La liberté de passage des matériaux d’Hubert Duprat
Hubert Duprat, Sans titre, 2008. Pyrite, colle, 45 x 45 cm.
Ph. : Frédéric Delpech.
Voir l’exposition Hubert Duprat
au Frac Languedoc-RoussillonLe dossier
Chevauchée n°3 Les métamorphoses
COMMENT CAVALIER PENSANT S’EST JETÉ DANS UN SEAU D’EAU POISSEUSE EN CROYANT Y ÊTRE TRANSFORMÉ EN PHRYGANE D’OR.
Le plaisir qu’on y trouve, celui qu’on attend. Et celui qu’on veut communiquer. Un plaisir qui a des tons légers et des tons graves. Car, comme en musique, il s’achève dans l’instant qui meurt.
Lorsque naît le silence. »
Claude-Claire Kappler,
Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Age,
Payot & Rivages, 1999. (Préface de l’auteur à la troisième édition, p.XXX)
Je ne peux pas dire comment, mais le fait est, ce mardi de printemps Maître Paraffine cherche partout le petit morceau en bois tendre de Riga. Comme il n’a pas réussi à le retrouver à l’intérieur du tas de ripes, dans les tiroirs du semainier, sous le grand trusquin ou sur l’étagère des chignoles, il s’est mis dans la tête d’aller voir dans les profondeurs océaniques du seau d’eau où trempent les pinceaux à colle et à vernis.
– Qu’est-ce qui se passe ? — demande à GP Madame Simounet qui est venue récupérer son semainier. [Cf. Chevauchée n°1]
– Il se passe qu’un pauvre père à la recherche de son fils est en train de se noyer dans une eau poisseuse pour tenter de le retrouver. Mais l’océan est mauvais aujourd’hui. Les hurlements des vagues racontent des drames lugubres.
La vieille femme scrute la surface visqueuse et, après avoir regardé très attentivement, s’écrie :
– C’est Cavalier Pensant ! C’est Cavalier Pensant !
Ballotté par les ondes en furie provoquées par le gros bras du menuisier, l’onglet de bois apparaît et disparaît comme avalé par des énormes lames de fond. Cavalier Pensant, accroché au manche d’un pinceau, n’en finit pas d’appeler au secours en s’agitant.
Puisqu’elle est en bois la pièce [qui devrait être disposée à califourchon sur les fiches hebdomadaires de fabrication du menuisier] flotte facilement, mais le vieil artisan connaît les artifices de la porosité ligneuse. Avec la nature hydrométrique de Cavalier Pensant, il y a de quoi s’inquiéter quand on sait que la sève qui fait sa qualité de vie, fait aussi s’échauffer ses fibres quand il absorbe une trop grande quantité d’eau libre.
Geppetto hésite pourtant à sortir du seau la créature qu’il ne semble pas reconnaître.
– Pauvre homme ! — dit madame Simounet en passant la porte de l’atelier et en s’en allant avec son semainier au poignet.
Le fait est que Cavalier Pensant est méconnaissable. À la manière d’une larve aquatique de trichoptère qui se construit un étui protecteur en s’appropriant les matériaux de son environnement, l’accessoire riganais est camouflé en une espèce de chose ni tout à fait animale, ni tout à fait végétale. Sa forme oscille entre l’algue saprophyte et la perruque de poupée abandonnée. Des filaments jaunâtres se fragmentent en lambeaux sur la tête au point qu’elle ressemble à une tête de Gorgo. Des tissus adipeux recouvrent la partie centrale, le torse, poitrine, cœur et sexe, du monstre.
– Coucou ! C’est moi, babbo mio, je me suis déguisé en vieux pinceau ! Je suis ton burattino.
S’il y a une “image” qui caractérise Cavalier Pensant, c’est celle d’“artifice” ou encore celle d’ “artificiel”. Avec Claude Simon je peux me contenter de la définition si pertinente du dictionnaire : « Fait avec art », et encore « Qui est le produit de l’activité humaine et non celui de la nature ». Mais, suivant encore en cela Le Discours de Stockholm, je note les connotations de ces mots chargées d’un sens péjoratif. Pour me “débarrasser” de cette négativité, je la transforme en soulignant à nouveau que « l’art, invention par excellence, factice aussi (du latin facere, “faire”) [est] donc fabriqué… ». [Et je ne rappelle pas le syllogisme duchampien bien connu.]
Maître Paraffine est aussi maître en artificialia, « chefs d’œuvre de l’ingéniosité de l’homme et de sa puissance d’imagination, mêlant art et nature pour créer de surprenants et poétiques objets de rêverie ». À ce titre il est le menuisier d’Hubert Duprat, un artiste qui casse et colle, coupe et cloue, ajoute et soustrait des fragments de matériaux entre nature et artifice. Car c’est le matériau qui suscite la curiosité de l’artiste : un mur criblé de plomb, un énorme bloc de pâte à modeler d’un blanc immaculé, un polyèdre en plâtre constellé d’inclusions en laitons, un tas de magnétite (du grec magnês, « aimant ») qui enregistre les variations de l’orientation, une pièce en calcite née d’une cristallisation de matière pure et blanche et de métaux de transition, autant de matériaux qui tautologuent avec la lumière.
GP se vante sans doute lorsqu’il proclame que c’est lui qui a enseigné la marqueterie à l’artiste. Mais l’art ne relève-il pas de la magie délivrée du mensonge d’être vraie ? [Adorno]
Il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles, des choses qui donnent à penser/classer, des morceaux de quartz brisés qui tirent leur force de leur brisure, des ciels étoilés qui parlent de la beauté des Étincelles de hasard, des blocs de béton tranchés qui recomposent en incrustation la perspective d’un lieu, un cylindre de pyrite qui produit des éclats de feu sous le choc d’une existence inédite …, il y a des curiosités. Le pyrite, minéral structuré de cristaux dodécaétriques aux faces pentagonales, est appelé aussi “or des fous”.
C’est à cette sorte d’éclat métallique qu’aspirait Cavalier Pensant en se jetant à l’eau. Il rêvait de briller comme un bijou savant, comme un trichoptère se parant d’un fourreau de paillettes d’or, de perles et de pierres précieuses. Mais, toutes les eaux ne sont pas aurifères. Le divers et le même, l’irrégularité de l’extérieur de la sculpture cylindrique, la paroi lisse et douce à l’intérieur, font pourtant un seul cylindre.
C’est vrai qu’il n’est pas brillant le petit bout de bois de Riga. Mais il est transformé.
Le menuisier le “repêche” et regarde l’eau croupie couler entre ses doigts sans dégoût, sans aucune sensation olfactive répugnante. Maître Paraffine est tout attendri. Il se met à embrasser le petit Chevalier à la triste figure, à lui faire mille caresses et mille cajoleries. Il est fier et heureux que son cavalierino lui donne encore et tout le temps de s’émerveiller du mystère des choses du monde.
C’est la possibilité ininterrompue de s’émerveiller devant les mystères de la nature des choses qui intéresse les artistes. Raison de plus, en temps de “crise” l’artifice sauve du désenchantement.
Tout, oui, peut-être.