souvenant de Vito Acconci en 1972 (Seedbed, Galerie Sonnabend, New York) prétend que pour supporter la coupure il se masturbe durant le temps de l’exposition. Ce « formidable manifeste d’endurance » déchargerait le trop-plein d’art fétichisé par la bourgeoisie. Cette prétention est très subjective. « Et que dit l’art ? », interroge This situation en quête de controverses.
Le Petit Chose se range finalement derrière une des fenêtres, qui sert de porte, pour voir ce que je fais. Je tautologue : Petit Chose = Petite Chose. Je sociologue : je vois pourtant que la vision n’est pas seulement affaire de savoirs constitués. Je monologue : l’écart de sens me tient à distance des choses. J’artifie : la chose est comme deux amandes « philippines » dans un même noyau, parce que j’aime dire la chose ainsi. Une conscience double fragilise les certitudes du visible.
Le Petit Chose quitte sa chambre d’imagination, l…˜atelier, et rejoint tous les autres et La Princesse. On sait peu de choses de la vie de celle que ses amis surnommaient "le Brouillard", sinon qu’elle a su préserver son indépendance et son mystère. Il prend le relais du livre à voix très haute. Quand la lecture de La Princesse de Clèves devient un acte subversif, faire de sa vie une œuvre d’art n’est pas une petite chose.